« Debout Bretagne, debout Bretons! » lance Michel Phlipponneau en 1970 lors de la publication d’un ouvrage qui aura un réel retentissement. Rien a priori ne destinait ce natif de la région parisienne à devenir le chantre du développement régional breton. Géographe engagé, citoyen militant et homme d’action, Michel Phlipponneau a eu très tôt l’intuition que la géographie devait se confronter aux réalités du monde. Dès le début de sa carrière, son engagement en tant qu’expert auprès d’entreprises privées ou d’organismes publics, notamment le Celib1 , le conforte dans sa recherche d’une géographie « utile ». Les difficultés à faire aboutir des propositions qu’il considère comme favorables pour le développement régional vont l’amener à franchir le Rubicon de l’engagement politique. De tous ses combats, celui en faveur de la Bretagne a été le plus ardent. Breton, il l’était de cœur et de conviction, passionnément. Le Collier de l’Hermine qui lui est attribué en 1992 en est un probant témoignage. Comment relire aujourd’hui cette carrière d’expert, d’acteur faite de luttes et d’espoirs, d’un universitaire dont les thèses ont été au service tant de sa région que de ses choix politiques?
C’est sur le terreau d’une région dont l’identité culturelle reste forte mais dont l’avenir économique et social semble gravement menacé que Michel Phlipponneau va s’engager. Au début des années 50, en partenariat avec deux universitaires rennais, Louis Malassis et Henri Krier, il réalise une étude sur le canton de Montfort-sur-Meu. Le territoire étudié se composait pour une partie du bassin de Rennes, économiquement riche et, pour une autre partie, de la Bretagne centrale moins favorisée. En 1956, son Inventaire des possibilités d’implantations industrielles en Bretagne conforte le constat d’un déséquilibre inter et intra-régional qui s’accroît et conduit à une interrogation: comment redynamiser une région en déclin? Cette préoccupation est précisément celle qui anime alors les responsables du Célib auquel Michel Phlipponneau est appelé à collaborer par son secrétaire général Joseph Martray. Il coordonnera les travaux préparatoires d’un Plan breton dont le principe sera adopté lors de l’assemblée générale du Celib de Vannes du 30 juin 1952. L’élaboration d’une planification devant favoriser le développement régional représente pour lui une application tout à fait conforme à l’idée qu’il se fait de la géographie appliquée.
Lors de la phase préparatoire du 4e Plan (1962-1965) le gouvernement semble consentir à intégrer un projet de loiprogramme régional dans le plan national. La proposition en est faite et adoptée par la commission régionale d’expansion économique (Cree) du Celib sous la présidence de Michel Phlipponneau en juin 1961. Ce document, qui prend la forme d’une proposition de loi, fixe trois grands objectifs pour la Bretagne qui sont « l’élévation du niveau de vie de la population bretonne, (…) la réduction de l’émigration (…) et un aménagement équilibré du territoire régional ». Pour atteindre ces objectifs, le projet fixait le montant des investissements à réaliser sur quatre ans soit 8,1 milliards de francs. Les désillusions nées de l’échec de ce projet sont à la mesure des espoirs que celui-ci avait suscités révélant un profond clivage au sein du Celib lors de l’assemblée générale de Brest du 13 juin 1964. D’un côté, René Pléven le président et Joseph Martray le secrétaire général qui veulent préserver l’apolitisme du Celib, de l’autre, le président de la Cree, Michel Phlipponneau, qui souhaite une condamnation de la politique régionale du pouvoir. Or, face à des députés peu enclins à s’engager dans une action régionale, le Celib a perdu beaucoup de ses capacités de pression sur le pouvoir central. Lorsqu’il réclame une vigoureuse condamnation de la politique régionale du gouvernement par le Celib, Michel Phlipponneau n’est pas suivi. Il dénonce alors ce qu’il appelle « la trahison des notables ».
Convaincu dès lors que seule l’action politique peut entraîner la prise en compte des intérêts régionaux, ce sont davantage ses convictions régionalistes que les idées d’homme de gauche qui l’amènent à s’engager sur la scène politique.
Dès lors le géographe rennais va participer activement à la rédaction du programme de la Gauche non-communiste et au débat politique local. Michel Phlipponneau milite au club Bretagne et Démocratie qui adhère à la Convention des institutions républicaines puis à la Fédération de la gauche démocrate socialiste et enfin au Parti socialiste. Il est candidat aux élections législatives de 1967, 1968 et 1973 et il est élu conseiller général de 1973 à 1985, conseiller régional de 1977 à 1986, premier adjoint au maire de Rennes chargé de l’urbanisme et président du Conseil du district de Rennes de 1977 à 1989. Cet engagement ou, si l’on préfère, cette « non-neutralité » va le conduire à démissionner de la vice-présidence du Celib et à oeuvrer, en 1972, à la création d’une organisation politique de défense des intérêts bretons, le Breis (Bureau régional d’études et d’informations socialistes).
Ses fonctions l’amènent à participer à de nombreux organismes (agence d’urbanisme, société de rénovation urbaine, syndicat de distribution des eaux, syndicat de gestion d’une zone industrielle intercommunale, et la société d’économie mixte Semaeb). En ce sens, il s’agit aussi pour lui d’illustrer combien les élus, en prise directe avec les sociétés et leurs territoires, sont en relation avec les fondements même de la géographie: toute recherche géographique est susceptible de donner lieu à des applications et tout géographe est apte à y procéder et à jouer un rôle social. On le voit, le parcours n’est pas borné et, selon ce point de vue, rétablir le politique c’est réintroduire la dimension politique dans la réflexion géographique mais c’est aussi accepter d’intégrer la sphère politique elle-même. C’est au milieu des années 60, dans une mouvance politique encore assez fortement marquée par le jacobinisme, que Michel Phlipponneau reconnait en Gaston Defferre un décentralisateur soucieux de l’échelle régionale et ainsi un homme politique susceptible d’adhérer à ses thèses.
La place de Rennes dans le développement de la Bretagne d’une part et le mode de gestion de la ville qui doit être mis en place pour rendre la ville à ses habitants d’autre part sont les deux réflexions sous-jacentes à l’étude de la politique municipale rennaise conduite par Michel Phlipponneau. Sa première réflexion, concernant le rapport de la ville « capitale » à la région, souligne le caractère tardif du développement de Rennes qu’il situe dans les années trente. À partir des années soixante, lorsque « la région devient progressivement une réalité économique, administrative et politique » (1976), Rennes connaît une forte expansion pour devenir une « ville dominante ». Or cette évolution est largement due à l’action du pouvoir municipal rennais qui a capté l’essentiel des éléments du renouveau breton de cette période. En effet, selon Michel Phlipponneau, la politique conduite depuis 1953 par le maire, Henri Fréville, en considérant que ce qui est bon pour Rennes est bon pour la Bretagne, a clairement fait le choix d’une croissance concentrée et différenciée soutenant que « c’est à partir de Rennes que, progressivement, l’économie bretonne encore archaïque deviendrait moderne » (1976). Il existe donc un même objectif proclamé – le développement de la Bretagne – mais deux démarches fondamentalement différentes. Celle d’Henri Fréville qui privilégie la concentration des hommes, des capitaux, des équipements et des activités dans la capitale bretonne et de l’autre, l’approche défendue par Michel Phlipponneau et plus largement celle du parti socialiste dont il est alors membre et élu local qui estime que le développement régional ne s’obtient que si on limite la croissance urbaine de Rennes car « la ville elle-même n’a pas intérêt à devenir le seul centre vivant d’un désert » (1976).
Ce que Michel Phlipponneau propose alors, c’est un « gouvernement municipal » dont l’objectif de fait ne soit plus la concentration et la puissance autour d’un « impérialisme rennais » mais un pouvoir municipal de « caractère autogestionnaire ». « Ville dominante sur l’espace breton, Rennes est beaucoup plus une ville dominée par des firmes extérieures qui absorbent les entreprises locales et implantent des dépôts et des usines pour exploiter le marché régional et une main d’oeuvre docile et bon marché », écrit François Mitterrand en 1976 dans la préface du livre Changer la vie, changer la ville. Dans cette analyse, l’expert géographe met ses compétences au service de l’acteur politique. L’étude des choix de la municipalité Fréville donne lieu à un examen sévère des orientations retenues et de leurs effets. Au delà de la volonté de concentration urbaine, Michel Phlipponneau parle par exemple de « bourrage injustifié » à propos de l’aménagement du quartier de Villejean. C’est ici le fondement idéologique de ces opérations qui est remis en cause.
Face à ces évolutions qui font de Rennes une ville dominante pour la région mais elle-même dominée par des intérêts économiques puissants, Michel Phlipponneau propose un modèle de ville et de gouvernance inspiré de l’exemple de la ville de Grenoble et de la municipalité d’Hubert Dubedout. Cela passe par une révolution municipale c’est-à-dire un changement de majorité municipale aux élections de 1977.
Quelle est la finalité du pouvoir municipal s’interroge Michel Phlipponneau et, nous serions tenté d’ajouter, quelle est la place du géographe dans ce questionnement ? Comme dans toute ville, la physionomie de Rennes est le produit des politiques municipales successives qui s’y sont appliquées faites de choix, d’orientations, de renoncements parfois qui sont l’expression même du sens du politique. Ainsi la réflexion conduite en 1976 à partir de Changer la vie, changer la ville traduit-elle la prise en compte au niveau de Rennes d’une fragmentation des territoires et de la nécessité de prendre en compte des stratégies différentes des acteurs de la vie municipale. Lorsque la municipalité Fréville privilégie un rôle de « facilitateur » au profit du système productif local, Michel Phlipponneau propose pour la future municipalité d’encourager un rôle « intégrateur » pour les habitants. Il définit en quelque sorte une théorie de « la gouvernance spatiale pour la ville » qu’il va mettre au service non pas de ses thèses géographiques mais de son action politique.
La victoire de la liste de gauche aux élections municipales de 1977 sur le thème « Changeons Rennes ensemble » va donner l’occasion à Michel Phlipponneau et à ses amis politiques d’essayer de traduire ces orientations dans les faits. Au cours des deux mandats qu’il va assurer de 1977 à 1989, il est en charge de la politique d’aménagement et d’urbanisme de la ville et de l’agglomération pendant douze ans. Lors de cette période, la politique municipale va connaître une réorientation sensible sachant cependant qu’en matière d’urbanisme et d’infrastructures urbaines, une municipalité est largement tributaire des choix qui ont pu être faits antérieurement même lorsque les réalisations ne sont qu’à peine engagées. Ce sont les fameux « coups partis » que l’on ne peut remettre en cause.
Ainsi l’opération du Colombier très critiquée par Michel Phlipponneau a cependant été achevée sous son mandat tout comme le dernier grand immeuble de la zone de rénovation de la rue de Saint-Malo. Les perspectives démographiques sont ramenées de 550 000 à environ 400 000 (ce qui ne rend plus nécessaire les deux villes nouvelles de 80 000 à 90 000 habitants prévues au nord-est et au sudouest de l’agglomération), « la population de la ville de Rennes, limitée à 200 000 n’était plus exposée à la politique du bourrage » (2001). Le centre historique de la ville est préservé et notamment par exemple les deux pavillons Martenot de la place des Lices qui seront conservés. Sans être bouleversé, le visage de la ville est transformé par des aménagements au service de la population et de son cadre de vie. Certes les Rennais sont plus souvent et plus aisément consultés au cours de cette période, ce qui témoigne d’une approche plus populaire de la gestion de la ville. Pour autant, on ne peut pas véritablement parler à Rennes « d’esprit socialiste autogestionnaire »
C’est à partir du milieu des années 80 que les relations au sein de la municipalité rennaise vont se dégrader et aboutir au dessaisissement progressif des fonctions de Michel Phlipponneau et à l’abandon de ses responsabilités politiques en 1989.
Il reproche au maire en place de nourrir des ambitions démesurées pour la capitale bretonne – faire de Rennes la métropole européenne de l’Ouest – et il dénonce les choix urbanistiques et spatiaux de la municipalité, avec un retour au « bourrage urbain ». C’est aussi l’adoption d’un mode de transport, le Val, métro automatique léger, qui classe Rennes en termes de modernité et de dotation en infrastructures de transport collectif au rang de villes comme Lille ou Toulouse. Pour Michel Phlipponneau, la lourdeur de l’investissement expliquait a posteriori une densification urbaine qu’il qualifie de massive, pour la ville comme pour le district. En choisissant de densifier, la municipalité justifiait son choix du Val. Il analyse cet épisode comme un retournement total de la politique urbaine définie en commun en 1977. Homme de conviction, peu enclin au compromis, il ne se représente pas sur la liste du maire sortant Edmond Hervé. Il propose une candidature autonome aux élections régionales de 1986 et rompt dès lors définitivement avec l’équipe municipale, ce qui lui vaudra d’être exclu du parti socialiste pour indiscipline notoire. Il exprime ensuite son opposition à travers la publication de deux ouvrages sans concession: Le Val à Rennes, avant les élections municipales de 1995, puis Deux révolutionsmunicipales : Rennes 1977-2001, avant celles de 2001 où il soutiendra le principal adversaire de son ancien colistier revendiquant pour Rennes une « deuxième révolution municipale ». Ainsi le pragmatisme du géographe se traduit par des revirements politiques qui ont pu décontenancer voire irriter les acteurs locaux mais qui se justifiaient à ses yeux par ses conceptions d’un équilibre régional et d’un développement métropolitain raisonné. Ambiguïtés d’un parcours universitaire et politique dont les thèses scientifiques nourrissaient un engagement partisan en même temps qu’elles en étaient l’expression. Sans qu’il ait toujours été possible d’en identifier clairement les ressorts respectifs.
Le 22 novembre 2008, quelques jours après sa disparition le 5 novembre, Michel Phlipponneau devait recevoir à la Sorbonne le Grand prix de la société de géographie pour l’ensemble de son oeuvre. Cette distinction, largement méritée pour ce franc-tireur de la géographie, lui fut remise à titre posthume. Par son action, Michel Phlipponneau a participé à une réhabilitation de la prise en compte de l’élément politique dans la compréhension du territoire. Son engagement dans l’action politique est le résultat d’une évolution qui, pour n’être sans doute pas inéluctable, apparaît compréhensible compte tenu du contexte et des acteurs dans la Bretagne des années soixante.
Si la Bretagne est au centre des préoccupations du géographe, sa réflexion a toujours été nourrie par des expériences étrangères diverses en particulier britanniques. Et c’est tout naturellement qu’il a été l’un des fondateurs de la commission de géographie appliquée de l’Union géographique internationale, commission dont il sera le président de 1968 à 1980. Pour paraphraser E. Cortambert évoquant K. Malte-Brun, Michel Phlipponneau aimait la géographie et sa région en humaniste, autant qu’en savant et en homme d’action.