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Dossier
#15
C’est dans le quartier
que l’oeuvre rencontre
la réalité
RÉSUMÉ > Jean-Jacques Leroux est le directeur du Centre culturel Colombier. Cet équipement associatif se consacre essentiellement aux arts plastiques et visuels: expositions (6 par an), résidences d’artistes, ateliers, édition… Sa galerie d’exposition attire 5 000 personnes par an. Jean-Jacques Leroux explique comment il conçoit le lien entre l’art contemporain et le territoire du quartier.

PLACE PUBLIQUE> À partir de quelle définition de l’art contemporain invitez-vous des artistes à intervenir? 

JEAN-JACQUES LEROUX > Un peu comme on distingue un comédien amateur d’un comédien professionnel, il s’agit de soutenir des artistes qui se positionnent dans le champ de l’art, qui revendiquent certaines filiations. Il apparaît primordial que ces artistes engagent leur œuvre dans un rapport avec le monde d’aujourd’hui. D’où leur contemporanéité, à la fois dans la réalité de la production artistique, dans ses formes, et dans le discours qui conduit à son élaboration. Nous avons dépassé les questions du beau, du savoir-faire de la main. Un excellent savoir-faire ne peut occulter une interrogation sur les dynamiques d’un territoire. Un artiste contemporain a donc les deux pieds dans le réel et sa démarche questionne le social, le politique, l’architecture, la culture, les réseaux… aussi bien que l’histoire de l’art elle-même. La production de l’artiste est telle qu’elle provoque une rupture par rapport à ce que chacun connaît. Finalement, si l’œuvre se définit comme de « l’art », c’est parce qu’elle ne produit pas seulement une esthétique mais qu’elle interroge les évidences, qu’elle fait débat: dans sa genèse, dans sa réception.

 

PLACE PUBLIQUE > Comment peut-on faire se rencontrer territoire et intervention artistique?

JEAN-JACQUES LEROUX >
L’art contemporain a toute sa place dans les galeries d’exposition, comme en proposent à Rennes plusieurs équipements de quartier. C’est le cas bien sûr du Centre culturel Colombier. Toutefois, un projet artistique ne se résume pas à la monstration d’une oeuvre: si dès le processus de création se produit une rencontre entre artiste et public, ce dernier, ayant été invité à participer dès cette étape, percevra l’oeuvre finale comme une composition des traces de ce dialogue. Un territoire de quartier permet donc d’amener un télescopage entre le processus, l’oeuvre et la réalité. C’est une échelle que l’art contemporain peut parfaitement s’approprier. Comme l’a dit Tolstoï, « Si vous voulez parler d’universel, parlez de votre village ». Ma façon d’opérer est de problématiser le territoire, à travers ses espaces, ses populations, son histoire, sa culture, etc. et de le proposer comme toile de fond à un artiste pour qu’il engage un processus de création et parvienne à une oeuvre qui reviendra vers le public et ouvrira de nouveaux horizons, esthétiques, mentaux, ici et bien plus loin.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous des exemples à l’échelon de ce quartier ?

JEAN-JACQUES LEROUX >
En 2009, nous avons accueilli Alain Michard et Mathias Poisson. En composant à partir des récits d’habitants la carte d’une « Promenade dans les architectures modernes et labyrinthiques du quartier », minutieux dessin assorti d’un mode de déambulation originale, ils ont proposé des promenades à l’ensemble des Rennais dans cet espace urbain. De son côté, Antoine Ronco a habité six semaines au 20è étage de la tour de l’Éperon, d’où il a dessiné un point de vue panoramique et décalé sur le quartier, présenté ensuite au centre culturel puis imprimé en un poster distribué gratuitement aux habitants de l’immeuble, du quartier, de la ville de Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Comment approfondir cette présence de l’art contemporain dans les quartiers ?

JEAN-JACQUES LEROUX >
Il faut garantir à l’artiste le respect de son travail, ne pas l’instrumentaliser, s’attacher à expliciter un contexte dans lequel il puisse intervenir, ce qui requiert de prendre le temps de le connaître, lui et son travail. D’un autre côté, un même respect est dû aux habitants qui se mobilisent autour d’un projet artistique. Ce qui nécessite ainsi un double positionnement, à la fois dans le champ artistique et dans le champ du développement social. Sur ce point, les politiques dites « de la ville » menées dans les « zones urbaines sensibles », avec le soutien de l’État et des municipalités, l’impulsion de ministres de la Culture comme Catherine Trautmann, a permis de développer des angles innovants d’intervention artistique où l’art dialogue différemment avec la société. Ainsi en 2000, dans le quartier du Blosne, au Triangle, la culture culinaire a servi de support à Joël Hubaut lorsqu’il a demandé « Que faut-il goûter au moins une fois dans sa vie? » Adressé à des habitants d’origines géographiques très diverses, ce questionnement a débouché sur un banquet de 800 personnes, une sorte de sculpture sociale composée de tous ces éléments culinaires associés pour partager une fois au moins le même repas à la même table. Ce type d’opération tisse des liens riches, inédits et interroge les évidences de la quotidienneté et les modes de citoyenneté.

PLACE PUBLIQUE > Comment voyez-vous l’avenir de ce travail au plus près des quartiers ?

JEAN-JACQUES LEROUX >
On peut être inquiets sur l’avenir de ces interventions artistiques dans les quartiers. Le poids des grandes institutions culturelles n’est-il pas déséquilibré par rapport aux autres modes d’action qui demandent durée et proximité, tels que les résidences d’artistes. Demander aujourd’hui aux grandes structures de se tourner vers ces quartiers plutôt que soutenir les projets qui s’y développent, qui émergent, ne change-t-il pas la perspective de l’intervention artistique pour la réinscrire dans des logiques passées et cela malgré les bonnes intentions. Alors que des voies intermédiaires étaient apparues, riches de sens commun, celles-ci ne risquent-elles pas d’être fragilisées, plus que d’autres par les éléments de la crise, les repositionnements institutionnels réamorçant des lignes de frontières et des clivages que nous pensions pour partie obsolètes.