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Initiatives urbaines
#21
Villes d’ailleurs : Oulan-Bator ou le réveil de l’empire de Gengis Kahn
RÉSUMÉ > Capitale de la Mongolie, Oulan- Bator se développe à toute vitesse. Figée pendant des années suite à l’occupation mandchoue et soviétique, la ville connaît depuis une décennie un essor galopant. À l’image du pays tout entier, regardé par les investisseurs étrangers comme le nouveau Qatar. Un eldorado soumis à rude épreuve entre le grand froid et la pollution.

     « Au début, c’est un choc. Oulan-Bator est sûrement l’une des villes les plus laides au monde… » L’entrée en matière du guide La Mongolie par Emeline Bettex et Gaëlle Touboulic1 ne fait pas dans la dentelle. Publié en 2006, il dit tout haut ce que beaucoup pensent alors tout… haut. Car si les paysages grandioses des steppes et l’hospitalité légendaire des Mongols séduisent les touristes depuis de nombreuses années, la capitale laisse souvent de piètres souvenirs. « Cette impression est surtout vraie pour ceux qui ne cherchent pas à voir autre chose derrière les façades de béton », rétorque Munkh-Erdene Khurelbaatar, guide et responsable de l’agence touristique Nomad Planet.
     Quelle est donc cette ville qui séduit autant qu’elle rebute ? Sur la place principale Sükhbaatar, au centre de la capitale, un homme pourrait peut-être répondre. Fièrement assis en haut des marches du Palais du gouvernement, l’empereur Gengis Khan trône tout en regardant politiques, touristes et autochtones défiler à ses pieds. Héros national, il incarne depuis le 12e siècle ce pays et ce peuple à l’histoire mouvementée, aux traditions séculaires et au développement galopant. Et à l’image de cette icône figée dans le marbre, Oulan-Bator est une capitale chargée d’épopées, de bouleversements, de paradoxes entre tradition et modernité.

     « Cette ville évolue à une vitesse folle », remarque Laura Nikolov, chercheur en histoire et présidente de l’association Otasie. Son premier contact avec la capitale remonte au début des années 2000. « En arrivant à Oulan- Bator, on voyait des charriots et plein de Mongols à cheval. Ce fut un premier contact charmant. Lors de mon second séjour, en 2006, quels changements ! On sentait vraiment que la ville était devenue le carrefour entre l’Asie centrale et l’Europe. D’accord, il y a beaucoup de béton, de chantiers, d’embouteillages, mais il faut bien que la ville s’adapte, comme les Mongols, à ce développement important du pays. » S’adapter, voilà le maître- mot au pays des yourtes.
     En effet, comment une capitale qui rassemble près de la moitié de la population, soit 1,3 des 2,8 millions d’habitants, peut-elle vivre sereinement ? Et surtout apprendre à « vivre ensemble » avec une densité au kilomètre carré de 240 habitants alors que celle du reste du pays, l’une des plus faibles au monde, est de 1,9 habitant au kilomètre carré ? « C’est tout le paradoxe de cette ville, observe Lucile Chombart de Lauwe3, photographe manet auteur d’un travail sur les foyers urbains en Mongolie. Cette capitale déborde de partout et pourtant, c’est un pays à l’espace gigantesque. »

     Sur place, les équations géographiques ne pardonnent pas. Tout comme celles liées aux conditions climatiques. La Mongolie tient la corde sur le podium des amplitudes thermiques : à Oulan-Bator, capitale la plus froide au monde, vous pouvez frôler les 30° en juillet et les – 40° en janvier. Sans oublier, certaines années, les terribles « dzud », des vagues de froid extrême qui figent le thermomètre jusqu’à -50° « Cela pose évidemment des problèmes pour les infrastructures, poursuit Laura Nikolov. La période pour les constructions est relativement restreinte. Il faut profiter des beaux jours l’été mais ce ne sont que quelques semaines. Il faut des matériaux résistants sans oublier que le pays se situe entre deux plaques sismiques, donc il y a des normes à respecter. »
     Pour les opérateurs sur place, toute construction est un vrai chantier, au sens propre comme au figuré. « Cette saisonnalité des travaux est une réalité complexe, renchérit Joachim Bertot, associé de la société mongole Mad Investment, spécialisée dans l’investissement immobilier. A laquelle il faut ajouter le problème d’approvisionnement des matériaux importés essentiellement de la Chine voisine. Enfin, l’autre grand écueil reste que le pays ne dispose pas encore de main d’oeuvre qualifiée. C’est vite un enfer de trouver des plombiers, électriciens et maçons qualifiés. La capitale doit se transformer mais en un temps record vu que peu de choses ont été faites ces vingt dernières années. » Voilà un énorme pari pour une démocratie encore toute jeune puisque sortie du joug soviétique en 1990.

     Tout se bâtit vite, et donc pas forcément dans les règles de l’art. Résultat, les accidents sur des chantiers à la sécurité douteuse font régulièrement la Une des informations locales. Là, des ouvriers blessés, ici des passants tués par une poutrelle en fer ou une grue mal fixées. « Suite à cet état des lieux inquiétant, la Ville d’Oulan-Bator a procédé en octobre dernier à une vaste campagne d’inspection des chantiers en cours avec, à la clé, des ordres de déconstruction et des annulations de permis de construire », raconte Joachim Bertot.
     Est-ce reculer pour mieux sauter ? Sans doute, car, en attendant, la demande en logements et infrastructures excède largement l’offre. Les prix flambent. Et les calculettes des investisseurs s’affolent : plus un chantier prend du temps, plus son coût augmente. Dans un pays où l’inflation a connu un bond de 11% à 15% ces dernières années, difficile d’amortir les prix de vente annoncés quelques années, voire quelques mois plus tôt. En dix ans, les prix du marché de l’immobilier ont été multipliés par dix. Le mètre carré, en centre-ville, pour un simple appartement, flirte sans complexe avec les 2000/2500 euros. Avec le boom économique que connaît actuellement le pays et une croissance démographique annuelle de 1,5%, la spéculation immobilière n’est pas près de ralentir (voir encadré). Sans négliger, en embuscade, les griffes de la corruption rampante.

     Difficultés géographiques, météorologiques, de compétences, c’est tout une conception urbanistique qui est à corriger. Les politiques s’y attèlent. Les projets ne manquent pas : route périphérique pour décongestionner le centre-ville, amélioration des transports en commun avec un éventuel métro, nouveaux quartiers résidentiels… « C’est un dossier compliqué, reconnaît Jantsan Khishigdavaa, chargé des Affaires économiques à l’ambassade de Mongolie en France. Il y a beaucoup de monde à loger ! En plus, notre pays souffre d’un manque de décentralisation. Oulan-Bator doit donc faire face à une forte concentration administrative et surtout économique. » Et cela ne s’arrange pas au fil des années. Car si les steppes, fief des éleveurs nomades, charment les touristes, elles offrent des conditions de vie parfois rudes pour les Mongols dont plus d’un tiers vit de cette activité agricole.
     Résultat, quand le travail manque en campagne, la migration économique vers les villes explose4. « Les Mongols bougent pour trouver un espace meilleur, cela a toujours été ainsi, explique Gaëlle Lacaze, ethnologue. Le mouvement des steppes vers les villes, c’est une nouvelle forme de nomadisme. Par exemple, les différents « dzud » de 1999, 2000 ou 2010 ont poussé de nombreux éleveurs privés de bétail vers les villes et plus particulièrement la capitale. »

     Mais arrivés exsangues, ces éleveurs ne peuvent absolument pas s’offrir un logement dans les immeubles neufs ou ceux, réhabilités, du parc immobilier datant de l’époque soviétique. Le cap est alors mis sur les fameux quartiers de yourtes, en périphérie de la capitale. La moitié de la population d’Oulan-Bator vivrait aujourd’hui dans ces quartiers que certains n’hésitent pas à qualifier de bidonvilles. Là, permis de construire, qualité des matériaux, normes de construction, alimentation énergétique, infrastructures routières et administratives… : tout ou presque est improvisé (Voir encadré).
     Cette situation rend la vie quotidienne très compliquée pour la population dont 30% vit encore en dessous du seuil de pauvreté. L’un des problèmes majeurs reste les conditions sanitaires. La pollution à Oulan-Bator bat des records. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la capitale est la seconde ville la plus polluée au monde. Principale cause, les poêles des yourtes qui, pendant huit mois de l’année, sont la seule source de chauffage. Alimentés en charbon, bois voire ordures, ils dégagent dans l’air des poussières dont la concentration toxique est 35 fois plus élevée que la norme. Conséquence accablante : selon une étude de la Banque mondiale, 1500 personnes décèdent, chaque année, dans la capitale de maladies directement liées à cette pollution.

     Aux appareils de chauffage défaillants dans les quartiers de yourtes, s’ajoutent les résidus de centrales électriques vétustes et les émanations des véhicules perpétuellement en surchauffe dans les légendaires embouteillages. Effet corollaire, à l’aéroport international, il arrive que des vols soient annulés à cause d’un smog plombant l’atmosphère. Clin d’oeil bien sombre du modernisme dans ce pays où le ciel bleu, le fameux « tengri », représente un élément symbolique pour les Mongols et leur tradition chamanique.
     « C’est sûr que le tableau n’est pas très attirant, avoue Munkh-Erdene Khurelbaatar, de Nomad Planet. Mais j’ai bon espoir que tous ces chantiers en cours, ces constats sur la pollution et ce développement de la ville feront de Oulan-Bator une très belle capitale dans une dizaine d’années. » En attendant, le guide tente de faire aimer la ville, telle qu’elle est.
     De son côté, Laura Nikolov conseille « d’apprivoiser Oulan-Bator. Il faut y marcher beaucoup, se laisser surprendre par la vieille architecture soviétique, le mélange entre les buildings dernier cri et les vieux monastères bouddhistes, regarder cette ville bouillonner. » Et, peutêtre, aussi de mieux comprendre la profonde nature mongole : «Certains visiteurs occidentaux, analyse Gaëlle Lacaze, interprètent ces changements comme une rupture entre tradition et modernité. Mais en Mongolie, il y a davantage d’adaptation que d’opposition. »

Une devise : « Être et non paraître » !

     Ainsi, il n’est pas rare de découvrir en plein centreville, dans l’un des bureaux des gratte-ciel flambants neufs, quelques mètres carrés transformés en temple, et de voir du lait sacré jeté par l’une des fenêtres. Ou encore des scènes de mariage sur la place Sükhbaatar où les deels, le manteau traditionnel, rivalisent d’originalité et de couleurs chatoyantes, devant les objectifs des mobiles et appareils photos high-tech. Le tout non loin des boutiques de luxe qui ont envahi les rues comme Vuitton, Armani, Montblanc, Hugo Boss et les 4x4 rutilants.
     Garder l’âme des steppes sans la sacrifier sur l’autel de la modernité, c’est bien tout l’enjeu du pays. La devise nationale le martèle depuis des siècles : « Être et non paraître ». Place Sükhbaatar, Gengis Khan semble y veiller.