Au matin du 13 mars 1589, étrange spectacle à Rennes: dans toute la ville, on peut « veoir les barricades et chesnes [chaînes] tendues par les rues » et les habitants sont sous les armes. On s’apostrophe un peu partout: les uns cherchent des traîtres, les autres appellent au calme. Comment en est-on venu là ?
Cette crise locale n’est pas anodine. Pour les historiens, elle marque traditionnellement l’entrée de Rennes dans une guerre civile longue et cruelle. L’épisode est bien connu, grâce à des sources nombreuses: archives des institutions rennaises (municipalité, parlement de Bretagne), récit d’un notaire de Rennes, textes de propagande, et surtout enquête judiciaire sur les événements. Ces sources nous permettent de percevoir le contexte qui provoque cette mobilisation Mieux encore, elles nous donnent à comprendre comment un même événement, à quelques semaines d’intervalle, peut être interprété dans la ville d’une façon radicalement différente, en fonction des inflexions de sa position dans la crise.
La conjoncture française est alors dramatique. Le royaume s’enfonce depuis une génération dans un cycle infernal de guerres de Religion. La huitième guerre a débuté en 1585. Or, face aux protestants dirigés par Henri de Navarre, le camp catholique s’est gravement divisé. Beaucoup de sujets du roi Henri III, famille de Guise et ville de Paris en tête, l’accusent de ne pas mener la lutte contre les hérétiques avec assez de conviction, d’autant que, si on respecte la tradition, l’héritier du trône est pour l’heure Henri de Navarre! Ces ultra-catholiques ont constitué un parti, appelée Sainte-Union, ou Ligue, qui est entré en conflit avec le roi. Paris s’est couvert de barricades en mai 1588 pour empêcher Henri III de lui imposer une garnison et le roi a dû quitter sa capitale. Un compromis a ensuite été laborieusement trouvé: les Ligueurs se rallient au monarque, mais celui- ci doit réformer le royaume et faire place au duc de Guise à la tête du pays. Mais fin décembre 1588, Henri III fait exécuter le duc de Guise et l’un de ses frères, un cardinal, pour rétablir son autorité. Le calcul échoue car les Ligueurs se soulèvent contre lui au début de 1589 : les catholiques commencent donc à se faire la guerre entre eux, royaux contre ligueurs.
On imagine bien que dans toutes les provinces, la tension monte: au début de mars 1589, Rennes vit dans la peur. Là comme ailleurs, certains dénoncent le « meschant acte » commis par le roi, qualifié lui-même de « meschant homme ». Or la situation de la Bretagne est particulière. D’une part, elle a été jusqu’ici très largement épargnée par les guerres de Religion. D’autre part, son gouverneur, le duc de Mercoeur, est dans une étrange position: il est à la fois un cousin des Guises, auxquels il a auparavant manifesté un certain soutien, et le beaufrère du roi auquel il doit son gouvernement : quelle fidélité va-t-il privilégier ? Pour l’heure, il n’a pas encore publiquement choisi. Mais le 1er mars, il fait enlever par des proches le premier président du parlement de Bretagne, un fidèle d’Henri III, qui revenait à Rennes. Dans la ville, la nouvelle accroît encore la tension. Pour obtenir le soutien divin, les processions pénitentielles se multiplient début mars alors même que des prédicateurs exaltés se déchaînent, en cette période de Carême, contre le danger hérétique.
Une véritable psychose du complot s’installe à Rennes: beaucoup craignent un coup de force protestant contre la ville. Cela peut paraître étonnant : en Bretagne, les calvinistes ne sont qu’une poignée et ils sont officiellement hors la loi dans le royaume depuis un édit de 1585. Mais la municipalité dénonce leur présence, y compris parmi les hommes chargés de la sécurité de la ville. Elle accuse le lieutenant (l’adjoint) du capitaine de Rennes, qui est justement le principal responsable de cette sécurité, d’être un hérétique. La ville demande qu’on l’expulse, tout comme une cinquantaine d’autres personnes, nommément désignées. Difficile de savoir si elles sont toutes vraiment calvinistes. Du moins ne semblent-elles guère menaçantes. Mais quand la tension est extrême, on sait qu’il n’est pas besoin qu’une menace soit réelle pour être fortement ressentie par certains…
Les autorités royales tentent de répondre à ces inquiétudes. Un conseil de crise est créé, la surveillance des suspects est organisée et des expulsions sont approuvées par le parlement. Celui-ci confie à la milice bourgeoise la défense de la ville, où ne réside alors aucune garnison royale. Mais le calme ne revient pas pour autant et les rumeurs se multiplient. Certains se réunissent en secret et s’organisent pour éviter le coup de force des protestants, qu’ils croient imminent. Le départ du lieutenant du capitaine de la ville, le 12 mars au soir, suffit à mettre le feu aux poudres car on le soupçonne d’aller organiser un coup de force avec les calvinistes.
Le lendemain, qui est aussi le jour de la foire de la Mi-carême, la ville se couvre de barricades et la milice est sous les armes : il s’agit d’empêcher toute incursion suspecte et plus largement de garantir l’ordre à Rennes. Ce sont des gens bien établis qui sont à l’origine de cette initiative: ils entraînent derrière eux une large partie de la population. En l’absence de vraie menace, il n’y a finalement aucun affrontement et pas de victimes. Mais la population exprime sa défiance envers certains agents du roi à Rennes: ils sont contraints de remettre les clefs de la ville à un président au parlement jugé meilleur garant de la sécurité de tous.
Le lendemain, 14 mars, le duc de Mercoeur fait son entrée à Rennes et il valide ce qui s’est fait lors de la « journée des barricades ». Gouverneur toujours légitime, il est le garant de l’ordre, à la fois religieux, politique et social: il peut encore concilier toutes les fidélités des catholiques. Il est difficile de savoir s’il a contribué activement à susciter la mobilisation ou s’il se contente de saisir l’occasion pour se poser en sauveur. Le capitaine de Rennes, par hostilité envers Mercoeur, tente bien un baroud d’honneur en s’enfermant dans les portes Mordelaises. Mais menacé du canon, il se résout à se rendre et à quitter la ville. En dehors de lui, il n’y a pas de bouleversement au sein des pouvoirs rennais. Mercoeur, confiant dans la fidélité de la ville, la quitte alors rapidement pour prendre le contrôle de Fougères, puis mettre le siège devant Vitré. Il déclare toujours agir au nom de la lutte contre les hérétiques. Mais s’il y a effectivement des protestants parmi les assiégés vitréens, ces derniers mettent avant tout en avant leur fidélité à Henri III.
Rennes se retrouve bientôt face au même problème, car pendant l’absence du gouverneur, le parlement et la municipalité rennaise reçoivent des lettres du roi dans lesquelles celui-ci désavoue l’action de Mercoeur. Le 5 avril, une nouvelle « journée des barricades » a donc lieu: à l’appel de plusieurs officiers royaux, Rennes rejette l’autorité de Mercoeur au cri de « Vive le roi ! ». Le basculement se fait aisément : les quelques fidèles du gouverneur ne peuvent se retrancher dans un point fort car la ville n’a plus de château depuis le 15e siècle; quant à la milice, elle suit les autorités. Aussi la nouvelle journée ne fait-elle pas non plus de victimes. Le capitaine exilé revient dans sa ville, accompagné de plusieurs nobles fidèles au roi.
Ce faisant, une grave rupture est consommée car il n’est désormais plus possible de concilier toutes les fidélités. Choisir celle du roi, c’est rompre avec les Ligueurs et avec Mercoeur qu’ils soutiennent. On affirme désormais clairement que c’est lui qui a fait enlever le premier président du parlement de Bretagne. Par ailleurs, on lui reproche de ne pas être parvenu à assurer l’ordre autour de Rennes, alors que c’était ce qu’on attendait de lui. Enfin il a depuis longtemps des relations privilégiées avec Nantes, rivale de Rennes dans la province, et le roi sait rappeler aux Rennais que c’est grâce à lui que le parlement demeure à Rennes…
Deux camps se font désormais face: la distinction entre Ligueurs et Royaux émerge donc dans la crise même. Elle entraîne alors une relecture a posteriori des événements du 13mars. C’est après le 5 avril en effet que les autorités rennaises lancent une enquête sur les actions des Ligueurs, et entre autres sur la première « journée des barricades ». Il s’agit maintenant de démontrer qu’elle relevait d’un complot ligueur contre le roi et les autorités légitimes. La menace huguenote fait désormais figure de prétexte. Les comploteurs du 13 mars étaient des traîtres au roi. On les accuse en outre d’avoir nourri le désordre social, au risque de remettre en cause les hiérarchies légitimes. Ironie suprême, quand la mobilisation du 13 mars visait justement, dans l’esprit de la plupart de ses acteurs, à assurer l’ordre et la paix dans la ville!
Ainsi, en moins d’un mois, à Rennes même, les actes ont-ils changé de sens. Défendre les barricades du 13mars, c’est prendre le risque d’être dénoncé comme Ligueur. Or nombreux sont ceux qui y ont participé et qui adhèrent ensuite au camp royal: ceux-ci font silence sur l’épisode ou se défendent en disant qu’ils ont été victimes d’un complot ourdi par une poignée de traitres. Finalement, la situation est juridiquement trop embrouillée pour que l’enquête puisse aller à son terme. Elle s’interrompt en août et ne débouche pas sur des poursuites. Le sénéchal de Rennes reconnaît que les témoignages mettent en cause trop de gens qui ont ensuite choisi le bon camp, c’est-à-dire celui du roi, ce qui montre bien que les choses n’étaient pas véritablement tranchées lors des événements rennais de mars.
Ne pas entamer de poursuites est aussi un bon moyen pour tenter d’assurer l’unité de la ville. Celle-ci est facilitée par l’absence de victimes lors des deux « journées des barricades » et par la très faible épuration dans les deux cas, ce qui évite tout cycle de vengeances internes. D’autant que Rennes est récompensée de son choix par Henri III qui, dès le 12 avril, lui accorde toutes les institutions monarchiques établies à Nantes, ville qui vient de rompre avec lui. Finalement, puisqu’il faut choisir, le camp royal semble à beaucoup celui qui assure le mieux l’ordre interne et la promotion de la cité.
Cependant, ce choix a une contrepartie. Aux yeux des partisans de Mercoeur et de la Sainte-Union, les Rennais deviennent des traitres religieux, puisqu’ils sont fidèles à un roi qui n’hésite pas, fin avril 1589, à se rapprocher du calviniste Henri de Navarre pour faire la guerre à une partie de ses sujets catholiques. Pour les Ligueurs, c’est le 5 avril qui fait figure de complot condamnable. Pour lutter contre ces accusations, les autorités rennaises, largement suivies par la population, n’auront de cesse de réaffirmer leur attachement exclusif au catholicisme. Tous défendent avec force le refus d’une reconnaissance du culte protestant où que ce soit en Bretagne, et ils persistent dans cette position après l’avènement, en août, du calviniste Henri de Navarre, qui succède à Henri III assassiné.
Mais dans l’immédiat, il faut surtout payer le prix de la division en deux camps des catholiques de Bretagne: aux lendemains même du 5 avril, cette rupture fait entrer Rennes dans la guerre civile, avec son cortège d’exactions, de pillages et de victimes. Le 7, à Châteaugiron, une douzaine de Rennais surprennent autant d’hommes se réclamant de Mercoeur : ils en tuent un ou deux. Et le 12 avril, c’est le premier mort à Rennes : Julien Le Chalemeloux, un des gardes de la barrière Saint-Martin, est abattu d’un coup de pistolet par des hommes qui voulaient le forcer à ouvrir la barrière. S’ouvre alors pour la ville et ses habitants une longue guerre civile de neuf ans. Ce n’est qu’au printemps 1598, avec la soumission de Mercoeur, puis la visite du roi Henri IV à Rennes, que la garde cessera d’être permanente aux portes et sur les murs de la ville: la paix est enfin rétablie.