Depuis l’Antiquité, l’intérêt pour l’esprit humain fait partie de la philosophie, mère de toutes les sciences. Mais si le mot « psychologie » apparaît nettement au 18e siècle, il ne s’agit pas encore à l’époque d’une discipline scientifique.
Un soir de tempête de l’année 1848, dans leur petite maison d’une localité de l’état de New York, les deux sœurs Fox entendent des craquements inexplicables. Y décelant une volonté de communication de l’esprit issue d’un ancêtre familial, les jeunes filles inventent un système de communication à base de claquements de doigts, « alphabet en rap… qui n’est pas sans rappeler celui que Morse vient de mettre au point (1845) et que les journalistes appelleront avec ironie le spiritual telegraph » (citation Parot, page 422) ; c’est l’ancêtre des coups sous la table tournante. L’affaire se répand et le nombre d’adeptes, réunis en cercles de médiums, atteindra le chiffre de trois millions aux États-Unis.
Le spiritisme se répand aussi en Europe si bien que dans le premier congrès de la Société de psychologie, le secrétaire général, Charles Richet, physiologiste de grande renommée et prix Nobel, défenseur du spiritisme, laisse une large place à la télépathie, à la télékinésie (transport des objets par la pensée), aux rêves prémonitoires… Il fallut un scandale retentissant dans les magazines de l’époque pour que le spiritisme soit discrédité et dissocié de la psychologie.
En tant que président de la Société de recherches psychiques de Londres, Charles Richet fait un voyage à Alger avec un ami qui le conduit à la villa Carmen afin de rencontrer une médium, la Générale Carmencita Noël. Elle est convaincue d’être en communication avec un esprit appelé « Bien Boâ », ancien prêtre de l’Hindoustan vivant trois siècles plus tôt et amoureux d’elle. Depuis 1904, la Générale se fait assister par une célèbre médium européenne Marthe Béraud, nom d’artiste « Eva Carrière ». elle se produit en faisant apparaître son ectoplasme Phygia que Richet rencontre lors d’une sortie nocturne. Beauté fort dénudée, la dame lui cède une mèche de ses cheveux en contrepartie de quelques bagues » (Parot, page 439) ; mais le bruit court que Richet aurait eu aussi quelque souper galant avec cette Phygia. Le « vaudeville » fait grand bruit dans la presse européenne sonnant le glas du spiritisme qui sera dès lors écarté de la psychologie scientifique officielle.
Ces histoires, gommées dans la plupart des histoires officielles de la psychologie, expliquent pourtant pourquoi la psychologie expérimentale s’est élaborée dans le sillage de la physiologie (les sensations) et de la médecine (la mémoire). Car la psychologie scientifique, appelée psychologie expérimentale, est basée non pas sur les croyances ou l’intuition mais sur l’expérimentation à prouver ou non les hypothèses. Les débuts de la psychologie expérimentale datent de la fondation du premier laboratoire de psychologie en 1879, par Wundt à Leipzig. Dix ans plus tard, en 1889, Henri Beaunis crée le premier laboratoire de psychologie expérimentale à l’École pratique des hautes études à Paris. Alfred Binet, l’inventeur du test d’intelligence, en sera le second directeur. Sa démystification de la théorie des bosses du crâne est célèbre.
Au cours de ce 19e siècle, une autre théorie que celle des esprits paraît plus sérieuse, celle des « bosses du crâne » du médecin allemand Franz Josef Gall (1758-1828). Selon cette théorie, appelée « phrénologie » (de « phréno » qui veut dire esprit en latin), les fonctions psychologiques sont localisées dans le cerveau. Bonne idée dans son principe ! Ainsi le neurologue français Pierre-Paul Broca montra le cas d’un homme qui était incapable de parler (aphasie) et dont le cerveau se révéla après sa mort atrophié dans une partie bien définie (partie temporale gauche du cerveau), le centre du langage parlé. Mais Franz Gall va plus loin et pense que le développement d’une aptitude détermine un grossissement de la zone correspondante du cerveau telle qu’elle entraîne une déformation du crâne dans cette région. L’idée devient très populaire sous le nom de la théorie des bosses dont les expressions « avoir la bosse des maths » « avoir la bosse du commerce », en sont une survivance. Naturellement, celui qui a un grand développement de toutes les fonctions psychologiques devrait avoir… une « grosse tête », et l’expression existe encore de nos jours comme synonyme de grande intelligence ou de génie…
Alfred Binet s’attelle à cette théorie en vogue et, avec son ami le docteur Théodore Simon (qui dirige un institut pour déficients mentaux), il va mesurer des centaines de têtes avec ces drôles d’appareil de mesure (fig. 2). Mais Binet et Simon ne trouvent rien de concluant. Binet publiera plusieurs articles sur ces recherches pour finalement abandonner et s’intéresser aux activités mentales supérieures, intelligence, mémoire, qui le conduiront à inventer le premier test d’intelligence en 1905.
Dans la lignée de Wundt et Binet, le psychologue Benjamin Bourdon crée le deuxième laboratoire existant en France à la Faculté de Rennes en 1896. Ce qui fait de la capitale bretonne le siège du premier laboratoire universitaire français. Bourdon avait étudié directement chez Wundt à Leipzig. Grâce à lui, l’Université de Rennes 2 détient aujourd’hui une centaine d’instruments et appareils de la fin du 19e siècle. La seule collection équivalente au monde se trouve à l’Université de Yale aux États-Unis.
Les premiers laboratoires de psychologie expérimentale utilisent des instruments pour mesurer les processus mentaux. Il s’agit d’appareils permettant de présenter des stimulations: des stimulations tactiles, des sons, des mots, etc. mais aussi d’appareils d’enregistrements des réponses.
Dès les débuts de la psychologie expérimentale, les chercheurs ont mené des études sur la mémoire et l’une de leurs préoccupations concernait le contrôle précis des temps de présentation, par exemple, des mots que le participant devait mémoriser. Le mnémomètre de Ranschburg, branché au métronome à contacts électriques permettait de satisfaire cette exigence. On pouvait déterminer un rythme régulier en utilisant un métronome qui, à chaque battement, fermait un circuit électrique. Le mnémomètre de Ranschburg, branché au métronome, était constitué d’un système électro-mécanique qui mettait en mouvement de rotation une roue dentée, à chaque impulsion électrique. Les mots que l’on souhaitait présenter étaient inscrits sur un disque fixé à la roue dentée et apparaissaient successivement à travers le fenêtre ménagée sur la façade du mnémomètre. Ce dispositif permettait donc de présenter des mots, successivement et régulièrement, de manière saccadée, en déterminant la vitesse de présentation.
D’autres dispositifs étaient utilisés pour mesurer les réponses des individus. Le chronoscope de Hipp est un appareil emblématique des premières recherches sur la chronométrie psychologique. Le chronoscope est un chronomètre dont le mécanisme est mis en mouvement par un poids. L’appareil est muni de deux cadrans comportant chacun une aiguille. C’est un système d’électroaimants qui permet d’embrayer et de débrayer les aiguilles. Benjamin Bourdon a utilisé le chronoscope pour mesurer, sur lui-même, le temps nécessaire pour nommer les nombres. Les aiguilles du chronoscope étaient tout d’abord placées sur la position zéro, puis, un appareil de présentation affichait un nombre et simultanément embrayait les aiguilles qui se mettait alors à tourner sur les cadrans.
Lorsque Bourdon produisait sa réponse, un système de lamelles métalliques maintenues entre ses dents, ouvrait un circuit électrique et débrayait immédiatement les aiguilles du mécanisme d’horlogerie. La lecture des valeurs figurant sur les cadrans permettait alors d’obtenir le temps de réaction en millisecondes.
D’autres recherches ont utilisé le chronoscope de Hipp associé à une clé vocale pour mesurer des temps de verbalisation, comme on peut le voir sur la photographie ci-dessous. Albert Buloud, successeur de Benjamin Bourdon, est debout ; la personne au premier plan est devant la clé vocale et à l’arrière-plan l’expérimentateur regarde les cadrans du chronoscope.
Les réponses produites par les participants pouvaient aussi être enregistrées de manière continue sur un cylindre rotatif. Le cylindre de Marey est mis en rotation par un système mécanique à ressort. Préalablement à chaque expérience, une feuille de papier était noircie à la fumée et fixée sur le cylindre. Plusieurs appareils lui étaient associés, tout d’abord un chariot de transmission placé parallèlement au cylindre et sur lequel étaient fixés les signaux de Deprez (mécanismes électromécaniques de petite taille munies d’aiguilles dont le déplacement était inscrit sur le papier fumé). Le système de présentation permettait par exemple de présenter un son et le système de réponse. Avec les cylindres, il devenait possible de réaliser des expériences de manière continue (contrairement au chronoscope de Hipp qu’il fallait remettre à zéro avant chaque présentation) . Chaque stimulation puis chaque réponse provoquaient un déplacement de l’aiguille et donc une inscription graphique sur le cylindre. Une fois l’expérience terminée, le papier fumé était délicatement retiré et verni. Les temps de réponse étaient mesurés par l’écart entre l’inscription correspondant à la stimulation et celle de la réponse.