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Histoire & Patrimoine
#38
Bernard Buffet, les yeux rivés vers la plage
RÉSUMÉ > Il fut sans doute le plus populaire des peintres français de l’après-guerre et un extraordinaire graveur. Place Publique présente Bernard Buffet, qui a peint cent fois les plages, les baigneurs, les ports et les villes de Bretagne.

     Que sait-on de lui ? Ou, pour mieux le dire, que nous reste-t-il à signaler sur cet artiste tellement encensé par la presse, mais aussi tellement décrié ? Car il faut en convenir : Bernard Buffet, né en 1928, mort en 1999, ne laissa personne indifférent. Pour les uns, il fut un génie – et même le principal chantre de la figuration française à l’heure où le marché ne rêvait que d’abstraction. Pour les autres, il était regardé comme un peintre habile mais limité qui répétait séries et motifs, en ouvrier plus consciencieux qu’inventif… De fait, Bernard Buffet avait des marottes : les plages, les clowns, les Christs, les écorchés, les natures mortes, les nus. Mais il s’agissait, à bien y réfléchir, de rendez-vous qu’il se fixait de longue main, dans l’idée de ne jamais perdre le fil… Que cherchait-il en effet, à vingt ou trente ans, tandis que l’on criait partout au prodige ? Et qu’attendait-il encore, à soixante-dix ans, lorsqu’il s’acharnait avec sa palette ? Sans doute ce que tous les grands peintres avaient cherché avant lui : la force du métier. L’odeur de l’atelier, l’odeur de la glycérine et de cette peinture qu’il achetait en pot puis étalait hardiment, d’une manière qui n’appartenait qu’à lui. Combien de fois a-t-on écrit que ses tableaux se reconnaissaient au premier coup d’œil… Pourtant, il s’appliquait à les signer ostensiblement, en lettres grasses jetées à droite ou à gauche, le plus souvent en haut de la toile. Narcissisme ? D’aucuns l’ont pensé… Mais il semble plutôt que Bernard Buffet, virtuose instable, tourmenté, doutait sans cesse de lui-même. Un jour, devant la caméra d’Agnès Delarive, il avait confié son admiration pour Vincent Van Gogh, le titan. Puis sa voix s’était étranglée, pareille à celle d’un homme soudainement pris de vertiges. Il souffrait de ne pouvoir voler si haut.

      Tout le monde ne peut pas être dieu, tout le monde ne peut pas atteindre Vincent. De son côté, Bernard Buffet avait suivi son chemin, de bonne heure voué au dessin, sinon à la peinture. Parce que c’est une chose à méditer : il était d’abord un dessinateur, et l’un des meilleurs de son siècle ! Aussi se passionna-t-il naturellement pour la gravure, créant d’innombrables estampes en noir et blanc qui sont autant de merveilles. Maurice Rheims en a confirmé l’importance : « Dans cette discipline particulièrement rigoureuse, martela-t-il, Bernard Buffet égale les plus grands . » Et d’inviter à redécouvrir les traits et les veines de sa production de pointes sèches commencées en 1948… À cette époque, il n’avait que vingt ans. Il dessinait depuis l’enfance, et peignait sans relâche depuis son entrée à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, cinq années plus tôt. Il a raconté quelquefois cette période, notamment les cours du soir et le couvre-feu, ses craintes, ses espoirs… Mais l’essentiel n’est-il pas qu’il livra, en 1946, La déposition de croix, mise en scène historique et religieuse qu’il avait cernée comme personne, dans une facture moderne, laiteuse, brune, noire et grise, peuplée de passants maigres aux visages anguleux. Esthétiquement, un choc ! Une toile hantée, puissante, fascinante dont on n’osait croire qu’elle était l’œuvre d’un modeste étudiant. Puis ce furent, en 1947, ses premiers nus. Des femmes décharnées, des hommes impudiques exhibant, l’air absent, des sexes désarmés. Et puis d’autres dépositions de croix, et puis des Christs, des portraits, des poissons morts, des salles de bain vides, glacées, inquiétantes

     Quels songes tourmentaient ce jeune maître qui ne se cachait pas d’être fragile ? Le sûr est qu’il brûlait les étapes, vendant à dix-neuf ans son premier tableau au Musée national d’art moderne de Paris puis recevant, l’année suivante, le Prix de la critique, ex aequo avec Bernard Lorjou. Pour être certain de pouvoir peindre tout son saoul, il passa alors un contrat d’exclusivité avec deux marchands, Emmanuel David et Maurice Garnier. Le bon choix, manifestement, puisqu’il exposa dès 1950 à Genève, New York, Bâle, Bruxelles, Copenhague. Et quand il n’exposait pas, il tournait les pages de sa propre biographie publiée en 1949 par Pierre Descargues aux Presses littéraires de France ! C’était la gloire, très nettement supérieure à celle de Picasso au même âge.

     S’y consuma-t-il ? La formule serait sévère : jusqu’au dernier jour, il fut chéri du public et salué par d’immenses écrivains. Mais comment ne pas constater que, pour une large part, la corporation muséale le boudait, jugeant qu’il avait donné son meilleur à vingt ans, dans une sorte d’hallucination typiquement rimbaldienne… À moins qu’il ne fallût admettre que ce génial dessinateur n’était point coloriste, et qu’il se gâtait dans l’emploi d’un bleu, d’un or, d’un rouge ou d’un vert qui ne lui ressemblait pas. Il s’obstinait toutefois, achetant du reste, en 1964, une propriété à Saint-Cast pour y travailler à son aise, les yeux rivés sur la plage et les secrets de son enfance. Car Bernard Buffet devait beaucoup à la mer et aux vents de Bretagne qu’il avait découverts en 1935, justement à Saint-Cast, dans le giron familial. Depuis, ce barde fiévreux croyait en l’âme celte, multipliant les tableaux de villes portuaires, de phares, de jetées, de bateaux de pêche, de poissons, de rochers, de baigneuses et de baigneurs aux slips un peu courts. Ce qui ne l’empêchait pas, en parallèle, de continuer à graver. On lui doit, tiré à cent exemplaires, un jeu de seize estampes intitulé St Cast. Souvenirs d’enfance. Il l’a dédié à sa mère.