Une conversation avec André Markowicz n’a rien de fade. Avec lui, nous abordons deux sujets et seulement deux : la traduction, qui est son métier, la Bretagne, dont il a appris le chant. Sur ces deux questions, l’écrivain n’est jamais loin de susciter la controverse et parfois le scandale. Pourtant, dans le clair-obscur de sa maison, située quelque part dans les arrières de l’avenue Janvier, au milieu des reliures anciennes des romantiques français, sa passion, tout est calme et douceur en cet après-midi de septembre. Le propos est clair, la formulation précise. Le tout accompagné d’amples mouvements de mains et de bras. N’est-il pas, lui le traducteur hors norme de Dostoïevski, celui par qui la parole se fait chair.
PLACE PUBLIQUE > D’où venez vous, André Markowicz ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je suis né à Prague mais par accident. Mon père était un militant communiste français, fils d’un juif arrivé en France au début des années trente après avoir été expulsé de Pologne. Mon père, journaliste dans la presse communiste française, en particulier étudiante, avait, lors d’un séjour en Union soviétique, rencontré une jeune fille russe qui parlait français et qui allait devenir ma mère. Elle était née en Sibérie où ses parents étaient déportés.
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi avaient-ils été déportés en Sibérie?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je répondrai par une blague. Deux types se rencontrent en Sibérie. L’un dit à l’autre : « J’en ai pris pour dix ans. » Et pourquoi ? demande le premier. « Pour rien », répond le second. Et l’autre dit : « Non, pour rien, c’est cinq ans ! » Simplement, ma grand-mère était sur le carnet d’adresses de quelqu’un qui était sur le carnet d’adresses de quelqu’un, etc. C’est vrai dans le cas de ma grand-mère mais nous avons appris il y a une vingtaine d’années que mon grand-père avait réellement été arrêté pour quelque chose. Il était Géorgien — si bien que je suis trois-quarts juif et un quart Géorgien — et il appartenait à l’administration du gouvernement menchevik de Géorgie. Donc, il était réellement un ennemi des Bolcheviks. Ma grand-mère, qui était médecin quand elle l’a connu, l’ignorait totalement.
PLACE PUBLIQUE > Donc, vous naissez à Prague en 1960.
ANDRÉ MARKOWICZ > Je suis né à Prague où mon père séjournait comme journaliste et où son épouse, ma mère, était allée le rejoindre. Elle était médecin, elle aussi, alors qu’elle aurait préféré avoir fait des études littéraires. Mais c’était interdit. Quand on était juif, en URSS, on ne pouvait faire comme études que des mathématiques ou de la médecine, c’est-à-dire des choses dont la société avait « vraiment » besoin.
PLACE PUBLIQUE > Ensuite vous vivez à Moscou ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Après, mon père a travaillé à Moscou et j’y ai donc vécu jusqu’à l’âge de quatre ans. Làbas, j’ai été éduqué en russe par ma grand-mère et par ma grand-tante… Imaginez, toutes deux avaient vécu le tsarisme, la guerre de 14, le stalinisme, le blocus de Leningrad, les campagnes antisémites... Ma grand-mère considérait que les petits enfants pouvaient tout comprendre, qu’on pouvait leur parler comme à des adultes. Ainsi me disait-elle les poèmes de Pouchkine, notamment Eugène Onéguine. J’ai appris à parler en parlant Pouchkine.
PLACE PUBLIQUE > Votre première langue est donc le russe ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, c’est vraiment le russe. Avant quatre ans, je ne parlais pas français. Ensuite, quand on est venus en France, ma mère a fait des études de lettres, a passé son agrégation de russe et est devenue prof d’université. Pour elle, c’était impossible de me parler dans une autre langue que le russe. Même si elle parle français comme vous et moi, elle ne peut pas parler autrement qu’en russe quand elle s’adresse à un petit enfant… ou à un animal. Si le russe est ma langue maternelle, pour le reste, j’ai été éduqué comme un petit Français normal de la banlieue parisienne des années soixante. En trois mois, j’ai changé de langue. Ma langue, c’est le français de l’école publique. J’ai adopté ma langue paternelle.
PLACE PUBLIQUE > Comment naît votre vocation de traducteur?
ANDRÉ MARKOWICZ > Ma mère connaissait un professeur de Leningrad, qui s’appelait Efim Etkind. Élève des grands formalistes russes, il avait été expulsé d’Union soviétique, ce qu’il a raconté dans un livre magnifique, Le Dissident malgré lui. Il est l’un de ceux qui ont fait parvenir le manuscrit de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne en Occident. C’était aussi l’un des grands spécialistes de la traduction en Russie. Quand j’avais 16 ans, il m’a demandé si je ne voulais pas traduire Pouchkine. C’est ainsi que j’ai commencé à traduire, sous l’influence de ce maître. Il avait créé un groupe de traduction pour publier les oeuvres complètes de Pouchkine. Et l’un des premiers livres auxquels j’ai collaboré et dont je ne suis pas plus fier que ça, ce sont ses OEuvres complètes parues aux éditions de l’Âge d’homme.
PLACE PUBLIQUE > Vous saviez dès le départ que traduire serait toute votre vie ?
ANDRÉ MARKOWICZ > J’étais jeune. J’ai tout de suite conçu la traduction comme mon activité naturelle. Avec Etkind, j’ai appris vite. Je dirais aussi que je peux être un « très bon élève ». À l’école, je ne faisais pas des merveilles, juste ce qu’il fallait pour que l’on me fiche la paix. Mais quand quelque chose m’intéresse, j’apprends vite.
PLACE PUBLIQUE > Autre rencontre fondatrice pour vous, celle de Françoise Morvan ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Françoise, qui travaillait sur l’oeuvre du poète Armand Robin, m’a demandé mon avis sur les traductions du russe d’Armand Robin, qui comme vous le savez, était lui-même traducteur. Et là on a commencé… Bon je ne vais pas dire ici des choses personnelles. Mais un nouveau monde s’est ouvert devant moi. Un nouveau rapport entre les mots et la vie. Jusque-là, je ne me posais pas la question du rapport au réel. Si bien que rencontrant Françoise, quelqu’un de tellement engagé dans la vie et dans les mots,… j’ai été très touché. Oui, cette rencontre a été et est pour moi un deuxième choc fondateur.
PLACE PUBLIQUE > Ensuite, vous vous lancez dans l’aventure de la traduction de tout Dostoïevski ?
ANDRÉ MARKOWICZ > J’ai eu une autre grande chance, celle d’avoir rencontré Hubert Nyssen, l’éditeur d’Actes Sud. Je lui ai proposé de traduire l’intégrale de Dostoïevski. Il a accepté, ce que plus aucun éditeur ne pourrait faire aujourd’hui. Il s’est engagé pour une durée de dix ans par simple contrat verbal. J’ai donc passé dix ans à traduire Dostoïevski. Mais pas que cela. Au même moment, j’ai rencontré quelqu’un d’aussi fondamental pour moi : Antoine Vitez, le metteur en scène, qui était alors administrateur de la Comédie française et qui m’a introduit dans le monde du théâtre.
PLACE PUBLIQUE > Quel rapport entre traduction de la prose et celle du théâtre?
ANDRÉ MARKOWICZ > Les deux sont liés par une même question qui est : comment rendre compte par écrit de la voix vivante ? Comment faire passer en français, étant donné les codes de la langue française quelque chose de l’intonation, des intonations vivantes et signifiantes, qui, elles, ne sont pas soumises aux mêmes codes ? C’est-à-dire, comment faire entendre l’autre en nous, en préservant à la fois ce qui est nous et ce qui est lui ?
PLACE PUBLIQUE > C’est un défi absolu ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, c’est le travail de ma vie, de toute une vie. Ce n’est jamais gagné. Il s’agit de faire comprendre qu’on peut faire entendre en français l’étrangeté de Dostoïevski. Sans le normaliser, sans le soumettre au rouleau compresseur de la prose admise par convention comme normale.
PLACE PUBLIQUE > Comment travaillez-vous ? Comment trouvez-vous la juste note?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je travaille surtout « à l’oreille ». Il me faut aussi rendre hommage à ma mère qui relisait toutes mes traductions en comparant avec le texte russe. D’un autre côté, Françoise a tout relu en français. Double lecture fondamentale. S’y ajoute la relecture d’Hubert Nyssen et de Sabine Wiespieser qui, à l’époque, ont réalisé un vrai travail éditorial.
PLACE PUBLIQUE > Quelques années plus trad, vous vous lancez dans la traduction de Dostoïevski ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Le but de ma vie était de traduire Eugène Onéguine, le roman en vers de Pouchkine qui est la plus grande chose jamais écrite en russe. Ce travail je l’ai commencé quand j’avais 17 ans en pensant que je ne serais pas capable de le faire aboutir. Mais, après avoir fini Dostoïevski, j’ai senti que oui, j’en étais capable. Et je me suis mis à finir la traduction d’Onéguine.
PLACE PUBLIQUE > Quelle était la difficulté avec Onéguine ?
ANDRÉ MARKOWICZ > La simplicité. Rien n’est plus difficile que la simplicité. Plus c’est simple, plus c’est précis, moins vous avez de place pour vous raccrocher. Autre difficulté particulière, Onéguine est écrit en vers, dans la tradition du classicisme et du premier romantisme français, et il va de soi que, selon la méthode russe, j’ai respecté rigoureusement la forme. Onéguine en prose ou en vers libre n’est plus Onéguine. La légèreté, la finesse, la simplicité sont telles parce qu’elles s’inscrivent dans un cadre strict. Je peux dire que c’est ce que j’ai fait de mieux de toute ma vie. C’est peut-être idiot de dire cela, mais je le dis. Ce travail-là est le sommet de ma vie. Après, j’ai eu la chance de pouvoir traduire les poètes de la génération de Pouchkine (Le Soleil d’Alexandre) mais ce n’était que la suite, l’environnement d’Eugène Onéguine.
PLACE PUBLIQUE > Par rapport aux traductions antérieures, qu’apportait la vôtre ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je ne traduis pas seulement le sens. Pour moi, traduire, c’est rendre compte d’un organisme. La forme est inséparable du fond. Lorsqu’il y a une métaphore, je traduis la métaphore, et ainsi de suite. C’est un travail de création à part entière à partir d’un texte dont je ne suis pas l’auteur.
PLACE PUBLIQUE > N’éprouvez-vous pas une frustration à ne pas écrire vous-même des textes originaux ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Non. Pour moi, la traduction est un texte original. D’ailleurs, si je n’écris pas de romans et si je ne lis pas de romans contemporains, en revanche, j’écris des poèmes. Et quelle frustration voulez-vous que j’éprouve quand, en traduisant des textes aussi extraordinaires, je suis au contact de la beauté du monde ?
PLACE PUBLIQUE > Vous pourriez souhaiter faire la même chose.
ANDRÉ MARKOWICZ > Mais pourquoi donc, puisque c’est fait.
PLACE PUBLIQUE > Quels problèmes particuliers pose la traduction du théâtre ?
ANDRÉ MARKOWICZ > C’est un travail sur la langue, sur la langue parlée. Il faut restituer cette espèce de décharge d’énergie qui fait que la phrase doit durer quinze secondes et pas plus. Là aussi, j’ai la chance de travailler avec Françoise. Ensemble nous avons traduit Tchékhov, toujours en faisant très attention à ce que le texte puisse se dire à cinq secondes près au rythme du texte russe.
PLACE PUBLIQUE > Comment vos traductions de Dostoïevski ont-elles été perçues par les spécialistes?
ANDRÉ MARKOWICZ > La plupart des universitaires ont été scandalisés.
PLACE PUBLIQUE > Il faut dire que vous n’appartenez pas à cette communauté. Est-ce par choix ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Bof, c’est plutôt la vie qui en a décidé autrement. Mon objectif de vie n’était pas celui-là.
PLACE PUBLIQUE > Que reprochait-on à vos traductions ?
ANDRÉ MARKOWICZ > On disait : ce n’est pas possible d’écrire comme cela, c’est scandaleux ! D’ailleurs, mon travail de traduction de Dostoïevski n’a quasiment jamais été subventionné par le Centre national des lettres. Beaucoup de personnes, âgées ou d’âge mûr, étaient scandalisées parce qu’elles avaient découvert Dostoïevski à l’adolescence. L’écart entre mes versions et celles qu’ils avaient connues jadis était tel que cela les mettait en colère. Par contre, les jeunes acceptaient mes traductions sans aucun problème. Et, au théâtre, l’acceptation a été immédiate. Parce que la langue de Dostoïevski est une langue de l’oralité.
PLACE PUBLIQUE > Depuis lors votre version de Dostoïevski est « entrée dans les moeurs » ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, au fur et à mesure que le temps passait. Aujourd’hui mes traductions sont naturellement acceptées et elles se vendent de façon régulière et continue. Cela veut dire que le bouillonnement, l’incongruité, le côté « lave en fusion » des romans de Dostoïevski peut être admis.
PLACE PUBLIQUE > Avez-vous le sentiment d’appartenir à la communauté des traducteurs ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Maintenant, l’âge venant, je me suis inscrit à la Société des traducteurs français, mais je ne me suis jamais posé la question.
PLACE PUBLIQUE > Vous vivez de vos traductions ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Absolument. Et depuis toujours.
PLACE PUBLIQUE > Et maintenant, vous n’avez plus rien à traduire du russe ?
ANDRÉ MARKOWICZ > C’est un sujet terrible. Je me suis pris de passion pour la poésie chinoise, c’est-à-dire plus précisément la poésie de l’époque des Tang, à savoir le 8e siècle. Le livre s’appellera Ombres de Chine. Je ne connais pas la langue mais je pars de « mot à mot » anglais, russes ou français que je confronte et fais revoir par des spécialistes chinois de cette poésie... C’est un travail très scrupuleux, très minutieux, pas du tout une invention libre à partir de poèmes anciens. En Russie, de nombreux poètes traduisent des poèmes de langues étrangères qu’ils ne connaissent pas (ainsi, Pasternak a-t-il traduit de nombreux poètes géorgiens). Moi-même autrefois, j’ai servi d’informateur à Guillevic qui voulait traduire des poèmes russes. Ce qui est fascinant pour moi est d’aller vers l’étranger absolu. Dans la poésie Tang, il n’y a pas de modalités, pas de différence entre l’indicatif et le subjonctif. Pas de pluriel.
PLACE PUBLIQUE > Que reste-t-il alors de commun avec nous?
ANDRÉ MARKOWICZ > Il reste que leur expérience humaine est la nôtre. Depuis le début de l’humanité, le conflit le plus sanglant fut la Seconde guerre mondiale. Juste après, vient la Révolte d’An Lushan, en 755 en Chine. Ils étaient 60 millions de Chinois en 753, dix ans plus tard, ils n’étaient plus que 16 millions. Il y a dans cette poésie chinoise, à la fois notre portrait, mais notre portrait en tant qu’il est le plus éloigné possible de notre représentation mentale du monde. Ce qui me passionne, c’est cela, c’est l’ombre, c’est « comment saisir les contours d’une ombre ». C’est d’ailleurs un peu le sujet de Dostoïevski.
PLACE PUBLIQUE > Le plaisir de lire, pour vous, est-il du côté du russe ou du côté du français ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Pour moi, le plaisir de lire n’est pas une question de langue. C’est une question d’auteur. De même, on ne traduit pas une langue, on traduit un auteur, un mode de pensée. Certes, la langue est un enjeu, mais ce n’est jamais le seul, que ce soit pour la littérature ou pour le nationalisme.
PLACE PUBLIQUE > Justement, parler de langue et de nationalisme nous amène logiquement au second sujet de cet entretien : la Bretagne. Comment l’avez-vous rencontrée ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Par Françoise. Au départ, elle m’a dit : si vous voulez me connaître, écoutez cela ! C’était un disque. Les Chants profonds et sacrés de Bretagne par Jean-François Kemener. J’ai été bouleversé. « Comment se fait-il que je ne connaisse pas ? » Une telle grandeur ! Je me suis mis à apprendre des gwerziou, à les chanter et je me suis fait un répertoire qui m’a même permis d’inventer un genre, la « complainte contée ». Nous avons donné des spectacles, Annie Ebrel, Marthe Vassallo, Noluen Le Buhé, Éric Marchand et moi. L’un de mes buts en tant que traducteur n’est-il pas de faire connaître cette grandeur ? Le breton est mon yiddish. Mon grand-père parlait yiddish, mon père ne le parlait pas. Mais moi je ne le parle ni le comprends. En revanche, j’ai traduit des complaintes bretonnes et j’ai même fait un disque avec mes trois chanteuses préférées…
PLACE PUBLIQUE > Votre accès à la Bretagne se fait donc par la pure sensualité du chant.
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, par le coeur. Écoutez la Chanson du vieux merle. C’est absolument sidérant.
PLACE PUBLIQUE > Que dit-elle cette chanson?
ANDRÉ MARKOWICZ > C’est l’histoire d’un jeune homme qui se promène et sur le rebord de la fenêtre, il voit une jeune merlette et lui demande si elle veut bien l’épouser. La merlette dit « non », moi je voudrais bien mais mon père ne voudra pas. Mais si vous vouliez attendre qu’il meure, vous aurez et la dote et moi. Et le père est là, il dit : tu as failli, ma fille, je suis le roi des oiseaux qui sont sur terre. Et il pleure. Il lui dit « Tu as failli », mais il ne lui dit pas pourquoi. Il ne lui dit pas pourquoi il refuse le mariage.
PLACE PUBLIQUE > Je ne comprends pas…
ANDRÉ MARKOWICZ > Eh bien voilà, quand on réfléchit à cette chanson, c’est un père qui refuse absolument un mariage qui apparaît pourtant « bien » et « normal ». En fait, nous avons ici la métaphore exacte de la façon dont la tradition populaire se transmet. Dans la transmission, on ne demande jamais « pourquoi ». Soit tu comprends, soit ce n’est pas la peine. C’est terrible, mais c’est comme ça. Cette espèce de grandeur tragique me bouleverse.
PLACE PUBLIQUE > Vous aimez ce pays, la Bretagne ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, mais je ne sais pas ce que cela veut dire que d’aimer un pays. On aime des gens, on aime certaines choses, mais aimer un pays c’est abstrait…
PLACE PUBLIQUE > Vous êtes partie prenante dans le conflit qui oppose Françoise Morvan et le « mouvement breton », notamment depuis la violente controverse qui l’a opposée à l’universitaire Per Denez.
ANDRÉ MARKOWICZ > Oui, je soutiens Françoise et je partage son expérience. Au départ, c’était un conflit qui portait sur une simple question d’orthographe. Son directeur de thèse, le militant nationaliste Per Denez, lui a donné ordre de réécrire les carnets du folkloriste François- Marie Luzel en orthographe « zh ». Elle a eu entièrement raison de refuser (d’ailleurs on peut lire son édition des carnets de Luzel aux Presses universitaires de Rennes). Ensuite, elle s’est trouvée traînée devant les tribunaux pour avoir osé résister (elle raconte ça dans Le Monde comme si, donc inutile d’insister). Pour les nationalistes bretons, l’orthographe, c’est le symbole de la nation. Les nationalistes, au nom de conceptions héritées du centralisme français qu’ils rejettent par ailleurs, ont toujours considéré que le droit à l’indépendance était liée à une langue une et unie, et donc à une orthographe unifiée. D’ou le fameux « zh ». Pendant la guerre, ils ont unifié l’orthographe pour que la Bretagne prenne place en tant que nation dans le cadre du Reich. L’orthographe était d’abord un emblème - de même que le breton enseigné de nos jours est avant tout un emblème.
PLACE PUBLIQUE > En quoi est-ce avant tout un emblème, selon vous?
ANDRÉ MARKOWICZ > Une langue emblème est une langue dont on n’a pas besoin pour la communication car tout le monde sans exception peut dire ce qu’il veut dire dans une autre langue que celle-là. Si l’on enseigne le breton mis au point par les nationalistes, ce n’est pas du tout pour sauver le breton, c’est d’abord pour affirmer « je suis différent ». Ensuite, les instances régionales à l’origine de la « marque Bretagne » (puisque la Bretagne a été labellisée comme un pâté) le constatent elles-mêmes : le breton est (je cite) « un combat du mouvement breton devenu une cause collective et un emblème régional, gagné sur le plan affectif et symbolique mais perdu sur le plan réel ». Dans les régions où l’on n’a jamais parlé breton, tout à coup on se retrouve avec un « Saozon Sevigneg ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la langue est délibérément considérée, y compris par les politiques, non seulement comme un atout touristique, mais comme un outil de propagande pour mettre en place un projet politique que personnellement je réprouve.
PLACE PUBLIQUE > Ne regrettez-vous pas la perte de la langue bretonne ?
ANDRÉ MARKOWICZ > La catastrophe, ce n’est pas seulement la disparition d’une langue et d’une culture vivantes mais c’est leur remplacement par des mensonges, des faux-semblants. Et arrêtons de dire que c’est l’école française qui a détruit le breton. En 1880, ce n’est pas l’interdiction du breton qui a été décrétée, c’est l’interdiction du breton à l’école, avec évidemment des méthodes scandaleuses qui étaient celles de l’enseignement de l’époque. Mais il faut savoir que malgré cette interdiction le nombre de bretonnants est resté à peu près stable jusque dans les années cinquante. Les gens étaient très contents d’apprendre le français parce que le français était perçu à juste titre comme la seule façon de se sortir de la misère. Les petits Bretons apprenaient le français en trois mois alors qu’il faut combien de temps aux élèves aujourd’hui pour apprendre le breton !
PLACE PUBLIQUE > Que s’est-il passé à partir de 1950 ?
ANDRÉ MARKOWICZ > À partir de 1950, il y a une rupture d’une terrible violence avec le passage d’une civilisation agricole et de petites exploitations à une civilisation industrielle dans laquelle, tout bêtement, on n’avait pas besoin de parler breton. La question n’était pas le breton, mais l’oppression dans laquelle les gens vivaient. J’ai trouvé dans une vente les bulletins paroissiaux d’une commune rurale de 1946-1947 ; le curé explique qu’il a refusé ses pâques à une jeune fille parce qu’il a vu dans le car qu’elle était assise à côté d’un jeune homme. Le breton était lié à une société sclérosée, oppressante, machiste, et dont les femmes notamment voulaient s’émanciper - ce qu’elles ont fait, et notamment, en faisant le choix du français pour leurs enfants. Que des petits-bourgeois le leur reprochent montre simplement qu’ils parlent d’une Bretagne mythifiée.
PLACE PUBLIQUE > Pourtant, le courant d’opinion dominant aujourd’hui est à la défense de l’identité et de la langue bretonnes.
ANDRÉ MARKOWICZ > D’abord, je ne sais pas ce que c’est, l’identité bretonne, ni aucune identité, d’ailleurs. Est-ce qu’il s’agit des papiers d’identité ? Et je sais que ma photo sur mon passeport ne correspond pas à ce que je suis. S’il y a une chose extraordinaire et irremplaçable en France, c’est la laïcité. Cette laïcité se définit par le fait que l’on choisit librement ses affinités ou ses identités changeantes dans le temps. Elle s’oppose au communautarisme. D’autre part, qui a le droit de dire « nous » ? « Nous, les juifs », « nous, les Bretons », etc. Je suis juif mais je n’ai rien à voir avec aucune communauté juive. Qu’est-ce qu’il y a de particulier à être breton, je ne vois pas. Se dire « fier d’être breton » me semble ridicule. Comment peut-on être fier de quelque chose que l’on n’a pas décidé soi-même ? Chacun peut choisir, je peux aimer le biniou, je peux ne pas l’aimer, je peux aimer la mer, je peux ne pas l’aimer, et alors ? Et alors ? Comment bâtir une politique sur l’identité quand on ne sait pas ce que c’est que l’identité ? En la fabriquant — et c’est bien ce qui est grave. C’est bien cette dérive identitaire que dénonce Le Monde comme si.
PLACE PUBLIQUE > La langue bretonne ne mérite-t-elle pas d’être défendue, comme toutes les langues minoritaires?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je ne sais pas non plus ce que signifie « défendre la langue ». Une langue, ce n’est pas une forteresse, c’est un moyen de communication. Elle sert à dire quelque chose à quelqu’un, quand on en a besoin. Les gens ne parlent pas une langue pour parler une langue, ils veulent dire des choses. Quand les nationalistes veulent « sauver » le breton, ils font comme si ils ne comprenaient pas l’essence même du problème. Ce n’est pas l’école qui sauvera le breton (regardez ce qui se passe en Irlande pour le gaélique, pourtant langue officielle), c’est juste le fait que des gens auront besoin de partager une expérience vivante. Et qu’on ne me fasse pas dire que la culture bretonne n’a aucun intérêt : Françoise a passé des années à publier les trésors de la littérature populaire, et nous avons traduit certaines des plus belles complaintes que nous connaissons aux éditions Ouest- France, nous les avons traduites, pour que les gens puissent les lire et les chanter en breton et en français, et parce qu’il s’agit de chefs-d’oeuvre de poésie.
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi vivez-vous à Rennes depuis près de trente ans ?
ANDRÉ MARKOWICZ > On s’y est retrouvés Françoise et moi parce qu’elle habitait à Guingamp et que moi j’habitais à Paris. Rennes est à mi-chemin. Ensuite, on y est restés. J’aime beaucoup Rennes. Vous avez vu les livres, partout, dans cette maison ? On ne pouvait pas acheter à Paris de quoi les loger.
PLACE PUBLIQUE > Qu’aimez-vous à Rennes?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je trouve qu’il y a une grande vie culturelle. C’est une des villes les plus culturelles de France. J’aime aussi la beauté de ses rues. J’aime m’y promener. Mais je voyage partout en France pour mon travail, ou par exemple en Suisse où je pars tout à l’heure, ou ailleurs dans le monde : Rennes est comme Paris un lieu de transition, un lieu de travail. J’aimerais bien voyager davantage à Rennes, découvrir la ville. Mais je dirais la même chose pour Paris. La différence est qu’ici l’isolement est plus grand. Pour moi, bien sûr, mais, depuis la parution du Monde comme si, pour Françoise surtout. Qu’elle puisse faire la moindre intervention, ici, à Rennes, c’est désormais hors de question.
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi lui est-il impossible de s’exprimer publiquement dans l’espace rennais ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Est-ce à moi de répondre ? Cette interdiction – évidemment tacite — ne concerne d’ailleurs pas que l’espace rennais. Elle concerne la Bretagne tout entière, et ses interventions publiques sont devenues très rares.
PLACE PUBLIQUE > Que n’aimez-vous pas dans cette ville de Rennes ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je n’ai pas beaucoup d’appétit pour l’urbanisme contemporain, mais Rennes ne démérite pas plus qu’une autre ville en la matière. En revanche, je considère, que les déchaînements du jeudi soir sont une chose tout à fait affligeante, tout en admettant que le phénomène, là encore, n’est pas propre à Rennes.
PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui vous chagrine dans ces fêtes du jeudi soir ?
ANDRÉ MARKOWICZ > Cette volonté de se saouler, et vite. Cette volonté de faire du bruit pour prouver qu’on existe. Sans doute parce qu’on n’a rien pour exister justement. Ce qui me pose problème, c’est le « moi je ». « Je » fais la fête, « je » fais du bruit à deux heures du matin sans souci des autres, c’est normal. Que ce soit le « nous » ou « le moi je », l’un et l’autre sont détestables. Ils ne s’opposent pas, ils se complètent.
PLACE PUBLIQUE > Ni « je » ni « nous », mais alors, quelle est la bonne position?
ANDRÉ MARKOWICZ > Je ne parle pas du « je » ou du « nous » mais du « moi je » de la grossièreté indifférente et du « nous autres » (« ni hon-unan ») du communautarisme haineux — et regardez les « jeunesses poutiniennes », leur parti s’appelle : « Nashi » — « les nôtres ». Écrire, c’est une manière d’être en dehors de ça. La question n’est pas seulement que ces jeunes se saoulent mais ce que ça implique, cette déréliction généralisée. Et c’est aussi contre cette déréliction que je traduis comme je le fais, en essayant de transmettre des formes, des oeuvres, de les faire vivre dans la durée. Non pas parce que « moi je » ou parce que « nous autres » mais parce que la culture est partage. La révolte des poètes chinois du 8e siècle contre la guerre est contemporaine, la révolte des poètes de la génération de Pouchkine contre le pouvoir est contemporaine.
PLACE PUBLIQUE > Quelle relation avez-vous avec le « milieu culturel rennais » et avec les Rennais en général ?
ANDRÉ MARKOWICZ > À peu près aucune. Nous avons un quartier extraordinaire où tous les commerçants sont amicaux, et puis les caissières des Galeries Lafayette avec lesquelles nous nous amusons à raconter des histoires fantasques, et puis le merveilleux plombier et sa femme Soraya qui fait du théâtre, Monsieur Philippe le coiffeur qui a protesté quand on a passé sous silence le fait qu’on avait eu un Molière, et le marchand de crêpes grand lecteur de Gogol, et puis toutes sortes d’amis très drôles, des comédiens, des peintres, des musiciens, des enseignants, des membres de la Ligue des droits de l’homme, des metteurs en scène mais nous ne les rencontrons pas du tout parce qu’ils appartiennent ou non au milieu culturel rennais.