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Contributions
#03
Avant de bâtir, il faut connaître les sols
RÉSUMÉ > Nos villes dévorent les terres agricoles. Les meilleures disparaissent souvent sous les nouveaux quartiers. Les eaux ruissellent sur les bitumes, provoquant des inondations parfois catastrophiques, entraînant avec elles métaux lourds, hydrocarbures provenant de la combustion des carburants automobiles et des moyens de chauffage et pesticides qui se concentrent dans les végétaux. Dans un ouvrage récent, des spécialistes rennais de l’Inra, expliquent que mieux connaître et prendre soin des sols urbains doit être une priorité pour les citoyens comme pour les élus.

     « Voulons-nous vivre demain dans une vaste zone urbaine où l’habitat pavillonnaire alterne avec des étendues de chalandise, où la vie pas chère aura été acquise au prix de nos champs et de notre nature? »

     À cette question posée par la FN Safer en 2004, de plus en plus de citoyens et d’élus estiment qu’il faut répondre par la négative. On ne peut pas continuer à consommer en France, pour le développement des villes et de leur périphérie, de l'ordre de 50 000 ha par an de terres agricoles, soit l'équivalent en 14 ans de la superficie totale d'un département breton (700 000 ha). L’analyse des conséquences d’une telle ponction doit être menée avec soin.  
     Certaines grandes métropoles françaises ont placé la maîtrise de l’étalement urbain au coeur de leur projet d’aménagement. C’est le cas du Pays de Rennes. Son Scot, approuvé en décembre 2007, privilégie l’idée que la ville-archipel est un atout à mettre en valeur. La trame verte (boisement, bocage…) et la trame bleue (cours d’eau et zones ripariennes, c’est-à-dire les zones qui longent les cours d’eau) sont considérées comme des éléments importants de l’identité de ce Pays. La volonté de « préserver des espaces et des paysages agro-naturels, d’assurer une respiration entre communes » y est clairement affichée. Mais connaissons-nous suffisamment les sols concernés pour mettre en oeuvre cette ambition?
     La réponse est mitigée, car décideurs et aménageurs considèrent d’abord les sols comme des surfaces, surfaces que les collectivités locales sont prêtes à acheter ou à préempter, si elles en ont les moyens financiers, pour tel ou tel objectif. Or le sol (certains préfèrent dire « la terre »), est avant tout un volume, comprenant différentes couches, faites de constituants solides minéraux ou organiques spécifiques, mais aussi de vides, dans lesquels circulent les fluides (liquides, gazeux). Une vie très diversifiée s’y développe. Même lorsqu’ils sont imperméabilisés en surface (asphalte…), les sols urbains sont vivants, fragiles. Or ceci est peu connu, peu pris en compte dans l’aménagement de l’espace. Sur les cartes des sols (cartes pédologiques) publiées en France, ils apparaissent le plus souvent sous forme de taches blanches au droit des villes. Ce sont des « terra incognita ».

     En milieu urbain, les sols sont tout à la fois :
     – supports de la nature (parcs, plantation d’arbres, jardins des particuliers) ;
     – réceptacles et milieux de transfert et d’épuration des eaux de pluie et des produits que ces dernières véhiculent (aérosols, pesticides issus du désherbage, métaux issus des toitures, hydrocarbures issus des carburants et du chauffage, bactéries…) ;
     – réceptacles des déchets industriels du passé. De nombreuses activités industrielles ont autrefois contaminé les sols. Ces terres, parfois en friche, sont l’objet de convoitises pour de nouveaux usages (bureaux, habitations.). Réutiliser ces sols impose d’analyser les risques pour la santé humaine posés par l’accumulation en leur sein de produits potentiellement toxiques dans les sols (métaux lourds, hap) ;
     – enregistreurs des traces des sociétés passées, témoins précieux de l’histoire de nos villes
     En milieu périurbain, ils sont
     – supports d’une production forestière et agricole, notamment maraîchère;
     – réceptacles d’un certain nombre de déchets de la ville. Les usines de traitement, d’incinération se sont certes multipliées. Mais il reste des déchets dont il faut se débarrasser en les épandant sur les sols périurbains, par exemple les boues des stations. Connaît-on suffisamment les limites du pouvoir épurateur de ces sols? Sait-on choisir ceux qui sont les plus aptes à cette fonction?
     On se limitera ici à quelques coups de projecteur, sur quatre enjeux majeurs pour lesquels le sol mériterait une attention plus grande.

La ville s’étend souvent sur les terres les plus riches

     En France, l’urbanisation et la périurbanisation se font fréquemment aux dépends des meilleurs terres agricoles. En 1998, l’Inra a défini quatre classes de qualité agronomique des sols en France. Les études menées depuis (Inra, Insee), révèlent que c’est dans la classe des sols sans contrainte majeure (donc à plus fort potentiel agronomique) que le pourcentage correspondant à des espaces urbains ou périurbains est le plus élevé. Plus de la moitié des meilleures terres agricoles françaises seraient désormais dans des espaces fortement influencés par la ville. La survie des exploitations agricoles en zone périurbaine est compromise à la fois par le mitage de l’espace qui induit des contraintes dans les déplacements, et par les coûts supplémentaires pour la fertilisation de sols de qualité moyenne.
     Les sols les plus riches ne sont pas toujours ceux qui sont urbanisés. C’est parfois l’inverse, bien que plus rarement, Mais les conséquences doivent là encore, être pesées avec soin. L’exemple du développement de la région bordelaise et d’un terroir viticole célèbre, celui du Médoc, mérite d’être cité. Cette zone est l’objet d’une très forte pression foncière, car les paysages viticoles sont très attractifs pour les Bordelais qui souhaitent faire construire une maison en zone périurbaine. Le programme européen CLC (analyse de l’évolution de la couverture du territoire par satellite) met en évidence qu’entre 1992 et 2002, les surfaces colonisées par l’urbain discontinu y ont effectivement progressé. La surface dévolue au vignoble n’a cependant pas diminué: les sols les plus propices à la vigne sont bien repérés car l’expropriation coûterait cher ! Les superficies qui ont le plus diminué sont celles dévolues aux forêts et aux prairies, alors que celles qui ont le plus augmenté sont celles consacrées à l’extraction de graviers : les sols sacrifiés sont donc probablement parmi les plus pauvres. Mais peut-on sacrifier des sols soi-disant pauvres pour la production agricole ou la vigne, s’ils conviennent bien à la forêt ? L’équilibre du terroir n’est-il pas menacé?
     L’exemple du Scot du Pays de Rennes, déjà cité, illustre l’intérêt relatif apporté à la qualité des sols. Les « champs urbains » y sont définis comme des « ensembles agronaturels, dont il faut éviter à tout prix l’artificialisation, en les délimitant et en y pérennisant une fonction agricole, tout en y développant des usages de loisirs verts » (extraits du Padd du Scot). Ces espaces sont « repérés par la qualité de leur paysage, de leur environnement naturel », et non par les caractéristiques propres de leurs sols, leur fertilité agronomique notamment ! Le terme de sol n’est d’ailleurs pas cité une seule fois dans les 38 pages du Document d’orientation générale du Scot du Pays de Rennes, comme si on considérait les sols de ces champs quelque peu sanctuarisés comme homogènes !
     Les très anciens Rennais se rappellent que les meilleures terres agricoles du secteur au milieu du 20e siècle sont maintenant occupées par le quartier de Villejean! Le manque de prise en considération de la qualité des sols ne date donc pas d’aujourd’hui…

Les surfaces imperméables ne le sont pas toujours

     Un des grands dangers de l’urbanisation est lié à l’imperméabilisation de superficies très importantes. Les eaux de pluie ruissellent. Les conséquences en sont bien connues : risques d’inondation, moindre recharge des nappes, transfert d’éléments polluants vers les eaux, réchauffement des eaux (les eaux urbaines sont plus chaudes), avec les impacts biologiques qui en découlent (contamination, eutrophisation,…). Les eaux urbaines véhiculent de multiples polluants (: éléments métalliques, hydrocarbures, pesticides, bactéries…). Sous cet angle, le rôle positif des sols paraît court-circuité. Mais deux aspects sont à considérer plus finement :
     – Les surfaces imperméables ne le sont pas totalement ! Les études menées au LCPC de Nantes ont montré que la perméabilité des voiries dépend de la nature et de l’état du revêtement. Elle peut varier de 1 à 1 000. La quantité de pluie ruisselée est très variable d’un évènement pluvieux à l’autre, selon l’humidité des sols, la profondeur de la nappe. La fraction de l’eau qui s’infiltre en zone urbaine peut parfois atteindre 30 %.
     – L’adoption systématique de la solution « tout au réseau » conduit à augmenter la sollicitation des collecteurs situés en aval. Or ces derniers ont une capacité limitée, en cas d’orages violents notamment. Parmi les techniques alternatives ou compensatoires envisagées, la déconnexion des surfaces imperméables en amont des réseaux existants, en infiltrant les eaux dans le sol (puits, bassin d’infiltration, chaussée, réservoir d’infiltration) est recommandée.
     La prise en compte des caractéristiques du sol urbain, notamment sa perméabilité, ses capacités épuratrices, apparaît dans ce contexte un paramètre clef pour limiter les risques de pollution des eaux.

À Rennes aussi, des sols contaminés interdisent certaines cultures

     L’urbanisation de sols contaminés peut avoir des conséquences sur la santé humaine, par un contact direct de l’homme avec le sol (enfant jouant avec la terre…), mais le plus souvent par le biais de cultures alimentaires : les polluants peuvent passer du sol dans les végétaux, et donc dans la chaîne alimentaire.
     Identifier les sols contaminés, caractériser leur contamination est ainsi un enjeu majeur de l’aménagement urbain. Les sols urbains peuvent avoir été contaminés par de multiples sources, avoir reçu des produits très divers. Ce sont le plus souvent des sols au droit d’anciennes usines, des sols de friches industrielles. Ce sont aussi des sols ayant reçu des dizaines d’années durant des eaux usées urbaines, comme c’est le cas de la Plaine d’Achères autour de Paris. En s’étendant, la ville rencontre ses « déchets » qu’elle a déposés au cours du temps à son pourtour. Les sols peuvent aussi avoir été contaminés par des pollutions plus diffuses, panaches de fumées (incendies, incinérateurs…), dépôts de sédiments des cours d’eau ayant eux-mêmes stocké des polluants dans les plaines d’inondations ou le long de fossés curés.
     La contamination chimique des sols urbains pose de multiples problèmes. La pollution est en général très hétérogène, donc difficile à estimer, car liée à la topographie, aux modes d’occupation des sols, aux modes de gestion des sols (amendements, travail du sol). Connaître la teneur totale d’un sol en polluants est très insatisfaisant pour évaluer les risques sanitaires. Il n'y a pas de relation simple et directe entre la teneur d’un élément dans le sol et sa teneur dans le végétal. C’est la fraction biodisponible et toxique qui est importante à caractériser, celle qui peut passer vers la plante, celle qui peut porter atteinte aux micro-organismes du sol. Les mécanismes de phyto-accumulation sont complexes, différent d’un métal à l’autre, d’un végétal à l’autre.
     La recherche d’usages acceptables pour un sol contaminé s’impose. Ce problème est bien connu dans certaines régions françaises, anciennement très industrialisées, le Nord – Pas-de-Calais et la Lorraine (sols de cokeries) par exemple. La politique française en la matière est très active depuis les années 1990. Les bases de données Basias et Basol (mises en oeuvre par le BRGM) visent à conserver la mémoire et à veiller ainsi à l’information des opérateurs ou aménageurs pour éviter qu’un site, actuellement sans risque, ne le devienne par suite de travaux ou d’une affectation inappropriée. Les textes réglementaires présentés par le ministère de l’Écologie en 2007 ont profondément renouvelé les outils mis à la disposition des aménageurs.
     Rennes, ville autrefois peu industrielle, n’échappe pas au problème de la gestion des sols contaminés. Les Prairies Saint-Martin sont un des sites concernés. Des jardins familiaux occupent depuis près de 80 ans une bonne partie de ce secteur inondable. Une étude récente a montré que les sols de certains de ces jardins étaient contaminés par des quantités significatives de métaux lourds (cadmium, plomb, cuivre, zinc). Sur les 159 échantillons de sols analysés, les concentrations maximales en plomb sont par exemple de 600 mg/kg de matière sèche de sol, la valeur moyenne étant de 128 mg/kg de matière sèche. L’évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) réalisée sur la base de 335 analyses de plantes potagères (et non sur de simulations) a conduit récemment la Mairie de Rennes à interdire la culture de certains légumes produits dans les jardins de ce secteur.
     L’origine industrielle de ces métaux est plausible, car la zone industrielle Trublet, en bonne partie abandonnée aujourd’hui (arrêt des tanneries en 1948, de l’équarrissage en 1960) borde les Prairies Saint-Martin. D’autres origines de la contamination des sols sont cependant envisageables (dépôts de remblais, ferrailles et/ou sédiments fluviatiles, apports de cuivre sous forme de bouillie bordelaise par les jardiniers eux-mêmes).
     Par suite du caractère inondable de cette zone, les métaux lourds du sol ont pu être dispersés sur le site, avec une répartition qui ne dépend pas uniquement de l’éloignement à la source industrielle supposée, mais également des modalités de transfert de particules aux sols lors des phases d’inondation. De plus, les parcelles des jardins les plus polluées ne correspondent pas à celles dont les plantes potagères sont les plus touchées, ce qui traduit la complexité du processus de phytoextraction déjà évoqué. Cet exemple des Prairies Saint Martin montre le soin qu’il faut apporter aux analyses de sols de tels espaces en précisant les teneurs bio-disponibles pour les organises vivants (plantes, micro-organismes) et en couplant ces analyses de sols avec des analyses d’eaux de la nappe et des légumes.

Réintroduire la nature en ville : oui, mais avec quels sols ?

     Grâce au sol, nous avons arbres, pelouses, jardins potagers ! L’homme peut ainsi garder en ville un contact essentiel avec la nature en la regardant, d’abord, et, très matériellement, en marchant. Les sols des parcs anciens sont en général assez bien connus. Mais où implanter de nouveaux espaces verts ? Quelles précautions prendre quand on implante des arbres le long des voies de circulation ? Des arbres ou arbustes installés dans des bacs en ciment, même d’assez grande taille, donnent-ils réellement au promeneur l’impression qu’il est au contact de la nature ?
     Il faut bien reconnaître que pendant des décennies, creuser et remplir une fosse de plantation est resté un acte marginal par rapport aux grands enjeux des travaux publics. L’état d’esprit des aménageurs a récemment changé. L’arbre gadget jetable n’est plus de mode. On a compris qu’il fallait par exemple augmenter le volume des fosses de plantation (de 1 à plus de 10 mètres cubes). On a compris également qu’il fallait prendre en compte les propriétés du sol encaissant la fosse de plantation : une fosse encadrée de sols imperméables ou gorgés d’eau peut devenir une piscine !
     Mais où trouver une terre de bonne qualité pour remplir ces fosses ? Les villes sont obligées d’aller la chercher de plus en plus loin, ce qui entraîne des coûts excessifs, et ne peut constituer une solution durable. Des pistes alternatives sont à l’étude : mâchefers d’incinération des ordures ménagères, résidus des travaux publics, en les mélangeant avec des résidus organiques : déchets verts, matériaux de décantation des bassins d’eaux pluviales, boues des stations d’épuration. En région parisienne, on cherche ainsi à créer des mélanges terre-pierres à partir de bétons de démolition recyclés pour la partie granulat, et du matériau issu du lavage des betteraves sucrières pour la partie terreuse. Créer des « sols reconstitués », aptes à accueillir une végétation arbustive est un domaine de recherche en pleine expansion.
Les quatre thèmes traités ici ne sont que quatre facettes des enjeux liés aux propriétés des sols. D’autres fonctions dévolues aux sols urbains et périurbains points sont évoquées dans l’ouvrage « Sous les pavés la terre ». La question reste posée, y compris dans le Pays de Rennes qui accorde pourtant beaucoup d’importance aux problèmes de l’environnement et de la qualité de vie : « N’est-il pas temps de mieux connaître les sols de nos territoires » ? Car le sol urbain est l’affaire de tous : chercheurs, gestionnaires et habitants des villes.