Tout le monde s’accorde aujourd’hui à voir trois dimensions au cœur du développement durable : environnementale, économique et sociale, censées être en parfaite synergie. Or, il faut bien le reconnaître, quelque soient les projets et domaines considérés, de celui des organisations à la fabrique quotidienne de la ville, la thématique environnementale reste le plus souvent surinvestie au détriment des deux autres – probablement parce qu’elle est plus concrète et tangible. De plus, on reste dubitatif quant à l’existence d’une synergie entre les trois domaines qui sont souvent beaucoup plus étanches qu’on ne le pense : le social est traité par le social, l’économique et le social continuent à s’ignorer, l’environnement quant à lui est traité à grand renfort de bonnes pratiques écologiques voire décoré d’un social politiquement correct (mixité, participation).
Nous pensons qu’une combinaison nouvelle évitant la séparation du social et de l’économique, peut constituer un facteur de développement durable. Dans ce cadre, nous défendons en particulier l’attribution d’une place cruciale à la dimension territorialisée de cette réflexion, indispensable pour donner de la consistance au concept de « développement territorial économique et social, durable »
Avant tout, un retour sur l’enjeu de la territorialisation est nécessaire. Celle-ci ouvre trois niveaux de réflexion : dépasser la sectorisation des acteurs, relancer une nécessaire proximité, favoriser la construction de l’action partenariale et collaborative.
Le premier enjeu est celui des échelles spatiales de compétences et des légitimités qu’elles impliquent, mais surtout de leur articulation dont on sait combien celle-ci est difficile, trop souvent inexistante, comme en témoignent les limites sans cesse pointées du millefeuille territorial.
Le second chantier de la territorialisation la voit porter un nouvel impératif de proximité. Celle-ci n’a cessé d’irriguer l’ensemble des institutions publiques territoriales depuis la réforme Defferre qui visait à rapprocher l’administration de ses administrés, le citoyen du politique. N’ayant pas toujours atteint ses objectifs avec succès, sa philosophie n’en est pas moins à relancer.
Enfin, troisième aspect, la territorialisation doit permettre au local de devenir un lieu privilégié de l’action, de la coopération comme de la négociation, bref, de devenir un instrument de la construction de l’action partenariale. À un moment où la multiplicité des acteurs rend plus difficile l’élaboration de l’action collective, le territoire se transforme en instrument d’action d’une politique à même de permettre une cristallisation des énergies locales, de dégager une cohérence transversale nécessaire pour rassembler les dispositifs sectoriels et verticaux. Faire du local un instrument d’action collaborative, c’est alors notamment pérenniser les différentes cultures, personnalités, compétences, qu’elle amène, un temps, à rassembler et à les inscrire dans la durée. Cette inscription des vertus du local dans la durée est un des plus difficiles défis à relever pour éviter en particulier l’action seulement expérimentale, sans suite.
Une double transformation est donc à opérer sur ce plan de la mobilisation locale :
- du côté de la culture propre à chaque monde, chaque champ, pour qu’ils réalisent une mutation à l’intérieur d’eux-mêmes, qui les rendent plus ouverts, plus à l’écoute, moins retranchés sur la peur d’une déstabilisation.
- du côté des « inter-champs » ensuite : à eux d’opérer une transformation radicale des stéréotypes qui pèsent lourdement les uns par rapport aux autres sur les pratiques interactives : la suspicion portée à l’égard des acteurs économiques, le peu de crédit laissé aux débats quant aux orientations philosophiques en matière d’action sociale souvent réduite à un clivage caricatural entre l’autonomie et l’assistance.
Au final, la territorialisation est à la fois un horizon utopique vers lequel il s’agit de tendre, mais aussi un instrument réel permettant l’ancrage de problématiques multidimensionnelles.
Cette relance du rôle dévolu à la territorialisation comme aux innovations en matière de développement social et économique a récemment connu deux échecs.
Celui de la réforme territoriale en cours, d’abord. Derrière des objectifs louables de simplification, elle n’en a pas moins glissé progressivement vers une forme de recentralisation arbitraire. Elle voit s’évanouir brutalement le mirage d’une territorialisation aboutie. Elle achève de déposséder les élus de formes territoriales d’autonomie, au moment même où ils sont le plus attendus pour engager une action sociale consistante et sur la longue durée (cf. à l’occasion de l’« Enquête sur les mots qui rassurent », réalisée par le quotidien économique Les Echos, la place prise par des mots tels que « solidarité », « local », « maire »).
Autre moment manqué : la transformation du RMI en RSA. Sur ce plan, les intentions de Martin Hirsch traduisaient à leur origine une réelle volonté de réinsertion des bénéficiaires dans une dynamique d’emploi, rejoignant les propositions du Grenelle de l’insertion, visant à relancer un système à bout de souffle. En ce sens, les premières déclarations à l’Assemblée nationale plaidaient pour une politique d’insertion davantage fondée sur les territoires et la responsabilité des acteurs locaux par un complément de revenu couplé à un accompagnement renforcé vers et dans l’emploi. Or, au final, le résultat aboutit essentiellement à créer une taxe nouvelle payée aux plus démunis par ceux qui ont un revenu ; aucune mesure visant en particulier à décloisonner le secteur social et les entreprises n’a été prise. Le RSA – et c’est loin d’être négligeable – a ouvert de réelles possibilités permettant aux défavorisés comme aux plus démunis de s’extraire de la pauvreté. Malheureusement, il manque son objectif principal : permettre un retour des personnes à un emploi de qualité, doublement adossé à des dispositifs d’échange entre le social et l’économique territorialisés.
L’histoire rennaise en matière d’insertion et d’emploi peut alors constituer une base permettant d’étayer de manière plus concrète cette approche à construire d’un développement territorial social et économique.
La tradition de concertation est très ancienne à Rennes. À la Libération, socialistes et démocrates-chrétiens travaillent déjà ensemble à la gestion municipale et on peut noter par exemple en 1960 la création de l’office social et culturel rennais (OSCR) dans lequel la municipalité s’engage à un « dialogue organique »avec toutes les associations ; ce sera l’outil d’un partenariat très dense qui permit le lancement de nombreuses initiatives : crèches à domicile, foyers de jeunes travailleurs, commission unique d’attribution des logements sociaux et de règlement des dettes de loyers.
1986 est l’année de la décentralisation de l’action sociale ; le conseil général centriste investi du rôle stratégique passe immédiatement un accord de méthode et d’organisation avec la ville de Rennes socialiste. Dans la foulée, le département et la ville sont retenus ensemble comme territoires d’expérimentation pour « le revenu familial garanti » et « le complément local de ressources » ; la pratique en commun arrive à un niveau de confiance tel que, fait unique dans le pays, le conseil général délègue à la ville une partie de ses moyens pour prendre en charge une gestion plus proche du RMI. Par ailleurs, la réflexion sur l’insertion progresse : les deux collectivités en arrivent à penser que l’allocation de revenu minimum seule ne suffit pas, parce qu’elle risque de maintenir ses bénéficiaires dans une position d’assistés. Décision commune est prise de recruter des animateurs locaux d’insertion, avec un nouveau profil professionnel pour faire le lien entre le social et l’économique. Dans les années qui suivront, seront construits dans chaque quartier de la ville des « espaces sociaux communs » regroupant dans un même lieu de proximité les différents professionnels du social et de l’insertion.
En 1993, Martine Aubry, ministre du Travail, crée « les plans locaux pour l’insertion et l’emploi » (Plie) ; l’objectif de rassembler les acteurs locaux et de tirer le social vers l’emploi est pleinement partagé à Rennes mais, le maire, Edmond Hervé, craint l’empilement des dispositifs et ne donne son accord à la ministre qu’à la condition de ne pas créer une nouvelle structure. Comme à chaque étape de cette histoire, la Ville ne veut pas se laisser imposer la conduite concrète de son action par l’État. La collectivité s’approprie le dispositif Aubry et confie à son Centre communal d’action sociale la tâche de gérer le dispositif national en l’adaptant aux besoins locaux.
Le même schéma va se reproduire en 2006 avec la proposition du ministre Jean-Louis Borloo de créer en France les « Maisons de l’emploi ». Rennes Métropole se propose de porter le dispositif et l’organisation rennaise prendra sa propre appellation : « Maison de l’emploi, de l’insertion et de la formation » (Meif), avec un périmètre territorial dépassant les frontières habituelles et s’étendant à trois Pays : Pays de Rennes, Pays de Brocéliande et Pays des Vallons de Vilaine », territoire correspondant à la mobilité de la plupart des salariés et des demandeurs d’emploi.
En relisant cette histoire rennaise, on constate qu’on n’employait pas le mot de territorialisation ; on parlait d’abord de concertation pour passer progressivement à coopération ou collaboration des acteurs avant que des « plans locaux » viennent davantage institutionnaliser les choses mais le terreau est favorable depuis longtemps pour le travail en commun.
Les mesures législatives se sont bien évidemment imposées à Rennes comme partout en France avec leur lot d’empilement de dispositifs et de mesures, mais les élus des collectivités ont réussi à se les approprier de manière originale, en prenant l’initiative de nouvelles expérimentations et en sauvant la plupart du temps les collaborations locales existantes.
Malgré ce dynamisme, cette organisation peut apparaître assez fragile et rester à la merci par exemple de changements de responsables et d’équipes. Le fossé culturel reste tellement important entre le social et l’économique qu’une nouvelle « architecture mentale » serait nécessaire comme les participants l’ont entendu au colloque récent du comité de bassin d’emploi (Codespar) sur le projet de développement durable ; on y a parlé du besoin d’une « nouvelle philosophie » s’appuyant sur des « îlots de confiance » entre acteurs locaux, les territoires devenant « les acteurs pivots ». L’occasion peut être aussi de s’appuyer sur la décision de la Meif de s’engager plus nettement sur l’aspect « Développement durable ». Pour ses responsables, il s’agit « d’anticiper les mutations économiques liées à la croissance verte (…) de réfléchir aux nouvelles formations à proposer (…) grâce à la dimension environnementale, d’intéresser notamment les jeunes qui boudaient jusqu’alors les métiers du bâtiment.
Ne nous privons pas, pour achever, d’esquisser quelques lignes plus prospectives comme autant de compléments à ces éléments de débat. On peut en particulier, en reprenant la piste ouverte par le quotidien Ouest- France, se demander quelle serait la préfiguration souhaitable, à horizon 2030, d’une avancée dans un projet de développement territorial économique et social durable dont l’emploi serait un marqueur essentiel ? L’intérêt de cette fiction de « back-casting » – pour reprendre les termes spécialisés de la prospective – est de faire réfléchir aux différentes étapes à engager pour atteindre un tel objectif. Voici quelques unes de ces visions :
L’effort de mobilisation générale du territoire aura permis un saut qualitatif décisif pour l’emploi ; l’usine Psa de La Janais a réussi sa mutation pour maintenir l’emploi avec une production adaptée aux nouvelles attentes des consommateurs et aux exigences de l’environnement ; la production d’un véhicule non polluant est un symbole dynamisant pour tous les secteurs et pour la recherche.
Où en sera la cohésion sociale ? Les Jeunes, les seniors et les habitants des quartiers seront beaucoup moins discriminés ; beaucoup de préjugés seront tombés grâce à un travail main dans la main renforcé entre des chefs d’entreprise et des responsables sociaux qui ont compris que la diversité sans discrimination était possible et répondait à l’intérêt de tout le monde. La nouveauté, c’est qu’en se connaissant mieux, on a découvert que la plupart des chômeurs pouvaient être employés et qu’avec des connexions directes avec les entreprises, les demandeurs d’emploi pouvaient s’inscrire dans la dynamique de développement local. Les écoles de formation en travail social et les écoles de formation des gestionnaires de ressources humaines en entreprises ont mis en place des collaborations.
Des accords contractuels locaux interprofessionnels ont fait leur apparition dans le paysage .Sur le temps de travail, les choses ont beaucoup bougé. Des concepts balbutiants en 2010 comme la GTEC (gestion territoriale des emplois et des compétences) ou celui de Flexsécurité ont pris consistance et des contrats expérimentaux sont signés avec un statut du travailleur lié à sa personne et garanti qu’il soit au travail, au chômage ou en formation. Les emplois de service, dont chacun voit maintenant la grande utilité sociale pour ses propres parents et enfants, sont reconnus et revalorisés.
Et l’ambiance dans les entreprises ? Tout n’est pas réglé ; il reste des entreprises rétrogrades mais à ce niveau aussi les choses évoluent ; les décideurs comprennent qu’ils ont intérêt à motiver leurs salariés et les organisations syndicales obtiennent des résultats grâce à un dialogue social qui a gagné en crédibilité, même si les conflits n’ont pas cessé.