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Contributions
#05
Au fil du dictionnaire
« Le Maitron ». Des figures du mouvement ouvrier et social en Bretagne
RÉSUMÉ > Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (DBMOMS) est plus connu sous le nom de Maitron, en référence à l’un des fondateurs de l’histoire du mouvement ouvrier en France, Jean Maitron (1910-1987). Ce dictionnaire à double support, papier et CD ROM, qui rassemble des notices biographiques des militants des syndicats et des partis investis dans le mouvement social, au sens large du terme, connaît une renaissance en Bretagne.

     Jusque dans les années 80, la Bretagne est assimilée à tort à une région uniformément conservatrice, rurale, cléricale. En dehors des pôles ouvriers, urbains et portuaires (Brest, vallée industrielle de la BasseLoire, Lorient, Fougères…), les espaces militants bretons sont peu présents dans les premières séries du Maitron, qui a vocation à se pencher sur les régions bouleversées par la révolution industrielle. 

Une création toute nouvelle: l’Association Maitron Bretagne (AMB)

     La Bretagne qui a connu un processus à long terme de conversion à gauche depuis les années 1968, est remise au centre de cette entreprise collective de recherche. Emanant de ces nouvelles dynamiques, l’AMB vise à participer à leur vitalité, en prenant l’initiative d’une meilleure connaissance de l’ancrage des réseaux militants en Bretagne entre 1940 et 1968. Les objectifs de l’AMB sont triples. Prolonger et revivifier le réseau de contributeurs (collecte d’archives, de témoignages). Entreprendre un projet collectif de recherche et d’enquête sur les différentes formes du mouvement social dans le cadre des outils du Maitron (dictionnaire, CD ROM, base informatique). Produire des textes de recherche via le site http://www.maitron.org
     L’AMB comprend plusieurs types d’adhérents, en fonction de leurs rapports à la recherche: universitaires, auteurs de notices, lecteurs et militants témoins, contribuant à enrichir les notices, institutions du mouvement social (à l’instar de l’Institut d’Histoire Sociale CGT Bretagne et de figures éminentes des filières CFDT).
     La réunion fondatrice du 16 janvier 2010, officialisant la structure informelle de l’AMB apparue en septembre 2008, a permis de déposer les statuts, de mettre en place le bureau de l’association sous la présidence d’honneur de Claude Geslin et la présidence de Christian Bougeard.

Une histoire collective, écrite par plusieurs générations de chercheurs

     Dès les années 70, l’apport de Claude Geslin, alors enseignant à l’Université de Nantes, est crucial pour le Maitron. Auteur d’une thèse remarquée sur les origines du syndicalisme en Bretagne au début du 20e siècle, il rédige des centaines de notices biographiques sur les dirigeants des réseaux militants, ciselant les portraits fouillés des principales figures ouvrières du Morbihan, de l’Ille-et- Vilaine et de la Loire-Inférieure pour la série 1914-1940. Ce travail minutieux, solitaire s’appuie sur le dépouillement de la presse militante, des archives départementales et municipales et sur des entretiens oraux. Il favorise aussi la rédaction de mémoires de maîtrise traitant des organisations du mouvement ouvrier. Parallèlement, le réseau de correspondants locaux intègre aussi des « historiens- militants » comme les Finistériens Georges-Michel Thomas ou Eugène Kerbaul. Des liens sont noués avec des militants pourvoyeurs d’archives, à l’instar d’Armand Rébillon (universitaire, SFIO et Ligue des droits de l’homme à Rennes).
     La continuité du travail sur la période 1940-1968 est assurée par Christian Bougeard, professeur à l’Université de Bretagne occidentale à Brest, spécialiste de la Résistance, dont la thèse porte sur le choc de la guerre dans les Côtes-du-Nord (années 30 – années 50). Biographe de « Tanguy Prigent, ministre-paysan » et organisateur du colloque sur les socialismes en Bretagne en 2005 lors du centenaire du parti socialiste, Christian Bougeard a réalisé une centaine de notices sur les grands élus (parlementaires, conseillers généraux) et itinéraires militants (syndicalistes, communistes, socialistes). Un travail similaire a été effectué pour la Loire-Atlantique par Guy Haudebourg (milieux communistes) et Dominique Loiseau (engagements féminins). Les militants bretons sont aussi abordés par les responsables nationaux des corpus du Maitron: Gilles Morin (SFIO), Jacques Girault (enseignants), Paul Boulland (PCF), Éric Belouet (JOC)… ou par les coordonnateurs des Maitron thématiques: cheminots (Marie-Louise Goergen), électriciens et gaziers (Claude Pennetier), coopérateurs (Robert Gautier), SGEN (Madeleine Singer), fusillés et déportés (Jean- Pierre Besse). Signalons les apports précieux de chercheurs chevronnés à l’occasion d’une notice ponctuelle.

Le mouvement social en Bretagne (1940- 1968) à travers le Maitron

     Le Maitron est le dictionnaire des militants engagés dans toutes les dimensions du mouvement social. A raison d’un volume édité par an, la nouvelle série 1940- 1968 accorde une place croissante aux militants de Bretagne. Petit tour d’horizon à partir de la configuration de l’Ille-et-Vilaine dans le tome V (lettres D-G, paru) et le tome 6 (lettres G-K, à paraître).
     Le coeur historique du Maitron est formé par les organisations syndicales et les partis se revendiquant du mouvement ouvrier. Ainsi, les biographies très détaillées de Robert Duvivier (CFTC), Simone Guerlavas (CGT), Noël Eliot (FO), éclairent la réalité du syndicalisme à Rennes. Militants doubles, ces leaders syndicaux peuvent exercer des mandats politiques comme Léon Grimault (CFTC-MRP) ou Joseph Fournier (FOSFIO) à Fougères.
     Le Maitron fait apparaître des générations différenciées : les socialistes du Front populaire (Charles Foulon), les communistes de la Résistance (Pierre Geffroy), les femmes (Anne-Marie Glémot), les chrétiens de gauche formés à la JOC (Jean Farard), les matrices PSU ou PS (Albert Dory), les compagnons de route du PCF (Henri Denis).
     L’approche biographique éclaire des milieux militants singuliers, comme le syndicalisme enseignant du technique (Jules Fortin), ou des territoires très spécifiques, comme les carriers de Saint-Marc-le-Blanc (Jean Goby).
     Le Maitron couvre les nébuleuses plurielles du champ syndical (CGT, CFTC-CFDT, FO, FEN, SNI) et politique (SFIO, PSU, PCF). Du député au secrétaire de section, tous les échelons de responsabilités militantes sont ciblés, tout particulièrement les membres des directions départementales, les candidats aux élections législatives et cantonales…
     Calibrée en fonction de l’importance des trajectoires militantes, chaque notice est organisée de façon identique: origines sociales, parcours professionnel, engagements et responsabilités multiples (politique, syndical, associatif…). Le texte s’achève par la présentation des sources utilisées.
     Marquée par l’enracinement laïque et par une relative faiblesse de l’implantation communiste, la physionomie des milieux de gauche se modifie dans les années 68 avec l’émergence du PS, qui se nourrit des milieux militants ouvriers et chrétiens (JOC-CFDT-PSU). Le mouvement social est résolument multiple avec des mutations syndicales difficiles à retracer ici. Le Maitron permet aussi de mettre l’accent sur certaines luttes sociales spécifiques, comme à Citroën (notice Yannick Frémin, voir Place Publique Rennes n° 3, pages 20-21).

Le Maitron, une expérience unique en histoire sociale

     Engagés dans le mouvement social, les parents de Jean Maitron étaient des instituteurs communistes, laïques et coopérateurs de la Nièvre. Boursier, ce petit-fils d’un cordonnier communard fait son hypokhâgne au lycée Louis Le Grand, avant d’embrasser la carrière d’instituteur en 1936, comme sa femme. Militant dans les réseaux étudiants communistes, il rompt avec le PCF en 1932 pour rejoindre les milieux trotskistes. Revenu dans le giron communiste au moment de l’unité antifasciste en 1935, Jean Maitron actif au sein du Secours Rouge International était secrétaire de la cellule du Haut-Bécon en région parisienne. Avec la montée du communisme et du nazisme dans les années 30, sa représentation du monde se transforme au gré des relations nouées avec des mondes militants divers lors de ses séjours en Allemagne, en URSS et en Espagne.
     Responsable du Syndicat national des instituteurs à Asnières en 1944, il entame à la Libération des recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier. Il s’identifie à la nouvelle école historique française (histoire quantitative), incarnée par Ernest Labrousse, qui appréhende et décompose les structures sociales dans une perspective marxiste. En 1949, il contribue à fonder l’Institut français d’histoire du syndicalisme, centre de recherches et de ressources (fonds d’archives). Il soutient l’année suivante sa thèse sur le mouvement anarchiste en France.
     Extérieur au milieu universitaire établi, il est à l’origine en 1951 d’une revue sur l’histoire du mouvement ouvrier, Actualité de l’Histoire, devenue en 1960 la revue internationale Le Mouvement Social, qu’il dirige avant Madeleine Rebérioux puis Patrick Fridenson. Professeur dans le secondaire en 1955, il est détaché au CNRS en 1958 avec pour mission d’élaborer un dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. En 1963, il est nommé maître-assistant à la Sorbonne jusqu’à sa retraite en 1976.
     Prenant ses distances avec le bloc communiste dans les années 50, il rejoint le noyau intellectualisant de l’Union de la gauche socialiste et adhère au PSU en 1960, se présentant aux législatives en 1962 à Courbevoie, comme suppléant de Raymond Villiers, ouvrier chez Hispano. En 1968, il quitte le PSU, se consacrant exclusivement à ses recherches qui aboutissent à la publication du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français aux Editions ouvrières, maison d’édition liée au tissu militant chrétien. Le travail colossal, plus de 100 000 notices, mobilisant collectivement des contributions très variées, couvre quatre périodes chronologiques, soit autant de générations militantes : 1789-1864 (3 volumes), 1864- 1871 (6 volumes), 1871-1914 (6 volumes). La 4e série, 1914-1940 (28 volumes), est éditée en collaboration avec son ancien étudiant Claude Pennetier, qui poursuit l’aventure sur la cinquième période (1940-1968), ouvrant le dictionnaire aux nouvelles catégories et aux nouvelles pratiques militantes du mouvement social.

Entre recherche et mémoire les mondes ouvriers du Maitron

     Le genre conventionnel de la biographie a été relégué au second plan avec l’émergence de l’histoire sociale, à l’instar de l’ouvrage pionnier de l’historien rennais Pierre Goubert, intitulé Louis XIV et 20 millions de Français. Refusant de réduire l’histoire au seul récit événementiel, l’objet biographique est alors repensé dans « l’atelier de l’historien », la « fabrique de l’histoire », cheminant en permanence « au bord de la falaise ». Le maintien des biographies, fil conducteur prétexte à explorer des univers sociaux complexes, s’explique aussi par la réalité du marché éditorial porteur des collections historiques biographiques.
     A contrario, la démarche du Maitronmet au devant de la scène des inconnus, des obscurs de l’histoire, en accumulant les notices biographiques, afin de dépasser l’étroit horizon personnel et de confronter de façon dialectique individu(s) et société. Le Maitron se revendique aussi une entreprise collective de construction d’un lieu de mémoire à destination des militants des organisations ouvrières, sans être un « Wikipédia du mouvement ouvrier », les notices étant produites par les seuls historiens experts. Cette volonté permet d’éviter des écueils, en conservant des méthodes rigoureuses. L’écriture d’une autre vie que la sienne nécessite de s’interroger : d’où parle-t-on? Au-delà de la contextualisation, confrontation des fragments de parcours aux faits avérés, la biographie exige que l’on présente et que l’on croise les sources de l’étude, quand il y a recours aux énergies militantes, ce qui est fréquent dans le Maitron. Les entretiens supposent de décomposer le discours du sujet sur ses engagements. Les autobiographies ou biographies (re)construites sont des sources de première main mais « l’illusion biographique » montre le risque d’un retour artificiel sur le chemin d’une vie, laissant insidieusement croire à l’orientation linéaire de l’existence, à la reconstitution d’une cohérence d’ensemble d’un bloc individuel monolithique traversant le temps.
     Par rapport aux travaux anglo-saxons sur le mouvement ouvrier, l’originalité du projet consiste justement à associer le cadre institutionnel universitaire et les organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier. Érigé au fil du temps en modèle de l’histoire sociale, le Maitron possède un volet international avec des dictionnaires sur l’Allemagne, la Grande-Bretagne (utilisé actuellement par les étudiant(e)s qui préparent le Capes et l’agrégation), la Chine, le Japon, l’Algérie, les militants français vivant aux États-Unis…
     Il existe trois types de lecteurs du Maitron: les chercheurs qui compulsent cet instrument de travail, les individus intéressés par le thème de l’histoire ouvrière, les institutions du mouvement ouvrier (réappropriation d’une histoire dominée).

La lutte des classes marqueur identitaire premier

     Lieu de recherches et acteur de la conservation du patrimoine ouvrier, le Maitron se situe entre « histoire et mémoire », pour reprendre les mots du philosophe Paul Ricoeur, par ailleurs militant socialiste et pacifiste du Morbihan à la fin des années 30.
     Le processus de désindustrialisation de l’Europe de l’Ouest, entamé dans les années 70 et accéléré durant les années 2000, participe de la désagrégation du bloc ouvrier. L’identité des territoires politiques voit l’effacement des contre-sociétés ouvrières, construites autour des clivages laïques du début du 20e siècle puis de l’adhésion au socialisme municipal, au communisme local à partir de 1936-1945.
     Paradoxalement, la disparition des concentrations ouvrières replace l’histoire sociale au centre des préoccupations, offrant une vision divergente et/ou différente des démarches patrimoniales. Emanant d’associations publiques en quête d’une redécouverte et d’une mise en valeur des vies ouvrières passées, disparues, la patrimonalisation des paysages industriels pose question. Utile, la démarche doit être élargie.
     La conflictualité sociale est ainsi absorbée par une volonté de préserver les traces matérielles des identités professionnelles ouvrières. L’institutionnalisation de la mémoire de l’histoire ouvrière est une tendance qui fait revivre ces mondes engloutis, mais dans un passé atemporel sous la forme d’un consensus communautaire – et culturellement extérieur aux filières ouvrières – au prix d’un lissage des tensions historiques. L’histoire restitue le sens des ruptures entre groupes sociaux, qui fondent la spécificité de ces territoires. L’identité ouvrière ne doit pas être mythifiée, en s’intéressant seulement aux gestes techniques d’une corporation qui a influencé des générations ouvrières. Cette histoire doit au contraire être remise au jour, sans gommer ou atténuer la dimension structurante de la conflictualité sociale, la lutte des classes étant un marqueur identitaire premier des communautés ouvrières dominées.
     Faisant coexister une pluralité de filières militantes (chrétiens, communistes, socialistes), le Maitron est un projet collectif à la découverte de la profondeur des continents ouvriers. Apparu lors de la « vague d’insubordination ouvrière » (Xavier Vigna), le Maitron est en pleine mutation à l’ère de l’informatisation des bases de données et du traitement prosopographique (portrait collectif des trajectoires). Ces enjeux scientifiques du Maitron du 21e siècle (qui gagnerait d’ailleurs à intégrer des articles thématiques et analytiques sur les organisations, moments, lieux) seront abordés lors d’un colloque à Paris fin 2010.