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Contributions
#09
À l’Élaboratoire
on n’attend pas, on vit
RÉSUMÉ > Carrefour des possibles, univers baroque oscillant entre futur et passé, le collectif autogéré Élaboratoire interroge la société et les individus qui la composent. Friche artistique, endroit de vie et de travail, lieu d’accueil pour personnes en quête de différence, ses définitions sont multiples. Critiqué par certains, adulé par d’autres, l’Élaboratoire est avant tout une terre d’expérimentation sociale et poétique. Pour tenter de l’expliquer, les Élaborantins prennent la plume pour vous faire pénétrez dans le bastion Élaboratoire. Bienvenue.

     De la fumée épaisse s’échappe des caravanes et des camions d’habitation installés à l’Élaboratoire, boulevard Villebois-Mareuil. L’hiver est bien là, les poêles à bois tournent à plein régime. La cinquantaine d’habitants de cette friche socio-artistique ne comptent pas traverser l’hiver dans le froid. « Ici, on a un vrai confort! », proteste chaque Élaborantin quand on aborde le sujet. « De l’extérieur, les gens pensent que cela doit être dur pour nous, en caravane, l’hiver. Ils se trompent! On a une température d’au moins 25° » s’enthousiasme Julie, vidéaste. Son compagnon, Morgan, metteur en scène et étudiant en lettres, assure qu’il faut repenser l’idée de confort. « Le confort matériel on l’a. Pas de problème. Ici, on a en plus un confort social. Nos relations aux autres ne passent pas par les objets. On ne rentre pas dans telle ou telle classe sociale, on est toutes les classes sociales à la fois. Le confort, c’est le confort dans le travail, avec ses voisins, dans la société… » Et de conclure: « On ne remet pas le bonheur au lendemain. Le bonheur, c’est maintenant. ».
     Des phrases simples mais lourdes de sens ici, dans ce milieu autogéré où chacun est responsable de soi et du groupe, malgré – ou grâce à – la diversité des parcours des membres de l’association. « Ici, on est directement dans le faire », précise Julie. Une notion qui est sans doute l’une des particularités de l’Élaboratoire: vivre son utopie, et non la rêver.

     Du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas, franchi par une poignée de copains en 1997. Artistes des arts vivants, ils n’avaient pas de lieu où travailler et créer. C’est la naissance de l’Élaboratoire. Dans la foulée, en 1998, Élabohème devient le premier évènement de théâtre de rue, cirque et musique de l’association. Sans budget, une équipe de cent vingt personnes propose une programmation pendant un mois entier. Trois ans plus tard, le projet s’étend avec la création de « La Villa Monbroumpfv », qui réunit ateliers de création et lieu de vie. Installées au coeur de la plaine de Baud, les deux entités vont d’abord être bien distinctes, l’une légale, formée en association, l’autre sous « statut » de squat. Une relation qui évoluera au fil des ans et des habitants, non sans heurts, pour ne donner aujourd’hui qu’une seule et même histoire.
     Treize ans ont passé et l’Élaboratoire existe toujours. Si les activités en son sein ont en partie changé et évolué, la place du collectif, elle, reste intacte. Boueb, comédien et membre fondateur de l’Élaboratoire, salue l’appropriation de l’outil par ses utilisateurs. « Lors de la dernière assemblée générale, j’ai été surpris par l’expertise des gens. C’est comme s’ils avaient créé cet outil, et de fait, ils le créent ». Pour le comédien, c’est parce que l’« outil » Élaboratoire est libre que les gens se l’approprient.

Le 17 B, le terrain des « chap’» et le 48

     Depuis l’incendie qui a ravagé La Villa en 2008, l’Élaboratoire est réparti en deux lieux. Les locaux du 17 B, avenue Chardonnet, dans l’impasse de la Soie, sont toujours occupés par les arts vivants. On y trouve un plateau de théâtre, des salles de répétition, de danse et de musique et une salle informatique avec un accès à internet. En face, c’est le terrain des chap’, comprendre terrain des chapiteaux. Une partie des Élaborantins y habite.
     Les autres sont logés au 48, à quelques dizaines de mètres de là. Boulevard Villebois-Mareuil, le 48 héberge d’autres ateliers qui viennent compléter l’identité du lieu: les ateliers de mécanique, de soudage, du travail du bois, de réparation de vélos côtoient l’atelier couture, céramique, sérigraphie et informatique. Les peintres ont également un espace de travail dédié et une salle d’accrochage permet de montrer le travail de ceux et celles qui le souhaitent, qu’ils soient habitants ou non. C’est au 48 également que l’on trouve la cuisine collective, les sanitaires et une friperie.
     Tous ces lieux sont ouverts et libres d’accès. Chacun d’entre eux est pris en main par un référent, même si tout le monde est responsable de l’organisation, de l’utilisation, de l’entretien, du ménage, et de l’esthétique de ces espaces. « Ces tâches se partagent au quotidien selon l’envie, l’humeur et la disponibilité », nuance Benji, « artistant » 1 soudeur. Le référent n’est donc pas le responsable unique et totalitaire, mais il veille au bon fonctionnement. Les décisions, elles, passent par le collectif. Tout se décide lors de la réunion hebdomadaire du mercredi qui rassemble les Élaborantins. Un système horizontal où chacun argumente jusqu’à ce que soit trouvée une position qui convienne à tous.

     Si les Élaborantins sont des usagers privilégiés des ces lieux, de nombreuses personnes (plus de trois cents adhérents) sollicitent l’usage des locaux et le savoir-faire du groupe. Non pas que l’Élaboratoire apporte tout, mais il a une identité unique et donc complémentaire aux autres structures de la ville de Rennes. Parfois même, il se trouve être la seule réponse pour des projets. L’absence de méthodologie imposée et de parcours administratif kafkaïen, mêlée à une souplesse d’organisation et à un fonctionnement au coup de coeur, permettent l’émergence d’idées audacieuses. Kenza, la jeune chanteuse, secrétaire de l’association l’année dernière, nous fait part de son expérience: « Des gens de tous milieux, avec tous types de demandes viennent ici. Individus, groupes, structures associatives, institutionnelles, ou entreprises… Il y a de tout et les projets sont multiples! »
     Cela va aussi bien de la participation au carnaval depuis six ans aux côtés d’associations culturelles rennaises, comme Les Ateliers du Vent ou Le Jardin Moderne, à l’organisation d’un « intersquat » national dans l’enceinte même de l’Élaboratoire. Dans le quartier, la friche joue un rôle actif. Les Élaborantins sont souvent sollicités pour participer à des événements, comme ceux organisés par le village d’Alphonse (http://www.levillagedalfonse.fr) (rencontres cinéma, Sieste foraine…). Même diversité des interventions: ateliers découvertes pour des jeunes en foyers de jeunes travailleurs (FJT), interventions en MJC, ateliers en milieu hospitalier, etc. Le soutien à des projets collectifs ou individuels tient également une bonne place. En vrac, on peut citer le projet de cinéma itinérant en Roumanie, celui d’ateliers vidéo en Palestine, ou encore l’accueil de la tournée d’un film d’auteur autoproduit. Sans oublier toutes les personnes non recensées qui ont utilisé les locaux, qui pour réparer, restaurer, raccommoder, rafistoler ou créer de toutes pièces.
     Pléthore d’événements ponctuent l’année dans l’enceinte ou hors des murs de la friche. D’un ton assuré Kenza explique que tout cela enrichit le lieu. « On en a besoin! », assure-t-elle. Une idée appuyée par le collectif pour qui il est important de ne pas se spécialiser dans un type de rapport avec la société. « On peut aussi bien travailler avec des institutions culturelles qu’offrir du temps et de l’espace à une personne nomade qui vit sur les routes », explique Julie, la vidéaste. Une vraie flexibilité soumise toutefois à une règle fixe, la réunion du mardi soir. Comme pour le fonctionnement interne, les projets « extérieurs » sont proposés au groupe lors d’un rendez-vous informel qui est parfois un premier contact avec l’Élaboratoire.

     Un vaste « melting pot » de sensibilités qui n’est cependant pas sans poser de problème. Ainsi, Kenza ne cache pas que ce n’est pas toujours évident d’être un lieu d’accueil. « Quoi qu’il arrive, l’Elabo est un espace des possibles. En même temps, il faut faire respecter le lieu car nous ne sommes pas un service à la population au sens classique, ni dans une démarche de consommation. Chaque rencontre doit être basée sur de l’échange. » Car ici, point de salarié pour vous recevoir à l’accueil et vous aiguiller. C’est un lieu de vie, et chacun consacre du temps, en plus de ses activités, au collectif et aux personnes de passage. Un investissement personnel dont se nourrissent la plupart des Élaborantins pour évoluer dans leurs pratiques et réinventer le « vivre ensemble ». Jane, comédienne et danseuse, membre de l’équipe fondatrice, insiste sur l’idée que cette friche est un lieu transversal. « C’est un espace de liberté, de confrontation des limites qui redéfinit la place des uns et des autres. L’Elabo remet en cause, interroge. C’est une contre-image de la société et elle est nécessaire ! » Un sentiment partagé par Mika, le couturier. Selon lui, l’Élaboratoire « produit des choses qui vont faire bouger le regard des gens sur le monde. » « Nous ne sommes pas des artistes conceptuels, mais des artistes contemporains et nos démarches interrogent », analyse-t-il.
     Ces interrogations ne portent pas seulement sur la société et « le reste du monde ». Elles sont le lot commun de la vie quotidienne. Dans le microcosme Élaboratoire, les mêmes problèmes qu’ailleurs surgissent, la responsabilisation en plus. Le fait de se connaître les uns les autres semble unir les habitants. « On est comme une grande famille », dit Mika. « Parfois certains nous énervent et nous font sortir de nos gonds comme pourrait le faire un frère ou une soeur mais, malgré tout, on tient les uns aux autres. » Ces aléas ne font pas peur aux Élaborantins. Au contraire, les comportements individuels ont une répercussion sur le groupe, sur le collectif. C’est un apprentissage permanent où chacun se doit d’évoluer. « Il est nécessaire de se tromper. Le tout est d’en tirer parti pour évoluer. Sinon, on risque de traîner les mêmes casseroles toute notre vie », philosophe Kenza. Une manière de faire qui n’est pas acquise d’avance. « C’est un véritable apprentissage que l’on vit ici », renchérit Greg, jongleur et comédien.

     Mais qu’en est-il de l’identité artistique du lieu? Est-elle toujours le terreau commun des habitants et multiples usagers de l’Élaboratoire? Cette notion est-elle dissociable du reste? Pour Mika, le tout est intimement lié. « Ici on apprend des techniques artisanales, artistiques mais aussi des techniques d’un style de vie particulier. » Benji, abonde dans ce sens: « C’est une pépinière propice à l’échange, au mélange, aux mariages des savoir-faire, des compétences. On est en confrontation directe avec l’autre par la proximité. Ça inspire, créée une émulation, un bouillonnement! », s’enthousiasme le nouveau vice-président de l’association.
     Il poursuit: « L’Élabo est un lieu autogéré qui s’apparente à une école, un dojo, un lieu de transmission, d’entraide. » Un apprentissage que l’on peut aussi appréhender d’un point de vue pratique. « La plupart d’entre nous a choisi des voies où l’on sait qu’on va galérer. Alors savoir, par exemple, réparer son camion ou refaire soi-même son électricité, en somme atteindre l’autonomie matérielle, c’est le début de l’autonomie tout court », lâche subitement Greg. Autodidacte, Benji insiste également sur le rôle professionnalisant du lieu, pour qui souhaite l’utiliser à cet usage. « On réinvente sa vie mais aussi son métier », résume-t-il.
     Isa, comédienne, est venue habiter dans le collectif pour perfectionner son art. Aujourd’hui, elle travaille sur plusieurs projets à la fois. « Sur un des spectacles en cours, nous sommes huit Élaborantins à travailler. Comédiens, soudeur, chargée de communication, couturier, technicien… Ce lieu m’offre la possibilité de créer un réseau directement disponible », confie-t-elle. Un lieu de travail pour ceux qui y vivent, sans oublier tous les autres. En treize ans, plus d’une centaine de compagnies ont profité d’une résidence2 plus ou moins longue. Une vraie bouffée d’oxygène dans ce milieu où seuls quelques-uns vivent confortablement de leur art.

     Autre aspect essentiel qui permet à ces artistes, artisans, « artistants » de pratiquer leur discipline: le recyclage et la récupération. Elle concerne aussi bien les matières premières pour les oeuvres, que les objets nécessaires à la vie quotidienne. Georges, sculpteur d’oeuvres parfois monumentales, tire son inspiration et sa matière première d’objets ou de bouts d’objets glanés principalement à la déchetterie d’à côté. Il est l’un des concepteurs du robot géant qui trône à l’entrée du 48. Cet artiste ne conçoit pas travailler autrement. « Parfois, entre nous, on l’appelle Georges-la-brocante », sourit Julie. Un surnom affectueux qui résonne comme une marque de respect. Le bateau-pirate, réalisé à partir d’une carcasse de voiture par Damien et Alice, est lui aussi un emblème flatteur du lieu. Les Élaborantins sont fiers de faire découvrir ces oeuvres avec lesquelles ils partagent le quotidien.
     Pour autant, tous n’arrivent pas à l’Élaboratoire avec un projet artistique clair et défini car le mode de vie est aussi une porte d’entrée. L’idée est de permettre à ces personnes de trouver leur voie. « On a des exemples de gens qui arrivent ici un peu paumés et qui, un an après, sont dans une vraie dynamique de création », témoigne Benji, le soudeur. Une création qui rend la personne autonome pour qu’elle se réapproprie sa vie, son environnement, son habitat, ses relations sociales… La boucle est bouclée.

     Lieu d’expérimentation sociale, l’Élaboratoire est en sursis depuis sa création. Aujourd’hui, un vaste projet immobilier, la Zac Baud-Chardonnet, menace la friche. La ville de Rennes compte bien y construire à foison. Ce projet urbanistique a un goût amer pour les habitants et les usagers de cette zone particulière. « Nous ne sommes pas contre l’idée mais on aurait aimé être consultés pour que l’Élaboratoire garde sa place dans le quartier », déplore Gros Ben, crieur de rue.
     Les avis sont unanimes. « Encore une fois, on ressent le fossé entre les élus et le citoyen », résument les Élaborantins. « Il y a du sens à s’approprier des anciens bâtiments pour les faire vivre. On ne veut pas du tout neuf, tout beau, tout aseptisé ! », s’exclame Lizoo, musicienne et électricienne. « Pour vivre, on a besoin de lieux de création, de poésie, d’espaces non-dédiés », ajoute Julie. « Et on a besoin de différence! Et nous, contrairement à ces politiques qui en parlent tant, on créé la différence, on est la différence », rebondit Morgan.
     Et à en croire les multiples usagers du lieu, on se dit que oui, cet endroit semble nécessaire. Une idée confortée par Benji: « On a organisé deux événements cette année sous la bannière ARTetPUBLIC. On y a laissé des cartes postales pour que les gens puissent s’adresser directement au maire. Les messages sont incroyables! Ils disent tous que ce lieu est une bouffée d’oxygène! » Un lieu à conserver, certes, mais aussi et avant tout un mode de vie à légitimer. Un grain de folie, ni cadré ni défini, mais libre pour que chacun puisse l’inventer. Et si c’était ça la vie?