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Contributions
#27
RÉSUMÉ > Notre rubrique de flânerie subjective se poursuit au fil des rues. L’oeil exercé de Gilles Cervera capte des détails surprenants et poétiques au détour des murs, des places et des carrefours. Psychothérapeute de profession, il sait faire parler la ville de ce qu’elle dit d’elle même, ce qu’elle montre avec ostentation ou dissimule avec soin.

     Rennes est plutôt propre. On y fait place nette en général. Les voitures-balais opèrent et c’est tant mieux. Ses crimes et délits occupent peu de place au national. Est-ce pour leur absence ou notre volonté commune de discrétion ? Est-ce consensus implicite ou goût des messes basses ? Rennes est pudique et aime qu’on parle en douceur d’elle. Il faut aller au-delà de ses quartiers, monter quelques buttes pour trouver ce reste de voiture devant le poste électrique. Est-ce un détail ayant échappé aux vigilances ? Ou y aurait-il, ici aussi, des casseurs qui brûlent leur pièce à conviction et autres mafias de petite envergure gangrénant la vie des gens et préparant des élections qui déchantent ?

     Le linge aux fenêtres ! En dépit de tous les règlements intérieurs et des cahiers des charges ! Certains habitants préfèrent l’air et le vent aux sèche-linges et au tout nucléaire ! Il y a les balcons en Italie et les fils tendus d’une terrasse à l’autre, comme à Marrakech. Ici, c’est plus rare, mais la sophistication des habitants a poussé l’esthétique à assortir la couleur du drap au joli teint de la façade ! Mauve sur mauve !

     Butte témoin, appartement témoin, nous sommes les témoins de la ville, mais les objets aussi. Au pied d’une porte, en bas et de chaque côté, voilà des objets d’une autre époque. D’infimes témoignages de la ville quand y rentraient les boues des campagnes. Du temps des voiries crevassées et des trottoirs sans trottoirs. Du temps des champs en barrières de la ville. Voici de quoi décrotter ses semelles. C’est du côté de la route de Lorient. Cela ne veut pas dire qu’il y avait davantage de boue de ce côté, ni de bouseux encore moins ! Certaines maisons ont gardé de ces minuscules barres de fer, à leurs seuils, pour secouer ses semelles avant d’entrer. S’ensuivaient peut-être les patins !

     La ville est une confluence de rivières. Aussi un carrefour. De nationales, de départementales. C’est un carrefour, les routes la traversaient de part en part. Les bornes témoignent. Et notamment ces bornes hautes et valeureuses ! Borne de la libération ! Du débarquement des alliés. Celle du Pont Saint-Hélier est enfouie sous les buissons, celle de la Duchesse Anne a les oreilles mieux dégagées. Je me suis une fois arrêté devant une de ces bornes dédiées au colonel Patton avec un enfant de huit ans venant du Rwanda, sauvé de peu du génocide. Il a ouvert des yeux immenses lorsque je lui ai dit qu’ici aussi, sur cette terre paisible qui l’accueillait au mieux, la terre avait charrié du sang et des larmes. La guerre avait eu lieu. Ces bornes pour témoins.

     Les édifices publics ont leur état-civil et leur histoire propre, souvent liée à des lois. Leurs dénominations subissent les à-coups de l’époque. Débaptisés, rebaptisés, ils perdent des mots simples et signifiants pour le plus grand nombre. Ils s’acronymisent et gagnent en ésotérique ! Charme des administrations modernes et des engendrements d’énarques. Les sigles donnent le tournis, mais le granit des façades reste gravé par les premiers commanditaires. Route de St Malo, au 153, l’école normale des garçons avait sa bâtisse. OEuvre de Martenot que les universités se sont (très légalement) appropriées, troquant l’école annexe rue Pierre Legrand contre un amphi tout blanc et cafétériant sa cour en gardant les tilleuls. Le 31 août 2013, l’IUFM est mort. Est né le lendemain à minuit l’ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation), sigle redonnant aux enseignants l’espoir d’être formés et aux enfants de la République celui d’avoir des maîtres dignes de ce nom. Fera-t-on retrouver au fronton ses lettres de noblesse ?

     La ville compose une sorte de cadavre exquis à l’infini ! Une sorte de poétique se fabrique à base d’écriteaux, d’enseignes, de camions qui passent ou de tee-shirts imprimés ! Le passant passablement pataphysique peut jouer ou se livrer aux hypothèses hasardeuses. Ici, version morbide, c’est qu’on y va à toute vapeur, tous, sans manquer à la fatalité de l’ultime demeure ! Version prophylactique, puisque vapoter, verbe du premier groupe en usage depuis peu, empêche à ce qu’il paraît certaines conséquences mais en provoquerait d’autres, attendons la fin des études sur des échantillons plus larges. Se cachent dans la ville les mille et un détails du diable !

     Citons Anatole Le Braz, bel esthète de notre péninsule. « Dans la seconde moitié du 5e siècle, lorsque les premiers anachorètes bretons s’y plongèrent (dans la forêt), en quête de fourrés inaccessibles au profane, elle était encore assez compacte pour mériter l’appellation de Douna, la « Profonde », bientôt remplacée dans la toponymie populaire par celle de Brécilien ou Brécélien, le Bréchéliant des poètes français du Moyen-Âge, dont l’évolution finale devait aboutir à ce vocable magique : Brocéliande. » Nos experts ou nos édiles retrouvent en notre gentilé nioulouque, via leur oreille musicale et immémoriale, le vieux nom que Le Braz revitalise dans son célèbre chapitre « La Bretagne à travers l’histoire » reparu il y a peu chez Equateurs parallèles.