Depuis 2006, l’association L’âge de la tortue mène ses activités artistiques surtout au Blosne, un quartier cosmopolite dont la vitalité associative est une des premières richesses. Notre équipe d’artistes et de chercheurs de toutes disciplines va régulièrement à la rencontre des personnes qui vivent ou travaillent au Blosne. Il s’agit de collecter auprès des habitants des rêves, des opinions et des doutes, en lien avec des questions d’actualité qui concernent le quartier: les migrations, les transformations urbaines…
À partir de là, nous produisons des livres, des expositions et des spectacles. Dans le cadre d’un projet d’intervention artistique dans l’espace public « Libre Affiche Libre », nous avons essayé de perturber certaines routines du quotidien du quartier. Objectif: stimuler et mettre en lumière une diversité de réactions sociales.
En avril 2010, le plasticien Romain Louvel et l’association L’âge de la tortue ont installé une quarantaine de panneaux en bois de 2,50 mètres sur 2 mètres sur l’ensemble du Blosne, avec l’aide des services techniques de la Ville de Rennes. Très rapidement, de nombreuses personnes se sont rendues à la mairie de quartier, curieuses, en quête d’explications. De notre côté, nous avions choisi de ne produire aucun discours public, aucune explication pour sur les raisons de cette installation et les fonctions de ces « objets en bois ressemblant étrangement à des panneaux ». En revanche, nous nous sommes mis à écouter tout ce qui se disait sur cette étonnante apparition afin d’essayer de découvrir certains des processus de fabrication du sens commun à l’oeuvre sur le quartier.
Nous avions fait l’hypothèse que ce procédé d’intervention dans l’espace public profiterait au dévoilement de l’arrière-plan qui structure les relations sociales dans un quartier. Cet aspect central de notre démarche artistique nous a conduits à rechercher les indices qui viendraient valider ou invalider cette hypothèse. Pour saisir concrètement les réactions et les interprétations suscitées par l’apparition des panneaux, nous avons mis en place un observatoire. Un site internet permettait également de rassembler les observations réalisées par toute personne désireuse de participer: les agents de la ville, les acteurs associatifs et les personnes qui vivent dans le quartier, etc. Ces observations étaient en grande partie des photographies donnant à voir l’état des panneaux et la nature des éléments affichés, gravés ou tagués. Nous avons aussi conservé tous les courriers, les échanges d’emails, les réflexions écrites, les conversations téléphoniques, les réactions obtenues lors d’enquêtes effectuées incognito dans les cafés et les parcs, etc.
Cette intervention plastique trouvait là sa propre justification, sa raison d’être: stimuler l’émergence d’opinions et d’interprétations divergentes dans un espace social et politique contrôlé; proposer un instrument d’observation et de rupture des mécanismes qui régissent et structurent l’ordre social. Autrement dit, au-delà de l’installation ostensible des panneaux, c’est surtout la collecte des réactions, des rumeurs, des dessins et des messages écrits suscités par cette colonisation énigmatique de l’espace public qui a constitué le coeur de notre travail. Un livre édité par L’âge de la tortue dix-huit mois plus tard, en novembre 2011, a cherché à rendre visible cette partie immergée de l’iceberg.
Sur le plan esthétique, l’aspect actuel des quarante panneaux est plutôt inégal. Trois d’entre eux ont été rapidement vandalisés. Certains autres ont accueilli des messages d’amour, des revendications politiques ou des dessins d’enfants. Un autre encore, au pied d’un îlot d’immeubles, est devenu le support d’une jardinière collective dont les pots de fleurs sont minutieusement entretenus par les voisins. Les graffitis, apparus ici ou là, n’ont pas été systématiquement nettoyés, contrairement à ceux qui visent régulièrement les infrastructures urbaines officielles.
Sur les panneaux proches des axes routiers, des affiches commerciales, associatives ou militantes, se sont empilées les unes sur les autres mois après mois. Certaines d’entre elles ont suscité de nouveaux débats: alors que des artistes locaux ont réalisé des collages sur le thème de l’avenir du quartier, des organisations anarchistes ont appelé à « la révolte contre l’exploitation capitaliste ». Les pouvoirs politiques majoritaires n’étaient pas en reste: le Parti Socialiste nous a appelés en pleine campagne électorale pour les régionales de 2011 afin de savoir où trouver le plan d’implantation des panneaux, tandis que des autocollants des Jeunes de l’UMP ont été retrouvés sur plusieurs d’entre eux.
Au fil des semaines, une partie des personnes qui fréquentaient le quartier semblait s’être approprié ces panneaux, à la manière des fourmis qui s’activent quand on plante un bâton au beau milieu de leur fourmilière. Notre dispositif artistique s’est finalement avéré être un prisme d’observation et de perturbation de plusieurs routines de la vie ordinaire, tels que des protocoles administratifs (entretien des espaces verts, communication institutionnelle), ou certains usages de l’espace public (graffitis, détournements de chemins dus à l’implantation de panneaux gênants). Il a parfois rendu visible ce que cet objet à caractère a priori non identifié avait généré dans l’espace social.
En effet, quand une « chose inconnue » apparaît aux yeux de tous, et de façon manifeste, un sens ou une fonction lui sont nécessairement prêtés en réponse à sa présence physique. Nous postulions que notre dispositif artistique était en capacité d’activer et de mettre en lumière ce processus d’attribution de sens. Ce mécanisme a déjà sa place dans la manifestation habituelle de l’art, mais il est souvent trop vite cerné, soit par le contexte d’exposition et de médiation – lequel attribue une signification préalable à l’oeuvre, soit par les aspects formels classiques qui caractérisent l’art dans l’espace public la plupart du temps (sculpture, peinture, etc.). C’est pourquoi la forme du panneau dans l’espace public est un choix qui permettait d’éviter l’identification trop rapide du caractère artistique de l’opération. Nous cherchions à assurer une certaine pérennité à notre expérience en introduisant, sous des apparences familières, quelque chose d’irrationnel, de partiellement inutile, de provisoire, voire d’inefficace: des matériaux pauvres et fragiles (du bois, des vis) dans des lieux inattendus (un parc d’enfants, un rond-point, le long d’un chemin peu fréquenté…).
Depuis novembre 2011, le livre dans lequel nous avons présenté nos observations est disponible auprès de l’association: agedelatortue@gmail.com (500 exemplaires). Il sera largement diffusé aux personnes qui vivent et travaillent au Blosne, ainsi que dans les collèges du quartier. Une exposition itinérante, réalisée en 2012, visera à faire connaître ce travail à l’échelle nationale.