Qu’est-ce qui peut pousser les crêpes Whaou, les brioches La Boulangère ou les sandwiches Daunat à investir un million d’euros dans une grande exposition d’art contemporain à Rennes?
Pour le savoir, il faut franchir la porte d’un bel immeuble de la place Hoche, siège de la holding Norac. Les murs sont tapissés d’œuvres d’art. Une monumentale sculpture en résine creuse représentant une pyramide humaine trône dans le hall. Œuvre de Daniel Firman, « La grande couronne » figure les fiançailles d’Anne de Bretagne et de Charles VIII. Lors de la Biennale 2008, elle était installée au couvent des jacobins, à l’endroit même où eurent lieu en 1491 ces royales accordailles.
La pièce de Daniel Firman est l’une des oeuvres préférées de Bruno Caron. Âgé de 57 ans, ce chef d’entreprise est le PDG du groupe Norac qu’il a créé en 1989 et auquel il a donné son nom (« Norac » étant l’anagramme de « Caron »). La holding regroupe quinze sociétés employant 3500 personnes sur une vingtaine de sites, principalement dans l’Ouest.
Alors, pourquoi l’art contemporain? Tout près de la « Grande Couronne », Bruno Caron explique: « C’est un goût personnel. Je suis moi-même collectionneur. Mais c’est inséparable de ma vision de l’entreprise. Je considère que les artistes contemporains ont une démarche similaire à celle des entrepreneurs, dans le sens où l’un et l’autre inventent l’avenir. Dans leur travail, peintres et sculpteurs expriment des choses qui annoncent « ce qui vient », pour reprendre le titre de la deuxième Biennale… Voyez Marcel Duchamp: avec ses objets industriels érigés en oeuvre d’art, il annonce l’avènement des valeurs immatérielles. Voyez Andy Warhol : avec ses sérigraphies, il annonce le pouvoir de l’image. Voyez Jeff Koons : avec ses objets d’apparence ludique, il annonce le règne de l’enfant-roi et du désir immédiat… »
Outre la « fascination pour la beauté et l’accomplissement de l’objet », ce qui intéresse le chef d’entreprise, c’est donc bien la « question de l’avenir ». Mais cela ne suffirait pas à justifier qu’un groupe industriel tout entier se lance dans l’aventure de l’art en ce qu’il a de plus controversé. Bruno Caron explique calmement que l’investissement de Norac dans la biennale « est au croisement de deux soucis » qui lui sont chers. D’une part, « le souci de faire entendre l’entreprise comme un composant positif de la vie sociale, intégrée à elle et voulant y participer ». Car, dit-il, « je suis préoccupé par le fait qu’aujourd’hui les entreprises sont éloignées de la vie sociale et de plus en plus souvent rejetées par la société. »
D’autre part, « le souci de donner une image de l’entreprise qui soit plus conforme aux attentes complexes des consommateurs et des citoyens d’aujourd’hui, ce qui implique d’aller au-delà de la communication conventionnelle. » Est-ce que pour autant la Biennale d’art permet de faire la promotion des marques de Norac? « Non, l’objectif n’est pas de faire de la publicité. Je ne veux pas que l’entreprise tire directement crédit de sa participation à la Biennale. Je m’adresse à des gens intelligents qui savent faire la part des choses. Certaines de nos filiales ont par ailleurs des actions de sponsoring, comme le bateau de course Crêpes Whaou. Ici, c’est autre chose, il s’agit de mécénat, par définition désintéressé. Nous communiquons sur ce mécénat en pensant qu’il construira une image de notre groupe. Mais seulement dans la durée, car les retombées éventuelles ne peuvent se mesurer qu’au bout de 15 ans. »
Le mécénat, Bruno Caron le considère comme une aubaine. « Quand l’entreprise verse 100 euros, l’État prend en charge 60 euros. Tel est le principe extrêmement favorable de la loi Aillagon de 2003, laquelle est d’ailleurs trop méconnue par les entrepreneurs. »
C’est grâce à cette loi que la Biennale dite « Les Ateliers de Rennes » a pu voir le jour en 2008. « Avant, nous avions participé au financement de l’« Alignement du 21e siècle » d’Aurélie Nemours, au parc de Beauregard. Je faisais aussi partie de la commission d’achat du Fonds national d’art contemporain et avais à ce titre établi une relation avec le ministère de la Culture ».
À partir de là « les choses se sont enchaînées naturellement » pour lancer une Biennale dont le budget est de l’ordre de deux millions d’euros. « C’est un financement à parité public-privé: nous apportons un million, les collectivités (Ville, Métropole, Département, Région) et l’État fournissent l’autre million. »
Le mécène vante cette parité: « Elle fonctionne très bien entre nous. Et sur le plan philosophique, en tant qu’entrepreneur privé, je ne suis pas de ceux qui caricaturent le public. Je crois au contraire à son importance dans l’économie française. »
D’emblée, la Biennale s’est inscrite dans le rapport « art et économie ». Ce qui veut dire plusieurs choses : « Que des artistes sont immergés dans des entreprises et produisent une oeuvre en relation avec ce qu’ils observent, à partir de leurs contacts avec les salariés ». Que ces oeuvres sont ensuite montrées dans la Biennale, au côté d’autres réalisations qui « reflètent elles-mêmes ce rapport entre art et entreprise ».
Le lien avec l’entreprise se traduit aussi, en interne, par « un programme de sensibilisation destiné aux 3 500 salariés des sociétés du groupe Norac par le biais d’outils multimédias, de sites Intranet, de DVD, de publications destinées aux salariés, de concours organisé à leur intention, de visites de la Biennale… »
Bruno Caron admet qu’il y a un certain goût du paradoxe (« ne pas faire comme les autres », dit-il) dans ce choix de financer l’art contemporain plutôt que d’investir dans l’humanitaire ou l’environnement. Et Norac ne fait pas les choses à moitié puisque, outre l’organisation de la Biennale, le groupe intervient dans tout ce qui touche à l’art contemporain à Rennes: le master métiers de l’exposition à Rennes 2, les Archives de la critique d’art, la galerie 40mcube, le Jardin des arts à Châteaubourg, l’association Libre Art Bitre… « Nous aimons soutenir ce terreau local d’art contemporain. D’ailleurs nous y trouvons aussi des partenaires qui participent directement à la Biennale. »
Pour organiser cette Biennale, Art Norac (l’association de mécénat de Norac) lance tous les quatre ans un concours afin de recruter une « équipe curatoriale » qui prend en main la totalité de l’exposition. Pour les deux premières éditions, c’est Raphaëlle Jeune qui a été choisie. À elle de concevoir et diriger le projet artistique. « Cette équipe est entièrement responsable du choix des artistes et des oeuvres. Je n’ai aucune influence sur ces choix », assure Bruno Caron. Un nouveau concours, avec un jury de spécialistes, est lancé pour trouver une équipe chargée des Biennales de 2012 et de 2014.
D’ici là, le patron de Norac espère que la deuxième Biennale suscitera le « même engouement que la première ». Que « le côté expérimental de l’exposition s’installera. Qu’elle deviendra une manifestation reconnue » en tant que seule biennale en Europe à traiter de la relation entre l’art et l’économie.
Site: www.artnorac.fr