Ma rencontre avec Guerrand. Une soirée-cocktail organisée par un ami dans son appartement parisien. Guerrand est parmi les invités. Jadis, il avait préfacé le premier livre de ce copain, consacré aux « domestiques en 1900 ».
Coupe de champagne en main, je me retrouve devant un grand homme cravaté, au port altier, allure de colonel et mine un brin sardonique. On parle de ses livres. Des Lieux, chef d’œuvre d’érudition narquoise sur le thème des « commodités », qui l’a rendu tardivement célèbre, jusqu’au plateau de Pivot.
Soudain, entre deux phrases, je découvre que Guerrand est Rennais, qu’il réside dans le quartier de la Poterie, derrière la Caisse régionale d’assurance-maladie. Je n’en reviens pas, moi journaliste, que cet auteur admiré habite à deux pas de mon lieu de travail. Lui, le spécialiste incontesté du logement social y est locataire d’un petit pavillon. Oui, locataire par choix moral et militant. Comme un pied-de-nez à ses origines grands bourgeoises, au château que sa grand-mère, une féministe début de siècle, possédait à Montauban, dans la campagne rennaise. Château pourtant tant aimé.
Car tout est paradoxe chez cet intellectuel atypique et un brin provocateur. Il naît à Sarrebrück d’un père officier au conseil de guerre, mais revient vite dans l’Ouest, berceau de la famille. C’est ce père, dira-t-il, qui lui a transmis l’amour de l’architecture via la résistance des matériaux: « Au cours de nos promenades en ville, il tapait avec sa canne une façade et indiquait fièrement « une salve de 75 » ou « un obus de tant ».
Les salves de bombes, Roger-Henri en connaîtra de près pendant ses années lycée à Saint-Nazaire. Sa guerre se poursuit en hypokhâgne à Rennes alors même qu’il nourrit une forte aversion pour la philosophie, le grec et le latin.
Le lycée a le tort de tourner le dos au réel. « Nous étions en France occupée et je n’ai aucun souvenir, j’insiste, sur des discussions concernant la vie politique de notre pays », s’indigne-t-il dans un entretien. À la même époque à Rennes, il milite ardemment à la Jec (Jeunesse étudiante chrétienne) et rue dans les brancards: « L’Église et sa hiérarchie contrôlaient tout ». C’est l’époque où l’archevêque de Rennes convoque les responsables de mouvements de jeunes catholiques « pour les exhorter à boycotter une pièce de théâtre, La Dame aux Camélias, jugée “pornographique” ! »
La Jec est à l’époque semi-clandestine. Guerrand et ses amis sont arrêtés par la Gestapo pendant une réunion régionale qui se tient auMans. Bizarrement, raconte-t-il à la troisième personne, « les policiers sans doute hostiles au nazisme feignent de le questionner avec violence en lui adressant des clins d’oeil complices avant le relâcher ». Une de ces « situations absurdes » dont Roger- Henri se plaira à dire qu’elles « lui interdisent à tout jamais » de prendre la vie au sérieux.
Sérieux, il ne l’est guère à l’École de cavalerie de Saumur où, appelé, il sort parmi les derniers de son stage. Après guerre, voici Guerrand, fondateur-directeur d’une maison de vacances pour étudiants près de Paris, dans un château légué par une riche américaine. Il y reste des années et tombe sur le livre du sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe Paris et l’agglomération parisienne. Naissance d’une vocation. Guerrand s’attelle sous sa conduite à une thèse pionnière sur Les Origines du logement social en France.
Pendant ses années d’études et de recherche, il reste adjoint d’enseignement au lycée Chaptal, puis au lycée Janson de Sailly où il est responsable du bureau des absences. Il préfère enseigner ailleurs, dans des structures de formation professionnelles ou d’éducation populaire (fondant notamment « Culture et liberté »).
Situation en marge qui lui convient, loin de l’Université ou du CNRS. À la fois fouineur d’archives infatigable, chercheur original et raconteur hors pair, Guerrand exerce sa curiosité sur une foule de sujets sans liens apparents. Le 19e siècle (sa grande affaire), les militants sociaux, le logement ouvrier, l’Art nouveau, l’hygiène, le métro, le contrôle des naissance, les profs… Tous ces thèmes donnent lieu à des multiples articles et à des livres qui mirent du temps à atteindre le succès. Il devra attendre 1985 – il est déjà âgé de 62 ans – pour connaître le succès avec Les Lieux. Suivront un livre sur l’histoire du bidet (Le Confident des dames) et un autre sur les Vases de nuit. Autant d’ouvrages « ignobles », plaisantait-il, qui l’ont « définitivement installé au Panthéon des scatologues les plus équivoques de la recherche française ».
Parmi ses multiples apports, il convient de souligner son rôle dans l’enseignement de l’architecture au tournant de 68. Lassés de l’académisme de l’enseignement, des étudiants dissidents de l’École des Beaux-arts de Paris et de l’atelier Arretche créent un Atelier collégial dans une usine. Ils admirent Guerrand. Le recrutent. L’Atelier se transforme en Unité pédagogique (l’UP8) qui devient École supérieure d’architecture de Paris-Belleville. Avec Roger-Henri, « les étudiants découvrent l’histoire du logement populaire et du logement social que les anciens « chefs d’atelier », les prix de Rome, ignoraient, eux qui ont construit les grands ensembles. » Une révolution.
L’historien du quotidien obtint le Grand prix de la critique architecturale pour l’ensemble de son oeuvre. Puis fut Officier des Arts et lettres. Mais ce dont il était le plus fier, c’est d’avoir reçu la grande médaille des HLM, « la seule décoration à laquelle j’aspirais », confiait-il.
Il faudrait encore parler de l’humour et de la faconde de Roger-Henri, de son rôle de prêtre dans le film Les Amitiés particulières, de son engagement social, du sérieux de ses recherches, de sa joyeuse érudition, de la vivacité de son style, bref de ce que le philosophe Thierry Paquot appelle « le gai savoir ».
Lisez Guerrand! C’est le seul mot d’ordre. Dans un monde de bruit, il offre un remède salutaire au désastre d’un double silence : celui des bateleurs d’estrade dévoyant le verbe à longueur d’audimat et celui des technocrates inaudibles à force d’avoir rompu le pacte fraternel du langage. Roger-Henri Guerrand dégage l’horizon d’une troisième voie. D’une « contre-voie » pour reprendre le titre de son insolente autobiographie parue en 2005. Une voix unique dont on espère qu’elle fera vibrer longtemps encore le plaisir de la connaissance.