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Rennes des écrivains
#20
Jacques Bertin :
belle et inutile, dont je fus le prince…
RÉSUMÉ > Poète, écrivain, journaliste, chanteur, Jacques Bertin est né à Rennes en 1946. Après des études à l’École de journalisme de Lille, il s’installe à Paris en 1967. Cette année-là, il enregistre son premier 30 cm, Corentin, qui obtient le Grand prix du disque de l’Académie Charles-Cros. Une vingtaine d’albums et des centaines de récitals suivront.

Jacques Bertin (suite)   

 En 1986, il met en place la formule, Bertin +10 musiciens avec laquelle il créé un spectacle aux Tombées de la Nuit. En 1989, privé de maison de disques, il fonde son propre label (Velen) où il publiera désormais ses livres et ses disques. La même année et jusqu’en 2000, il sera le rédacteur en chef chargé des pages culturelles de l’hebdomadaire Politis . Dans le même temps il publie des livres : Félix Leclerc, le roi heureux, un récit : Du vent, gatine !, des poèmes : Plain-chant, pleine page
Au cours des années 2000, il écrit un film sur René-Guy Cadou, publie Blessé seulement (poèmes, prix Paul Verlaine), Chroniques du malin plaisir (compilation d’articles), Reviens Draïssi ! (écrits sur la chanson), Une affaire sensationnelle (roman), Le dépanneur (lexique de poche pour les Français voyageant au Québec), Les traces des combats (recueil de chansons et poèmes). Parallèlement Jacques Bertin chante et enregistre des CD : La jeune fille blonde (2002), No surrender (2005), Comme un pays (2010). Il collabore toujours à Policultures, la lettre des politiques culturelles, et anime l’été un atelier chanson dans le Maine-et-Loire, près de Chalonnes, la commune où il vit depuis dix ans.
Voir site : http://velen.chez-alice.fr/

belle et inutile, dont je fus le prince…

     Cette ville est-elle ma ville ? J’ai vécu une trentaine d’années à Paris ; mais j’ai toujours senti que j’y étais un étranger. Et Rennes, où je fus longtemps un poisson dans son eau, m’est aujourd’hui comme un objet posé sur la cheminée, un portrait d’ancêtre : étrangère.
     Je suis né à Rennes, en 1946, rue du Tourniquet ; une rue qui aujourd’hui n’existe plus. Elle était perpendiculaire à l’ancienne rue de Brest, sitôt le pont Bagoul. Tout ce quartier était ruiné, vétuste, épuisé dans des habits cent fois raccommodés. L’histoire familiale disait que notre père s’était fait mordre la nuit par un rat, dans son sommeil. C’était au n° 6.
     Mes parents arrivaient du Maine-et-Loire. Mon père avait son magasin de tailleur d’habits sur le quai Duguay- Trouin. Il était un ancien de la JAC - tandis que ma mère était une jociste1. Des militants chrétiens dans l’action sociale. Ce qu’on fait de plus noble, d’après moi. Mon père fondait dans ces années-là la Lutte contre le taudis, dans le but de construire bénévolement des maisons pour les « sans-logis » rennais. On en lèverait une trentaine (dont une série route de Redon, elles existent encore). « Vous ne pouvez pas savoir, disait ma mère des années plus tard, après la guerre, les gens vivaient dans les caves et les greniers ! » Cette coopérative dite la Ruche ouvrière deviendrait plus tard une entreprise de construction de HLM énorme.

Il y avait le patro pour nos jeudis…


     Nous habitâmes une jolie maison, 7 rue Coulabin. J’allais à l’école chez les Frères, à Saint-Gabriel, rue Papu. Le frère Louis, à la belle barbe blanche, me fournissait en romans : comtesse de Ségur, Sans famille, Ivanhoé et la suite. Juste à côté de l’école, il y avait le patro, pour nos jeudis, où nous nous enchantions à regarder Tintin projeté en images fixes. Le mercredi soir nous foncions, mon frère aîné et moi, chercher Coeurs Vaillants dans le minuscule bureau de l’abbé Berthel. Le cinéma paroissial, l’Avenir, était attenant. Je me souviens du premier film auquel mon père m’avait emmené, un soir. Noël Roquevert s’écriant : « Bachi-bouzouk ! », je ne l’oublierai jamais. Et non plus la musique de Moulin des amours, dans un film où jouait Leslie Caron... Ça marque son homme.
     Nous fréquentions beaucoup l’église Saint-Étienne, il va sans dire et, dès l’enfance, j’admirais la beauté du quartier, autour de l’église, la place de Bretagne et le canal. Le canal... L’absence de nom propre après le mot canal exprime, selon moi, toute une obligatoire mélancolie. Pas loin, il y avait la clinique des Soeurs de la Sagesse, où je fus plusieurs fois, dans mes premières années, hospitalisé entre les mains de la soeur Marie-Étienne, bonne et brusque. Sur le mail, madame Cocault faisait des galettes qu’on allait chercher le vendredi. Le patro nous emmenait dans la campagne, sur la route de Saint-Brieuc et j’admirais en passant la beauté de l’école d’agriculture...

Mon père s’intégra aux Castors

     Pour résister à l’apparition du vêtement industriel et à la crise qui suivit, mon père fonda une coopérative locale d’artisans-tailleurs. Ils achetèrent un fourgon Renault qu’ils équipaient d’un théâtre de marionnettes, à l’arrière, pour courir les marchés et les fêtes du département.
     Ce fut en vain. Mon père devint alors représentant de commerce. Nous quittâmes la rue Coulabin et débarquâmes rue Leguen-de-Kérangal, au 163 bis, qui était une impasse peuplée d’une dizaine de maisons neuves. Aussitôt, mon père s’intégra à un groupe de « castors » qui entreprit de construire une vingtaine de maisons, rue Jean-Coquelin. Et nous déménageâmes encore. Ce Coquelin était un cheminot « victime du devoir » : piégé par un « retour de flammes » et les vêtements en feu, il avait arrêté son train ! On nous suggérait de l’admirer. On avait raison.
     Cette rue était alors la dernière rue de la ville ; notre jardin donnait sur le « champ des Anglais », au delà duquel il y avait le « chemin de ronde », puis la campagne. On voyait souvent les romanichels s’installer tout au bout du champ des Anglais. Je fus « louveteau », foulard vert bordé blanc ; quelle fierté que ces deux couleurs-là ! Nous allions baguenauder à Bréquigny, un château qui s’écroulait dans son étang, très romanesque ; et apprendre des saynètes au Pigeon-blanc, chez Jacqueline Renaudin, notre cheftaine, dont j’étais amoureux, secrètement.

Un immense et éternel chantier


     Puis l’école des frères, Saint-Joseph. Je me souviens que le nom des frères commençait obligatoirement par un C ou un D, selon une règle qu’ils s’étaient donnée : Damase, le directeur, ne souriait jamais ; Donatien nous lisait Le sapeur Camember et nous apprenait des chansons... Entre la rue Jean-Coquelin et la ville, il y avait « les baraques » : un ancien camp de transit datant de la guerre, le camp Margueritte. On détruirait ce camp à la fin des années cinquante, pour construire une cité, et notre univers ne fut plus alors qu’un immense et éternel chantier. Quand je disais que tous ces nouveaux bâtiments étaient laids, mon père me répondait, avec conviction : « Oui, mais tout le monde a l’eau chaude et le chauffage central ! » Et c’était là une victoire.
     Mes souvenirs me montrent dans les rues les camions à ordures avec, là-haut, dans la benne, les boueux, qui étaient des femmes, à cette époque. Puis des chiffonniers acheteurs de peaux de lapins ; des marchands ambulants vendant des crevettes, venant de Saint-Malo ; le payeur des allocations familiales, attendu comme le Messie par les femmes derrière les rideaux de leur cuisine... De temps en temps, on chargeait une remorque avec des vieux cartons et des vieilles casseroles et on allait porter ça chez Monier, ou chez Véron.

Nous étions les maîtres du monde


     Soudain, pour moi, ce fut l’âge du lycée. Le lycée Chateaubriand, sinistre. Le « surgé », surnommé Bitus ; et le « protal », qu’on ne voyait jamais (ou alors c’était très grave...) Les heures de colle, qu’il fallait expliquer aux parents, difficile exercice. Des noms de profs, en vrac : Lagoutte, Duros, Lamy, Delamaire, Roquentin... J’y fonçais - toujours légèrement en retard, bien sûr, à vélo, par la gendarmerie, la caserne de la 3ème région militaire, la rue du Garigliano et toutes ces rues peuplées de maisons d’ouvriers du chemin de fer : rues de Villeneuve, Ginguené, du Général Margueritte... Enfin, j’arrivais victorieusement en haut de la rue Louis-Blériot, à bout de souffle, c’était une victoire. Puis la descente par la gare et l’avenue Janvier, royale. J’étais le maître de cette ville !
     J’étais scout et j’en garde un souvenir formidable. Nous hantions, en « patrouille », la campagne rennaise : Cesson, Pincepoche, le Boël, mi-forêt... Je fus aussi un des animateurs du patro, dans la salle du Villeneuve-cinéma : chansons, sketches, un triomphe hebdomadaire ! Dans nos seize ans, nous créâmes un club de jeunes et je fis partie de la délégation qui alla visiter le chanoine Louvet, curé de la paroisse, terrible et craint, pour lui réclamer un local et lui dire que nous ne voulions aucun encadrement adulte ! Nous étions les maîtres du monde. Le club fut bourré tous les jeudis, les samedis et les dimanches ! Des réunions à plus de cent jeunes du quartier ! Les maîtres du monde.
     Puis, à dix-huit ans, j’abandonnai mes amis - ce fut un crève-coeur - et partis étudier loin, à Lille. Je ne reviendrais que quinze ans plus tard, pour quelques années, dans un appartement du centre, rue du Vieux-Cours. Entre temps, j’avais appris par les journaux que ce terrain d’aventures dont j’avais été le prince était une ville « triste ». Tant pis pour moi, on ne choisit pas le lieu de sa joie...

Posée comme un bicorne au confluent


     Ville bourgeoise, disent certains. Bah, le quartier Sévigné était si loin, si seul ! Nous, nous régissions la ville, sabre au clair sur nos vélos, blouson au vent. À part ça, elle ne sert à rien, c’est vrai. Posée comme un bicorne au confluent de deux rivières, au carrefour de rien, elle n’a jamais servi à rien. Elle n’ouvre sur aucune mer, elle n’est pas située dans un lieu stratégique imprenable et sublime ; elle n’est pas le lieu de la fameuse usine de la fameuse invention du fameux objet indispensable... Rennes, c’est un peu Limoges, qui a donné limogé, pour dire : muté dans un endroit sans histoire, loin de là où ça se passe (à Limoges...). Et aucune star, avec ça ! Du Guesclin, oui, mais au 14e siècle. Chateaubriand est à Combourg ; Jacques Cartier et les corsaires sont à Saint- Malo ; Quatre-vingt treize, c’est à Fougères ; Louison Bobet est à Saint-Méen ; Paul Féval est bien oublié ; Dreyfus ne fait à Rennes qu’une apparition ; Alfred Jarry est Lavallois, milledieuvache. Non, vraiment, la seule star, c’est moi, ravageant la ville avec mon biclou, sans pitié, une chanson aux lèvres...
     On dirait qu’elle n’a été créée que pour moi : belle et inutile et ennuyeuse comme un tableau dans son cadre, juste pour que j’y chevauche et j’y règne. Est-ce que j’ai aimé cette ville ? Je n’en sais rien, je ne me rendais pas compte. Il paraît qu’elle est devenue une cité du rock. La radio parle de la célèbre rue de la Soif... Sa gloire dans l’histoire ne sera pas là ! Mais d’avoir été une ville du labeur, grise et pluvieuse, pleine de bonheurs arrachés avec les dents par les petites gens. Une capitale de l’application à vivre.

La ville de Marcel Callo


     Rue de Redon, il y avait une Maison de jeunes où les comédiens de la CDO avaient débuté leur entreprise. J’admirais - j’admire toujours - ces gens qui créèrent la Décentralisation théâtrale et qui ont marqué la culture française. Mouvements de jeunesse, Éducation populaire, associations, syndicats, lent travail sur l’établi, j’opposais jadis, dans nos discussions, cette province-là, cette société-là, à mes compères parisiens embourbés dans le léninisme, le gauchisme et tout un tas de formes de révolutions politiques et artistiques radicales et catastrophiques...
    C’est aussi la ville de Marcel Callo, jociste, scout et apprenti typographe, mort en déportation. Ce genre de héros lui va assez bien, je trouve.
     Voilà. C’est comme une boîte qu’on referme et qu’on repose sur une étagère, haut, parce qu’on ne sait jamais... Mon regard est désormais indifférent. Je vis depuis dix ans dans le Maine-et-Loire.