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Initiatives urbaines
#27
RÉSUMÉ > Le Kazakhstan, ancienne république soviétique, est devenu en 20 ans le Qatar de l’Asie centrale. Pour assoir son pouvoir et faire valoir le fulgurant développement du pays, le président Noursoultan Nazarbaiëv a créé une nouvelle capitale. En quelques années, Astana, une ancienne bourgade au Nord-Est du pays, s’est transformée en un immense laboratoire architectural. Un chantier colossal où le coût et les goûts rivalisent de démesure. Plongée au coeur de cette nouvelle cité khazake, entre ombres et lumières, alors que s’ouvre en France l’année du Kazakhstan.

     Devinette. Un, je suis une capitale d’Asie centrale. Deux, ma population compte un peu moins d’habitants que Marseille. Trois, je me trouve à 4 700 kms de Paris. Quatre, je fête tout juste mes 16 ans. Cinq, vous rêvez de New-York, Versailles, Dubaï, Disneyland, Las Vegas ? Venez chez moi, je suis tout cela à la fois. Je suis… Astana, capitale du Kazakhstan !
    « Décrire cette ville ? Il faudrait une journée pour en parler ! », s’exclame Thomas Boréal, breton expatrié dans le pays des steppes depuis un an et vice-président du comité de jumelage Almaty-Rennes. Ce responsable d’une maison de production audiovisuelle commence à bien connaître la capitale. « J’habite Almaty, l’ancienne capitale mais je vais souvent pour mon travail à Astana. Cette ville est propre, moderne, audacieuse, étonnante. Je la trouve de plus en plus agréable à vivre. Contrairement à beaucoup de Kazakhs et d’expatriés qui estiment que c’est la pire ville du monde. »
    En quelques mots, voilà Astana résumée : on l’adore ou on la déteste. Comment cette cité, encore adolescente, peut-elle susciter autant de passions ? Plus jeune capitale du monde après Brasilia, la cité kazakhe a été officiellement inaugurée le 10 décembre 1997. Une poignée de décennies et déjà des volumes d’Histoire et de petites histoires. « Si cette ville crée des débats animés, c’est normal, remarque Azamat, étudiant en droit à Astana. Elle concentre tous les paradoxes de notre pays. Notre nation est coincée entre ses traditions et sa course à la modernité, entre les millions de dollars de son pétrole et la pauvreté de ses campagnes. Cette capitale, ce sont les deux visages du Kazakhstan.»

     Avant même de naître capitale d’un pays en plein développement, Astana a connu plusieurs vies et autant de noms. Cette ancienne forteresse cosaque a été fondée au 19e siècle sous le nom d’Akmolinsk. La bourgade, alors modeste étape sur la route de la Soie, se développe au début du 20e siècle. Dès la révolution bolchévique en 1917, la ville devient un carrefour ferroviaire stratégique où se croisent des milliers de combattants.
    Plus tard, Staline profite de l’immensité de la république soviétique pour y établir de nombreux goulags. Dans la région d’Astana, des millions de « traîtres à la mère patrie et contre-révolutionnaires » sont déportés, comme l’écrivain Soljenitsine. En 1960, Khrouchtchev lance sa campagne des terres vierges. But affiché : profiter de l’espace steppique pour augmenter la production agricole. Akmolinsk doit alors porter en son nom le projet. La ville s’appellera désormais Tselinograd, « ville des terres vierges » en russe.
    Nouvel état-civil en 1991. Lorsque sonne l’indépendance du Kazakhstan, le pinceau de l’identité nationale repeint les mots. On gomme le souvenir de l’URSS. Tselinograd devient Akmola.

     La ville aurait pu vivoter comme tant d’autres villes kazakhes essoufflées après le départ des Russes. Mais en 1994, le nouvel homme fort du pays, le président Noursoultan Nazarbaiëv, décrète qu’Akmola sera la nouvelle capitale du pays. Au détriment d’Almaty, sa devancière du Sud. Intervient un énième nom de baptême : Astana, traduisez « capitale » en kazakh.
    Le projet est colossal. Il faut transplanter à 1 000 kms de distance les organes administratifs et stratégiques d’un pays en devenir. Puis y greffer des milliers de salariés, fonctionnaires, hommes d’affaires et diplomates. Et, enfin, y construire une cité digne des villes les plus modernes du monde. « Cette décision a beaucoup surpris, se souvient Alina, professeur. Nous avons eu du mal à comprendre pourquoi on devait abandonner l’ancienne capitale, Almaty, pour une région aussi froide et désertique dans le Nord Est. Mais au Kazakhstan, on ne conteste pas les décisions du président. »
    Les raisons invoquées pour ce grand déménagement urbain oscillent entre les explications officielles et les supputations officieuses. Nazarbaïev souhaitait sortir de l’enclavement d’Almaty, nichée à la frontière montagneuse du Kirghizstan et éloigner la capitale d’une zone sismique. En coulisse, on murmure qu’il désirait se rapprocher du grand frère russe pour mieux cerner une population du Nord russophone et russophile. Voire potentiellement sécessionniste.

     Les langues les plus acides chuchotent que le grand bond du Sud au Nord permettait d’éloigner le centre du pouvoir de l’empire du milieu. Se rapprocher des Russes pour mieux s’éloigner des Chinois. « Toutes ces interprétations, justifiées ou non, font déjà partie de la légende d’Astana, commente discrètement un diplomate. Comme cette idée, qu’un jour, Astana portera le nom du président, son bâtisseur. Certains l’appellent déjà “Noursoultangrad”. Cette capitale est le projet d’un homme, c’est indéniable. Selon les points de vue, on y voit soit de la mégalomanie, soit du pragmatisme économique»1. Quelques que soient les raisons, l’inamovible Nazarbaïev n’a pas lésiné sur les moyens. Edifier une cité du 21e siècle est un chantier titanesque. « Surtout dans cette région du Kazakhstan, estime Jean-Christophe Doubroff, correspondant en France de l’agence touristique kazakhe Asia Europe Exchanges. Astana est en pleine steppe aride. Le vent y souffle fort et, l’hiver, la température peut descendre à moins 30°. Dans cette ambiance hors-norme, un projet hors-normes ne surprend pas. »
    Et rayonnant hors des frontières. Car pour son créateur, Astana doit être vue, reconnue, entendue sur la scène nationale et internationale2. « Ce déploiement de faste et gesticulations architecturales est une constante dans de nombreux pays en plein boom économique, analyse Jean- Philippe Hugron, journaliste au Courrier de l’architecte. Les capitales se livrent une compétition internationale.À Astana comme à Doha, Dubaï ou Bakou, l’excès des moyens et l’excentricité sont légion car les villes poussent sur des terres vierges, où tout est à bâtir sans le poids des normes du passé. Autre point commun, le coût : dans ces pays, l’argent n’est pas un problème pour leurs dirigeants, alors tout est possible. »
    Pour Astana, l’addition des travaux pharaoniques avoisine la centaine de milliards de dollars. Un obstacle mineur pour un président à la fortune personnelle établie et à la tête d’un pays riche en pétrole, gaz, uranium et à la croissance économique fulgurante (lire encadré page 144).

     À Astana, ce « no limit » s’ est déjà traduit dans le choix des architectes. Nazarbaïev est allé chercher le japonais Kisho Kurokawa, père de la célèbre tour Kobo à Tokyo ou encore le britannique Norman Foster, concepteur de l’aéroport de Pékin. Leur travail, compilé aux créations présidentielles, offre aujourd’hui un kaléidoscope urbain étonnant voire détonant. Sur les vastes avenues à l’allure de périphérique, les gratte-ciels orgueilleux, les immeubles futuristes, les résidences luxueuses, les centre commerciaux high-tech et les immenses esplanades côtoient les palais à coupoles, les jardins à la française, les fontaines océaniques, les mosquées flamboyantes. Le verre, l’acier, le marbre, l’or s’entremêlent.
    La nuit, la ville s’illumine. Ballet de jeux de lumière sur les buildings et danse des reflets sur l’Ichim, rivière qui traverse la ville et marque la frontière entre la vieille ville et la nouvelle. « Kitsch » critiquent les uns, « magique », s’enthousiasment les autres. Comme Azamat : « Ici, c’ est un mélange de New-York, de Paris, de Dubaï, Las Vegas, pas besoin de voyager, s’amuse t-il. On se sent dans toutes les ambiances du monde. »
    D’ailleurs, cette impression de cacophonie esthétique est inscrite dans l’ADN architectural de la ville. « Le président a donné pour consigne que les bâtiments soient tous divers afin que l’oeil ne se fatigue pas, expliquait le député Toleqen Mukhamejanov, un proche de Nazarbaïev3. Comme le climat est rude, la ville doit générer l’optimisme, la variété. » Thomas Boréal s’interroge sur ce choix : « Est-ce que trop d’ originalité ne tue finalement pas l’ originalité ? » Hervé Kerros, rédacteur du guide le Petit Futé sur l’Asie centrale et le Kazakhstan, regarde plutôt la capitale comme « une expérience urbaine à vivre. Côté histoire, culture, musées, il n’ y a pas encore de quoi rivaliser avec Almaty. Aller à Astana, c’est pouvoir être au coeur d’un laboratoire architectural, se promener dans un immense chantier à la verticale. »

     Localement, plus qu’une expérience urbaine, les Kazakhs viennent découvrir à Astana le nouveau visage de leur pays. Le week-end, ils sont des centaines à se presser au fameux Baïterek. Cette tour, symbole de la ville, toise la cité de ses 97 mètres de haut (en référence à 1997, année du transfert de la capitale). A son sommet, le public bénéficie d’une vue panoramique d’Astana. Et surtout, le visiteur est invité apposer sa main dans la paume présidentielle, gravée dans un socle d’or massif de 2kg. La tradition veut, que pendant cette communion de paume à paume, l’on regarde en direction du palais présidentiel. Les flashes crépitent frénétiquement, surtout ceux des jeunes mariés. En effet, au faîte de l’édifice, est posé un immense oeuf, symbole d’une légende kazakh. Celle du samruk, un oiseau mythique qui pondrait un oeuf d’or, porteur du bonheur et du désir.
    Le bonheur d’une vie meilleure, c’est aussi le rêve des milliers d’ouvriers. 7 jours sur 7, une horde de travailleurs kazakhs et venus des pays voisins pointent quotidiennement sur les dizaines d’hectares de ce chantier herculéen. Dans des conditions de travail difficiles, ils s’échinent à construire la majestueuse ville des cols blancs. En retour, ils gagneront à peine de quoi vivre et économiser pour bâtir, un jour, tout au plus une modeste bicoque. « C’est l’envers du décor récurrent de ce genre de démesure architecturale, constate Jean-Philippe Hugron, du Courrier de l’architecte. Des ouvriers peu payés, pressés par le calendrier politique... Avec des salaires dérisoires, un droit du travail malmené, c’est plus facile de monter des tours de 100 mètres de haut ! »
    Des tours, il y en a encore de nombreuses à bâtir. Nazarbaïev n’est pas prêt de ralentir la cadence. Sa capitale a décroché l’organisation de l’exposition internationale de 2017 5. Une première dans la région Centrasiatique. Lors des voeux aux diplomates en janvier 2013, le président s’est enorgueilli de cette reconnaissance : « La candidature de notre capitale a recueilli 104 des 154 des voix exprimées par les Etats membres du Bureau international des expositions. C’est le triomphe du prestige international de notre jeune pays.6 » Le thème retenu – « Energie du futur » – demandera la création d’un site de 113 hectares en prolongement de la nouvelle ville. Après la devinette, la calculette. En 2017, Astana fêtera ses 20 ans et Nazarbaïev, ses 77 ans. Un anniversaire, main dans la main, d’un homme et d’une ville.