<
>
Dossier
#19
Au temps des Habitations bon marché et des Zup
RÉSUMÉ > Bien que Rennes ne fût pas au 19e siècle un grand centre industriel, on y engagea très tôt des réflexions sur le logement ouvrier. Plus tard, à partir des années 1950, la capitale bretonne jouera un rôle de laboratoire social. Nous retraçons ici les grandes étapes de cette politique du logement social, depuis l’époque des précurseurs jusqu’aux Trente glorieuses et à l’arrivée de la municipalité socialiste en 1977.

     Avant les premières lois sur le logement social, la préoccupation de loger les personnes à revenus modestes revient à quelques pionniers. À partir des années 1830, des médecins s’inquiètent des conditions de vie d’une partie de la population confrontée aux maladies, comme la tuberculose, qui fait des ravages parmi la classe ouvrière. Les taudis sont alors mis en cause dans de nombreux rapports. Le Docteur Toulmouche en fait le constat dès 1849 à Rennes, dans le quartier de la rue de Brest.

     « Les escaliers sont la plupart du temps nullement ou insuffisamment éclairés; dégradés, rarement nettoyés malgré que les marches recouvertes d’une boue tenace, grasse, y forment une croûte. Les deux étages sont bas, divisés en chambres avec ou sans cabinet, dans lesquelles se loge toute une famille… Il n’y a guère d’ouverture qu’une fenêtre et la porte… Une vaste cheminée enfume cet intérieur. Les étages supérieurs sont encore plus misérables (…)»1.
     Peu après, une première loi sur l’habitat ouvrier est promulguée le 13 avril 1850 sur l’initiative d’Armand de Melun, député d’Ille-et-Vilaine. Peu appliquée, elle prévoit néanmoins la création de commissions d’assainissement et donne la possibilité aux municipalités de démolir des immeubles insalubres. À Rennes, la première mesure municipale pour tenter d’enrayer ce phénomène est la mise en place en 1881 d’une commission des logements insalubres par le maire et industriel Edgar Le Bastard (1836-1892). Dotée de pouvoirs limités, elle n’a que peu d’effets, mais elle témoigne d’une prise de conscience. À cette époque, comme ailleurs en France, seules quelques initiatives patronales se portent en faveur du logement ouvrier. C’est ainsi qu’Edgar Le Bastard établit quelques habitations dans sa tannerie du canal Saint- Martin.

     Première loi à s’attacher au logement social, la loi Siegfried du 30 novembre 1894 propose notamment la création de comité de patronage des habitations à bon marché (Hbm). Celui de Rennes est installé en 1896. Peu après, des sociétés anonymes d’Hbm apparaissent afin de fournir des aides aux ouvriers cherchant à se loger. C’est le cas de la Ruche ouvrière rennaise, fondée en 1902, ou de Ma Maison, créée en 1910, avec à sa tête l’actif Oscar Leroux. Cette première période voit la réalisation de maisons individuelles dans des matériaux locaux, mais aussi celle, plus singulière, de logements pour les « vieilvieillards » de la fondation Marçais-Martin. Ces derniers, aujourd’hui disparus, sont érigés en 1913 près de Pontchaillou par l’architecte de la ville Emmanuel Le Ray. Il exécute là une oeuvre simple et de qualité mettant en oeuvre la polychromie.
     À la même époque, la loi Bonnevay, votée le 23 novembre 1912, renforce les mesures précédentes et institue les Offices publics d’Hbm (Ophbm). Cette loi n’a véritablement d’effet qu’après la guerre. Ainsi, l’Ophbm de la ville de Rennes (ancêtre d’Archipel Habitat) est créé en 1920 sous l’impulsion du maire Jean Janvier qui dote ce nouvel organisme d’une subvention de 150000 francs. C’est une somme importante, puisqu’à la même époque la ville de Paris offre au sien 500000 francs! L’année suivante, le Département met en place son office, sur la demande du conseil général, dont le but est de créer des lotissements salubres.

     À Rennes, l’Office municipal lance dès 1921 un concours remporté par Hyacinthe Perrin, architecte rennais. C’est l’édification du Foyer rennais, implanté rue de la Paix, à destination des ouvriers de l’Arsenal et de la gare. À la suite à d’importantes difficultés, le projet change de main en faveur d’Emmanuel Le Ray. Cette réalisation du début des années trente a été possible grâce à la loi Loucheur, promulguée le 13 juillet 1928. Avec cette cité-jardin, Le Ray, rompu à l’exercice de la construction à l’économie, offre un beau témoignage de rationalisme2.
     L’Office départemental, de son côté, a davantage de réussite et doit aussi beaucoup à la loi Loucheur. Entre 1929 et 1932, il confie l’exécution de deux cités destinées aux étudiants de Rennes à Jean Gallacier (1879-1950). Elle sont construites, en partenariat avec l’Université, au nord de la ville, sur des terrains donnés par la municipalité. La première, pour les jeunes filles, est implantée 28 avenue du Doyen Roger-Houin et la seconde, pour les garçons, 94 boulevard de Sévigné. Ces oeuvres, alliant régionalisme et Art déco, abritent de somptueuses mosaïques de l’atelier Odorico.

     À la même date, deux autres cités sont érigées au sud de la gare pour les cheminots. La première est établie à l’est des voies, boulevard Villebois-Mareuil, près des jardins ouvriers, par les architectes parisiens Roger Béguin et Raymond Talma. Construit dans un style moderne, cet ensemble se compose d’immeubles collectifs sur le boulevard masquant une série de maisons jumelées. La seconde cité est édifiée plus au sud, à la Thébaudais, rue Docteur Ferrand, dans un tissu pavillonnaire en partie existant. Ce lotissement de l’office est réalisé sur des plans-type de Pierre Laloy et Jean Gallacier et offre des constructions économiques en matériaux locaux.
     Un organisme émanant de la compagnie des chemins de fer de l’Ouest décide d’ériger une autre cité, plus près de la gare, entre le 7 et le 12 rue Pierre Martin. Il en confie la maîtrise d’oeuvre à Georges-Robert Lefort (1875-1954), directeur de l’École d’architecture de Rennes et rapporteur technique au comité permanent du Conseil supérieur des Hbm à la santé publique. Réalisée dans une esthétique très épurée typique du début des années 1930, la cité répond aux besoins de logement des nombreux cheminots.

     Ces ouvrages de l’entre-deux-guerres, souvent remarquables, cachent mal le profond retard de la ville en matière de logement social. Rennes, comme d’autres cités françaises, se trouve dans une situation très rude au lendemain de la guerre. La ville est confrontée à un déficit de logements, et ceux qui existent manquent cruellement de confort. Le recensement de 1954 montre en effet une cité en partie insalubre, comme la plupart des communes du territoire. À cette date, Rennes possède 16 000 immeubles d’habitation. 90 % n’ont pas de douche, 60 % n’ont pas de WC intérieurs, un tiers ne possède ni eau courante ni tout à l’égout et moins d’un logement sur cinq détient le chauffage central. Enfin, un logement sur cinq est confronté à un surpeuplement critique. Rennes est ici dans la moyenne basse des autres villes françaises.

Changement de cap avec l’équipe Fréville

     Face à ces maux, il faut trouver une réponse rapide et efficace, par une action combinée des acteurs publics et privés. À cette époque, les architectes ont deux ennemis : les taudis qui prolifèrent et le logement pavillonnaire, symbole de l’individualisme petit-bourgeois, qui gaspille du terrain et apporte un coût plus important à la communauté. On entre aussi dans une nouvelle ère, les Hbm changent de dénomination et deviennent des Habitations à loyer modéré (Hlm) en 1950. À Rennes, à partir de 1953, c’est aussi l’élection d’Henri Fréville (1905-1987) qui va entamer une politique en faveur de l’habitat avec une vision scientifique et rationnelle de la ville.
     Pour contrer la pénurie de logements, des initiatives sont prises par les Ophlm et les coopératives comme les Castors, avec la cité Badault, rue Jean-Le Ny, près du boulevard Oscar-Leroux, dessinée par Louis Arretche. Les réponses se font dans l’urgence à Cleunay, à l’instar de l’ensemble Le Million en 1957 (180 logements), rue Jules-Lallemand et square Germain-Gautier, ou encore de la cité d’urgence, rue Eugène-Pottier, une des premières de France en 1954. Dans cette dernière, les maisons sont très simples avec des WC turcs sur lesquels se trouve un pommeau de douche. Ces abris pourtant provisoires durent plusieurs décennies. Ces deux ensembles sont l’oeuvre de Georges Maillols (1913-1998).
     Durant cette période, l’architecte attitré de l’Ophlm de la ville est Yves Lemoine. L’homme se voit confier la réalisation de plusieurs ensembles au début des années 1950, sous la présidence d’Alexis Le Strat, qui lance une importante politique d’acquisitions foncière. Cependant, ce type de construction ne répond que partiellement à la demande.

     À cette époque sont établis les premiers grands ensembles en France qui vont se poser comme l’antithèse des pavillons. C’est d’abord la mise en place des « secteurs industrialisés », comme celui de Maurepas mené par l’Ophbm, situé entre le boulevard de Vitré et rue de Fougères, où participent l’Office départemental et la Ruche ouvrière. Ces 614 logements, commencés par Yves Le Moine, sont achevés par Jean-Gérard Carré. Le programme, réalisé entre 1957 et 1958, est constitué de six immeubles de quatre étages, une tour de neuf, et de vingt-huit pavillons. C’est le début des opérations de grandes envergures. Pour reprendre la formule d’Henri Fréville, Maurepas est comme « une sorte de banc d’essai des conceptions urbanistiques, sociales, architecturales, techniques et dans une certaine mesure, législatives ».
     À Rennes, il existe à cette époque de nombreux mal logés, tandis qu’arrive une population de plus en plus importante issue de l’exode rural et de l’immigration. En effet, de 114 000 habitants en 1946, Rennes passe à 152000 en 1962 pour frôler les 200 000 en 1975, soit presque un doublement en 30 ans. Ces personnes doivent trouver rapidement un toit confortable devant faire oublier les mal lotis de l’Entre-deux-guerres.

     D’autre part, Rennes doit accueillir les ouvriers de Citroën, implanté à la Janais en 1961. L’usine emploie près de 14000 individus dans les années 1970 pour qui il faut trouver un abri. C’est à cette époque qu’est lancée l’opération du Gros Chêne, la première zone à urbaniser en priorité (Zup) rennaise, rapidement suivie de Villejean et de la Zup-sud. Un des acteurs majeurs de la transformation urbaine et du logement social de la période est Guy Houist, président de l’Office de la ville depuis 1959. Surnommé « monsieur anti-taudis », ce dernier se charge également de rénovation urbaine à travers la constitution de la « Société de Rénovation de l’îlot de la rue de Brest » (aujourd’hui Territoires), fondée en 1957. Il joue aussi un grand rôle dans la mise en oeuvre des Foyers de jeunes travailleurs (Fjt) avec les Amitiés sociales, fondées en 1944. Rennes est alors un véritable creuset de nouveautés et d’expérimentations qui seront appliquées à plus large échelle sur l’ensemble du territoire.

     À Rennes, l’opération du Gros-Chêne, dont les premières études dates de 1959, est réalisée par les architectes Jean-Gérard Carré, de Rennes, Jean-Michel Legrand et Jacques Rabinel, de Paris. À cette époque, la cité bretonne se trouve à la pointe des réflexions en matière de logement social. En effet, cette opération comprend un foyer de jeunes travailleurs, un foyer pour personnes âgées, des commerces et des salles de réunions d’associations au pied des tours. Ces locaux collectifs résidentiels (Lcr) sont les premiers réalisés en France et vont servir de modèle pour les autres grands ensembles en France.
     Le Gros Chêne, érigé à partir de 1961, est prévu en plusieurs tranches. Une première comprend dix tours de 15 étages de 91 logements chacun, une seconde se compose de « la banane » et de collectifs de trois à quatre étages de 480 logements. La construction des tours est confiée à cinq entreprises différentes, se chargeant de deux tours chacune, ce qui permet de synchroniser les travaux. Pour ce chantier, Guy Houist fait appel aux artistes Louis Marie et de Jeanne Lévêque afin de placer un décor de céramique au pied des dix tours rappelant la Bretagne. À cette époque, la municipalité installe une partie des arcades du couvent du Colombier démolies pour l’aménagement de cette partie de la ville.

     Les Grands ensembles dominent largement la période. Les deux autres opérations réalisées dans le cadre des Zup sont celles de Villejean et de la Zup-sud. La première, dessinée par Henri Madelain, est confiée à Louis Arretche qui en est l’urbaniste et l’architecte d’opération. Les logements sont mis en oeuvre avec des procédés de préfabrication lourde. Cet ensemble adopte une forte concentration d’habitat au centre de la zone, et des résidences étudiante pour l’université toute proche.
     D’un autre côté, la réalisation de la Zup-sud ou du Blosne, confiée à l’urbaniste Michel Marty, est une des plus grandes opérations d’aménagement de France par la mise en oeuvre de près de 12 000 logements sur 500 hectares. Le choix qui est fait ici est de laisser de larges espaces verts avec des équipements de quartier. Un projet urbain participatif est actuellement mis en oeuvre sur ce quartier sous la houlette d’Antoine Grumbach. L’enjeu d’aujourd’hui est aussi la réhabilitation de cet important parc immobilier hérité de cette période d’intense activité.