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Histoire & Patrimoine
#01
À Rennes, les mosaïques des frères Odorico :
des vies Art déco
RÉSUMÉ > Le musée de Bretagne présente une exposition consacrée à l’œuvre de l’entreprise Odorico, installée à Rennes de 1882 à 1978. Dans tout le Grand Ouest, de Saint-Brieuc à Saumur, en passant par Angers, Nantes et Rennes, cette famille de mosaïstes italiens a laissé, sur les devantures, les façades, les bâtiments publics et jusqu’aux salles de bains de particuliers des décors parfois très simples, parfois somptueux, qui ont marqué l’éclosion et l’épanouissement de l’Art déco.

PLACE PUBLIQUE > N’y a-t-il pas comme un paradoxe à monter une exposition Odorico alors que les œuvres de ces mosaïstes sont visibles de la rue et que leurs dessins ne sont qu’un état transitoire de leur œuvre?
FABIENNE MARTIN-ADAM > À supposer que l’on sache regarder, lever les yeux vers les façades décorées de mosaïques signées Odorico, la rue ne montre qu’une toute petite partie de leur œuvre. Une immense part n’est pas accessible: il s’agit de maisons de particuliers, de salles de bains, de piscines privées. Nous voulions par ailleurs montrer tout leur travail, du dessin à la réalisation finale.

PLACE PUBLIQUE >D’où vous viennent les pièces que vous allez exposer?
FABIENNE MARTIN-ADAM > De la collection de Pierre Janvier, le dernier directeur de l’entreprise. Il nous a remis en 1979, après la fermeture des ateliers, un millier de dessins, de croquis et de projets de mosaïques. Deux autres collections, propriétés de proches, ont été également sollicitées. Mais nous sommes loin de connaître toute l’œuvre des Odorico; nous espérons justement que cette exposition sera l’occasion de poursuivre l’inventaire, que des particuliers en profiteront pour nous signaler telle ou telle œuvre restée secrète. À Nantes, l’association Les Tesselles, fondée par trois étudiantes des Beaux-Arts, a commencé à faire l’inventaire de toutes les mosaïques, dues aussi à d’autres artistes comme Martini, Zavagno, Milani, Cortina…

PLACE PUBLIQUE > Revenons aux origines. D’où viennent les deux frères, Vincent et Isidore Odorico, qui arrivent à Paris vers 1870, sur le chantier du Palais Garnier?
FABIENNE MARTIN-ADAM > Ils viennent du village de Sequals, une région très pauvre du Frioul, à une centaine de kilomètres au nord-est de Venise. Comme d’autres villageois, ils ont appris la mosaïque en taillant les galets de couleur charriés par deux rivières, la Meduma et le Tagliamento. Ils connaissent sans doute le mosaïste Gian Domenico Facchina, également originaire de Sequals, qui se présente à Charles Garnier quand il entend dire que ce dernier cherche une solution pour la décoration intérieure de l’Opéra de Paris. Retenu pour réaliser les mosaïques de l’opéra, Facchina appela à ses côtés ses compatriotes, parmi lesquels les frères Odorico. Ils furent à bonne école: Facchina l’avait emporté grâce à une innovation mise au point lors de la restauration de mosaïques anciennes. Au lieu de poser un à un, in situ, les carreaux de mosaïque, les tesselles colorées de pâte de verre ou de marbre, il les collait en atelier à l’envers sur d’épais carrés de papier, de 50 cm sur 50 cm, qu’il suffisait ensuite de poser. Cette technique de la pose inversée, que Facchina fit breveter, allait bouleverser l’art de la mosaïque en l’industrialisant, en autorisant des décors monumentaux pour un coût divisé par dix. À l’opéra Garnier, on sait que les frères Odorico travaillèrent au décor de la voûte de l’avant-foyer et à la rotonde des abonnés.

PLACE PUBLIQUE >Ce sont des décors extrêmement riches, très colorés, presque fastueux…
FABIENNE MARTIN-ADAM >Charles Garnier avait découvert l’art byzantin lors de ses voyages à Rome ou Palerme. Il aimait cet art polychrome, très certainement en réaction à l’architecture néo-classique, beaucoup plus sévère.

PLACE PUBLIQUE >L’Opéra est achevé fin 1874 et inauguré en 1875. Que font ensuite les deux frères?
FABIENNE MARTIN-ADAM >On ne les retrouve qu’en 1881 à Tours, où ils passent un an chez un autre compatriote, un cimentier du nom de Novello.

PLACE PUBLIQUE > Un an plus tard, ils sont à Rennes…
FABIENNE MARTIN-ADAM > Ils s’y associent pour créer leur propre entreprise de « dallages et mosaïques ». Ils s’installent au 7, rue Joseph-Sauveur, dans le quartier de la Californie, au sud de la Vilaine, où se sont fixés d’autres industriels sur des terrains peu éloignés de la gare. Ils sont alors les seuls mosaïstes de la place. Et rapidement, ils sont remarqués par des particuliers, par les architectes religieux et communaux. Entrées de commerces, paillassons d’immeubles, tympans d’églises, gradins d’autels, crèches municipales: rien ne leur échappe. Ils commencent à être connus au-delà de Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Isidore, le père, était resté un peu artisan. N’est-ce pas son fils qui va donner son véritable essor à l’entreprise?
FABIENNE MARTIN-ADAM > Isidore, le fils, va faire l’école des Beaux-Arts de Rennes entre 1908 et 1913. Avec lui, et Vincent – le gestionnaire – l’entreprise Odorico va changer de dimension. Plus question de proposer des modèles puisés dans les catalogues des carreleurs. Place à la création! Pour la décoration du Petit-Carhuel à Etablessur-Mer en 1924, Isidore se frottera même à Mathurin Méheut dont il aura à interpréter les dessins d’animaux marins.

PLACE PUBLIQUE > Les Odorico vont donc travailler hors d’Ille-et-Vilaine?
FABIENNE MARTIN-ADAM >Et bien plus loin! Dans les années trente, ils créent des succursales, à Angers d’abord, puis à Dinard et Nantes. Ils sont présents dans la plupart des villes du Grand Ouest. Près de Saumur, par exemple, à Rou-Marson, où ils couvrirent de mosaïques la piscine du château de Marson, et même jusqu’en Auvergne! L’entreprise rennaise emploie alors une centaine de personnes.

PLACE PUBLIQUE > Comment s’explique ce succès?
FABIENNE MARTIN-ADAM >La période « Art déco » qui s’ouvre un peu avant la guerre de 1914 et s’épanouit après 1920 (l’exposition universelle des arts décoratifs a lieu en 1925) n’explique pas tout. Le mouvement hygiéniste qui apparaît à la fin du 19e siècle a pu trouver pratiques les revêtements en mosaïque des piscines, des salles de bains, des crèches municipales, facilement lavables. Les couleurs des tesselles ont pu attirer ceux qui s’étaient lassés d’une architecture uniformément grise. C’était une manière de se distinguer… pour un prix qui pouvait être abordable grâce à des matériaux dimensionnés et des décorations géométriques beaucoup moins coûteuses que les dessins réalistes.

PLACE PUBLIQUE > Isidore Odorico eut une seconde vie sans doute moins connue.
FABIENNE MARTIN-ADAM > Le Centre de formation des jeunes footballeurs du Stade Rennais porte le nom d’Isidore Odorico. « Dodor », comme on l’appelait affectueusement, fut un bon joueur avant de devenir l’un des recruteurs du club où  il fera venir notamment des joueurs des pays de l’Est. Il militera ensuite pour un championnat de France professionnel et sera président du club de 1932 à 1938.

PLACE PUBLIQUE > Isidore Odorico disparaît en 1945. Aucun de ses enfants n’a voulu prendre sa succession?
FABIENNE MARTIN-ADAM > Non, malheureusement. Sa veuve s’associa un moment avec un carreleur belge. L’entreprise changera deux fois de mains avant de disparaître en 1978.

PLACE PUBLIQUE >En Italie, la tradition se perpétue?
FABIENNE MARTIN-ADAM >À quelques kilomètres du village de Sequals, à Spilimbergo, a été fondée en 1922 une École de mosaïstes, restaurateurs et créateurs, qui a une réputation mondiale.

PLACE PUBLIQUE > L’exposition va rester ouverte jusqu’au 3 janvier 2010. C’est exceptionnel qu’une exposition investisse un musée pendant neuf mois!
FABIENNE MARTIN-ADAM >Oui, nous avons mobilisé toutes nos ressources pour en faire un événement, la photo, le dessin, la vidéo… D’abord, nous aurons en fait deux expositions: une avant les journées du patrimoine des 19 et 20 septembre et une seconde ensuite. À cette date, tous les dessins seront renouvelés, d’une part parce qu’ils sont fragiles et ne doivent pas être exposés trop longtemps, d’autre part parce que nous voulons en montrer le plus grand nombre. Ensuite, un mosaïste sera présent trois jours par semaine et composera sous les yeux du public qui sera invité à participer à son travail, sur des dessins des Odorico. Enfin, nous proposerons deux cycles de conférences, dont un sur l’Art déco (du 19 au 24 septembre), et un sur l’immigration italienne du 21 au 26 novembre. Sans parler des visites et des animations pour les enfants.