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Contributions
#09
Le Blosne, la Roumanie, l’Espagne, une
« correspondance citoyenne » pour lutter contre la xénophobie
RÉSUMÉ > De septembre 2010 à juillet 2011, l’association L’âge de la tortue travaille aux côtés des habitants de Rennes, Cluj-Napoca et Tarragona en vue de réaliser un ouvrage, un film documentaire et un site Internet sur les migrations et les conditions de développement d’un dialogue interculturel en Europe. Une équipe d’artistes et de chercheurs part à la rencontre de personnes qui vivent ou travaillent dans ces villes pour établir des Correspondances à partir d’histoires de vie et de récits imaginaires. En se prêtant au jeu chaque personne choisit de transmettre ses valeurs à travers un récit qui sera rendu public.

     À l’heure de la mondialisation, le brassage des populations provoque une diversification croissante des références culturelles au sein de nos cités. Certains craignent une déliquescence des liens sociaux dans ces milieux urbains en mutation. Cette fragilité des repères communs constitue un terrain favorable au repli identitaire et à la montée de la xénophobie.

     À cet égard, l’actualité politique récente en Europe suscite des questions troublantes. Face aux discours réactionnaires stigmatisant les populations immigrées, les acteurs de la société civile peuvent agir, même modestement. C’est dans cette perspective que l’association L’âge de la tortue a mis sur pied avec l’Association rennaise des centres sociaux et le collectif Topik (Rennes), Peace Action Training and Research Institue of Romania et Altart (Cluj- Napoca, Roumanie) ainsi qu’avec Ariadna et la Fundació Casal L’Amic (Tarragona, Espagne) le projet de coopération Correspondances Citoyennes en Europe – Les migrations au coeur de la construction européenne.
     Comment inventer de nouvelles façons de vivre ensemble à l’heure où les images de reconduites à la frontière alimentent régulièrement les journaux télévisés, où l’on encourage financièrement les retours au pays, où la recherche de mixité sociale tend paradoxalement à « ethniciser » les procédures d’attribution de logements sociaux, où les actions de solidarité en faveur des migrants et les réglementations nationales s’opposent de plus en plus fréquemment ? Comment renouveler nos modes d’action en faveur du dialogue interculturel quand certains lieux de cultes font l’objet de lois restrictives, quand le refus de résoudre des problèmes politiques et économiques se dissimule par opportunisme derrière des arguments culturels et/ou religieux estimés plus porteurs électoralement ?

Des résidences d’artistes et de chercheurs

     La Déclaration de l’Unesco sur la Diversité culturelle rappelle que la vie collective se construit de manière plus durable et plus sereine une fois que chacun se sent reconnu dans la pluralité et la singularité de son identité. Pour avancer dans cette voie, nous proposons d’expérimenter des façons d’entrer en relation entre citoyens issus d’horizons sociaux, culturels et professionnels très divers. Nos objectifs consistent à faire en sorte que chaque participant s’exprime sur ses valeurs et le sens qu’il donne à sa vie, puis à organiser la confrontation de ces valeurs dans l’espace public. C’est dans cette perspective que nous organisons trois séries de résidences réunissant des artistes et des chercheurs espagnols, français et roumains au coeur de trois quartiers populaires en Europe. Parce que les migrations intérieures et internationales ont façonné leur histoire et les mémoires de leurs habitants, ces territoires nous paraissent emblématiques des défis qui se posent aujourd’hui aux Etats européens.
     Devant l’ampleur et la complexité des enjeux, il nous semble urgent d’essayer d’explorer certaines tensions et contradictions de notre société, voire d’élaborer en commun les questions que nous nous posons sur la place des migrants dans la vie de la cité. L’expérimentation, entendue comme une tentative créatrice, apparaît ainsi comme une activité fondatrice de ce projet de coopération.
     De septembre 2010 à juillet 2011, notre équipe va travailler aux côtés des habitants de Rennes (quartier Le Blosne), Cluj-Napoca (Roumanie) et Tarragona (quartier du Ponant, Espagne). Dans chaque ville, quatre artistes et deux chercheurs s’installent pendant un mois dans un appartement dédié au projet (logement, espace d’accueil, de rencontres, de travail). En Espagne, ces intervenants sont Roumains et Français; en France, ils sont Espagnols et Roumains, etc.

     Sur place, un réseau d’accompagnateurs (responsables associatifs, interprètes) les accueille et facilite leur immersion dans le quartier. Toutefois, ce sont les artistes qui prennent l’initiative des rencontres, d’abord humaines, avec les personnes qui vivent ou travaillent sur le quartier. Nous essayons de cette façon de renverser le schéma classique de la relation artistes-habitants: s’intéresser à chaque personne avant d’essayer de l’intéresser à ce que nous faisons. Il n’existe donc pas de « public » constitué, il revient aux artistes-résidents d’expérimenter des modes « d’entrer en relation » avec des personnes qui leur sont a priori inconnues, et qui de surcroît ne parlent pas leur langue maternelle. Chaque artiste a la possibilité d’inventer sa manière de communiquer, d’échanger, en cherchant un langage commun, oral, gestuel, plastique, etc.
     Ces rencontres ont lieu dans la rue, les cafés, sur les marchés. Le plus souvent sans afficher d’étiquette sociale ou professionnelle, simplement de personne à personne, parfois même sans que l’existence du projet soit abordée. Si une confiance mutuelle parvient à s’installer, alors chaque artiste va inviter son interlocuteur à lui confier une matière intime et sensible constituée d’histoires de vie, de récits imaginaires ou d’opinions politiques sur le thème des « migrations dans la construction européenne ». Ces rencontres peuvent se répéter plusieurs fois, dans la rue, dans les locaux de la résidence ou bien directement dans le logement des participants. Les récits ainsi collectés constituent une matière première à partir de laquelle artistes et habitants vont élaborer une Correspondance qui sera adressée à un destinataire (élu, voisin, inconnu…). Un chercheur en résidence peut également contribuer à ces échanges en adoptant une position d’écoute active: il incite et sollicite par ses questions, par ses encouragements à poursuivre. Invité à la discussion, il participe à la formulation de nouvelles perspectives, à l’exploration de nouvelles significations, sans chercher à réinterpréter les paroles des autres acteurs.

Construire en commun des Correspondances

     Les récits de migration peuvent, au cours de ces échanges, se construire dans le cadre d’une Correspondance, à savoir dans ce moment incertain qui n’appartient déjà plus complètement à celui qui prend la parole sans qu’il soit encore véritablement approprié par celui qui la reçoit, la lit ou l’écoute. La Correspondance est vraiment un espace entre deux, un espace en transition, authentiquement partagé entre celui qui s’exprime et celui qui l’écoute ou le lit. Elle est une possibilité pour le lecteur ou l’auditeur de découvrir et de parcourir une expérience qui n’est pas la sienne mais qu’il réussira en partie à faire sienne parce que, justement, son interlocuteur lui en fait le récit.
     Le projet s’oppose bien sûr aux crispations sécuritaires et excluantes, mais il évite aussi les dramatisations excessives qui réduisent à tort l’expérience de la migration aux seules souffrances qu’elle peut occasionner. Le cadre de la Correspondance est un point de vue fructueux pour aborder une migration dans la mesure où le propre d’une correspondance est bien de mettre en relation, de s’adresser à l’autre et de s’en préoccuper. Le point de vue du destinataire (celui à qui s’adresse la correspondance) prend alors toute son importance puisqu’il permet de réfléchir à la façon dont le vécu d’une migration singulière nous interpelle et nous affecte, interpelle et affecte notre vie. Envisagée de cette façon, la Correspondance apparaît comme un précieux intercesseur.

     L’intervention des artistes (comédienne, plasticien, photographe, vidéaste et peintre) permet ici de s’emparer des récits de vie qui font appel aux émotions et à la mémoire sensible comme terrains possibles de recherche. De donner corps à des lectures du monde pas nécessairement rationnelles, se nourrissant des imaginaires, des rêves, des fantasmes, auxquelles – en dehors de l’espace publicitaire et mercantile – notre société normée accorde peu de place. Dans ce projet, nous cherchons une autre voie pour que l’art renoue avec la question du politique, par sa capacité à remettre en cause ce qui est institué, à bousculer nos certitudes et rompre avec ce qui est seulement utilitaire ou fonctionnel.
     À titre d’exemple, disons quelques mots de deux artistes impliqués dans ces Correspondances Citoyennes en Europe. L’un d’eux s’appelle Andrei Farcasanu, il est photographe et vit à Bucarest. Il s’intéresse en particulier aux façons dont les gens préservent leur identité (ethnique, religieuse, traditionnelle…) en même temps qu’ils interagissent, travaillent et vivent dans un espace urbain cosmopolite.
     Côté espagnol, Xavier Trobat est architecte et pratique la peinture depuis de nombreuses années. Il travaille au sein de ce projet sur l’idée de « la ville que chacun perçoit, vit et parcourt ». La ville entendue comme un réseau de parcours de ses différents habitants qui partagent des points de rencontre, des habitudes et des attitudes communes. Partir du détail, des paroles récoltées, des odeurs, de la lumière, pour décoder cette « ville partagée ». Saisir auprès de ses Correspondants les émotions discrètes que leur procure la ville, en vue de fabriquer avec eux des cités imaginaires. Sa double compétence de peintre et d’architecte lui permet de jouer avec ces visions sensibles et métaphoriques de la ville.

Le chercheur-sociologue participe au projet

     La présence des chercheurs (sociologues, anthropologue, politiste et sociolinguiste) s’explique par les trois axes qui structurent leur contribution. Le premier consiste en un apport de connaissances sur les migrations, les discriminations, l’altérité, le plurilinguisme et la ségrégation dans l’espace urbain. Le second prend la forme d’un travail de recherche enrichi par la possibilité d’accéder à une matière première sensible et politique grâce à l’entremise de l’artiste auprès des participants au projet. Enfin, le dernier consiste en une participation aux échanges avec les habitants et les artistes en vue de contribuer à la réalisation des Correspondances citoyennes.
     Pascal Nicolas-Le Strat, politiste et sociologue en résidence dans les trois villes concernées par ce projet, souhaite pour sa part faire l’expérience d’une sociologie qui s’élabore en situation (d’où l’importance d’être également en résidence) et en interaction constante avec les autres acteurs du projet. Le travail sociologique peut alors devenir une composante à part entière du projet, à l’égal des autres. Il propose de n’agir ni à côté, ni à distance, mais de l’intérieur et par l’intérieur, sur un mode à la fois critique et contributif. La sociologie peut devenir un des langages possibles du projet – un parmi d’autres. Elle serait suffisamment acclimatée et immergée pour devenir un des langages vernaculaires de l’expérience. Le projet pourrait ainsi se parler sociologiquement, comme il se parle ordinairement, corporellement, politiquement, ou plastiquement, selon le bon vouloir de chacun.

Entre Eux et Nous, une communauté de destin

     Quant au contenu de son travail, il repose sur deux questions. L’une porte sur le projet lui-même et l’expérience commune qui peut en émerger. Qu’essayons-nous de « fabriquer » ensemble, en commun, alors que nous venons d’horizons différents et que nous nous rencontrons presque pour la première fois? L’autre concerne le contenu même du projet : les récits de migration restitués dans les correspondances. Quelles perspectives communes se dessinent à travers cette diversité de récits ? Quel « commun » se donne à voir et à lire dans ces trajectoires? Que nous disent ces migrations de nous-mêmes et de ce que nous aspirons à devenir? Dans quelle mesure parvenons-nous à accéder à des questions et enjeux globaux à partir de cette multiplicité de récits singuliers et contextualisés ?
     Anne Morillon, sociologue au sein du collectif Topik, s’intéresse dans le projet à la relation entre « Eux » (les migrants – ou perçus comme tels –, les minoritaires, les dominés) et « Nous » (les non-migrants – ou perçus comme tels –, les majoritaires, les dominants). L’un de ses objets de recherche réside dans l’enfermement habituel des « étrangers » dans une généralité qui nie leur singularité. Un « étranger » aux yeux du majoritaire représenterait à lui seul son groupe (« la femme arabe », le « maghrébin », le « roumain »…) et la singularité (une façon particulière d’être au monde) ne serait ainsi que l’apanage du majoritaire.
     Dans un second temps, Anne Morillon propose une réflexion sur les conditions d’émergence d’une « communauté de destin » à l’échelle du quartier qui dépasse précisément ce clivage entre ce « Eux » et ce « Nous ». Autrement dit, dans quelle mesure le travail artistique mobilisant, entre autres, le sensible, l’imaginaire, le rêve pour produire de l’altérité permet de dépasser une frontière habituelle entre ce « Eux » (qui serait un collectif, un groupe, une « communauté » sans singularité, sinon des particularismes, des spécificités) et ce « Nous » (qui serait une singularité, reflétant l’Universel, la Société, l’Humanité) ? Quelles portes ouvre le travail artistique dans la recherche de ce dépassement? Si notre projet artistique n’a pas vocation à régler les problèmes de notre société, il peut en revanche être un « générateur de questions » pour remettre en cause les idées reçues, les représentations dominantes. En cela d’ailleurs, les projets artistique et sociologique se rejoignent.

Partager les réflexions avec des responsables publics

     Dans chaque ville, un élu est invité à participer aux débats qui animent l’équipe d’intervenants pendant les résidences. Il s’associe à la démarche en tant que personneengagée- politiquement et non en tant que représentant de la collectivité locale. L’élu est trop souvent assigné à une position où il est tenu d’apporter des réponses et des solutions. Cet enjeu est légitime, mais il paralyse le débat: que répondra-t-il ? sinon que la question est difficile ! Nous avons bien conscience qu’un élu local, à son échelle, n’est pas en capacité d’apporter des réponses d’ensemble à ces processus migratoires. Dans les Correspondances citoyennes en Europe, sans prôner de solution toute faite, nous sommes en quête d’une re-politisation de la condition du migrant à partir de ce que le migrant vit et a vécu. Nous aimerions que l’élu s’exprime à la première personne : « Voilà comment, dans mon engagement politique, j’envisage la question des migrations en Europe et la participation des migrants à la vie de la cité ».
     À Rennes, participeront Sylvie Robert (vice-présidente de Rennes Métropole déléguée à la culture) et Frédéric Bourcier (adjoint au maire chargé du quartier du Blosne). À Cluj, Valer Morar (chargé de l’assistance sociale et de la protection de l’enfance). À Tarragona, Sandra Coloma (adjointe au maire chargée de la jeunesse).

Une exposition, un livre, un film, un site web

     En acceptant de se prêter au jeu de la Correspondance, chaque personne choisit de transmettre sa vision du monde à travers un récit qui sera rendu public. Les productions artistiques et scientifiques issues de ces résidences seront visibles à partir de juillet 2011 dans un ouvrage rassemblant les contributions de tous les participants, sur un site Internet (www.correspondancescitoyennes. eu), ainsi qu’au cours d’une exposition présentée à Rennes, Cluj-Napoca et Tarragona. Un film documentaire sera également réalisé pour retracer cette expérience de travail commun rassemblant des personnes aux horizons professionnels, sociaux, linguistiques et géographiques distincts. Enfin, quatre valises contenant l’ensemble des Correspondances réalisées circuleront dans les appartements des participants et de leur entourage dans ces trois villes. Toutes ces productions seront traduites en français, en roumain, en catalan et en espagnol. Elles serviront ensuite de supports à l’organisation de débats publics, nous espérons ainsi alimenter les travaux des chercheurs et les réflexions des décideurs publics.