du « désert breton »
C’est un fait incontesté: le modèle territorial breton est réputé permettre un « aménagement équilibré » du territoire régional, avec son chapelet unique de villes aux dimensions les plus diverses… Mais voilà qu’aujourd’hui, pour certains, le choix national de soutenir de « grands ensembles administrés », à partir de critères de tailles, apparaît susceptible de remettre en cause un tel équilibre, d’accroître les inégalités et de freiner même les dynamiques territoriales. Sont particulièrement visées les villes qui ont choisi de prendre l’appellation de « métropoles », comme Rennes ou Brest, appellation qui n’est certes pas strictement définie, mais qui caractérise les espaces urbains qui, en se métropolisant, remplissent des rôles d’importance, au service des ménages et des entreprises.
On peut s’interroger sur la pertinence d’une telle prise de position. Est-ce à dire que l’équilibre atteint en Bretagne est définitivement optimal et qu’on ne saurait y toucher sans provoquer de graves dysfonctionnements?… Est-ce à dire que l’essor des métropoles bretonnes ne pourrait nécessairement se faire qu’au détriment des autres villes de la région, comme si, pour habiller Pierre, on devrait obligatoirement déshabiller Paul ?… Est-ce à dire qu’il faudrait faire fi des profondes évolutions contemporaines qui invitent à tant d’adaptations nécessaires, sous peine d’exclusion de la grande scène économique et sociale?… Est-ce à dire qu’on pourrait faire l’économie de métropoles, tant leurs fonctions pourraient aisément être partagées entre toutes les autres villes du territoire, sans remettre en cause l’efficience globale de la région et pour sauver un hypothétique « équilibre » qui flatte tant la volonté organisatrice de quelque dessinateur de cartes de synthèse?
Car le problème est là: il faut s’entendre sur le sens de ce fameux « équilibre ». A priori, l’équilibre, c’est un peu comme la vertu: tout le monde (ou presque!) est pour… Mais, il y a des divergences: il y a l’équilibre qui se conçoit de façon statique, stable et immuable, comme celui qui caractérise une table, bien assise sur ses quatre pieds; il y a aussi un équilibre plus dynamique, celui qui évolue sans cesse, comme celui d’une bicyclette qui ne peut tenir debout que si elle avance… C’est dans cette dernière perspective qu’il importe de se situer, parce que l’équilibre ne peut se percevoir que par rapport à des réponses à apporter, en continu, à toutes les évolutions majeures que connaît notre société.
Les évolutions qui vont précipiter l’essor des métropoles bretonnes sont bien connues : c’est, d’un côté, une internationalisation croissante de nos économies, avec une insertion de plus en plus obligée de nos territoires locaux dans une globalisation où règne une impitoyable compétition par les coûts certes, mais aussi par la qualité, la diversité, la durabilité et surtout la différenciation des produits… C’est aussi, d’un autre côté, la pression d’un nouveau paradigme technique économique dominant où, du fait de l’essor de nouvelles technologies, se trouvent modifiés les processus de production et la nature des produits, faisant une part de plus en plus belle aux intelligences de toutes sortes, aux processus d’innovation, ainsi qu’aux poids des investissements immatériels (recherche, conception, qualifications…).
Dans un monde ainsi ouvert et dématérialisé, où bon nombre d’activités deviennent carrément virtuelles et où les réseaux se multiplient, on pourrait alors croire à l’émergence d’une économie hors-sol, négligeant les géographies, où tout pourrait être fait partout; en fait, entre une géo-politique qui se tisse à l’échelle planétaire et une géo-technologie qui sacralise la dématérialisation des économies, les territoires sont toujours là, à cause des facteurs qu’ils produisent, des rapprochements qu’ils favorisent et des organisations qu’ils développent. Au sein de ce tohu-bohu, ces territoires stratégiques sont des villes, et très particulièrement celles qu’on s’entend pour appeler « métropoles » .
Ces métropoles ne se caractérisent pas nécessairement par leur grande taille -encore qu’elles soient fatalement conduites à atteindre une certaine dimension, en termes notamment de populations, pour assurer la diversité des acteurs et des activités qui les caractérisent. À cet égard, la question du nombre d’habitants à atteindre a davantage de sens pour fonder une politique d’intervention nationale… et nourrir des basses manoeuvres politiciennes, que pour définir strictement une métropole!
Ce qui définit véritablement une telle « ville-mère », c’est, d’une part, la nature des fonctions et services d’avenir qu’elle est capable de développer (recherche, innovation, formation haut niveau, services aux ménages et aux entreprises, emplois décisionnels conseil - assistance…) et, d’autre part, son aptitude à susciter des relations intenses et fécondes entre des acteurs très divers, de façon à produire collectivement des connaissances et savoirs, ainsi que son aptitude à développer des processus d’apprentissage dont pourront bénéficier tous ses acteurs: la création d’un « capital relationnel » est même probablement la marque la plus forte des métropoles. C’est comme au football : à quoi bon posséder des joueurs de talents s’ils jouent perso et si le ballon ne circulent pas entre eux? Comme le disait Saint-Exupéry, « la qualité vient moins des choses que des noeuds qui les nouent »…
La question est souvent posée de savoir si une métropolisation s’accompagne nécessairement d’une polarisation, au détriment d’une homogénéisation du territoire. Tout pousse à penser qu’il sera de moins en moins possible de faire entrer les métropoles dans les habits de la ville classique et qu’au moins deux effets,étroitement liés aux changements contemporains évoqués plus haut, induisent inévitablement une certaine polarisation des populations et des activités autour de Rennes et de Brest :
Tout d’abord, un « effet taille », car certaines fonctions d’avenir ne peuvent se développer de façon efficace sans qu’une certaine masse critique ne soit atteinte: on ne travaille pas sur la recherche d’une nouvelle molécule avec un labo de trois personnes! On ne crée pas une véritable université avec deux facultés!… etc. Cette logique de la taille critique est d’autant plus forte que la plupart de ces fonctions sont indivisibles, qu’on ne peut dupliquer partout des investissements si onéreux et qu’« une trop grande dilution de ceux-ci ne permettrait pas d’atteindre la dimension nécessaire pour être efficace », comme le notait déjà le géographe Michel Phliponneau en décrivant le modèle industriel breton.
Du reste, une certaine taille minimale est souvent le ticket d’entrée qu’il faut payer pour être admis dans nombre des flux majeurs qui quadrillent l’univers (flux qui relient les chercheurs du monde entier, par exemple). En outre, l’observation révèle que la plupart des emplois décisionnels ont besoin d’importants effets d’agglomération pour se développer… L’importance des économies d’échelle rencontrées dans l’essor de certaines activités renforcent cette tendance à la polarisation.
Un deuxième effet joue dans le même sens : c’est un « effet complémentarité ». Bon nombre de fonctions et d’activités ne peuvent se developer sans la présence concomitante de très nombreux acteurs, aux vocations différentes, et qui doivent nécessairement conjuguer leurs efforts pour faire surgir des compétences spécifiques à chaque métropole. On ne crée pas un « pôle Mer » ou un « pôle Images et Réseaux » avec une compétence dans un seul domaine… Comme on dit, le fait que « les idées traversent plus facilement les couloirs que les océans » justifie une plus grande proximité des acteurs pour produire et diffuser les connaissances.
À partir d’un certain stade, les métropoles produisent suffisamment de fonctions et offrent tant d’opportunités aux ménages et aux entreprises pour que le processus de polarisation s’auto-entretienne et que le système fasse « boule de neige »: toutes les « externalités »positives crées vont attirer de nouveaux laboratoires ,ce qui provoquera l’attraction de nouvelles entreprise ,ce qui séduira de nouveaux demandeurs d‘emploi plutôt qualifiés… et ainsi de suite… Si, de surcroît, la métropole, comme c’est le cas de Rennes, assure, pour des raisons historiques, d’importantes fonctions politiques, administratives, culturelles, le processus de polarisation ne peut que se renforcer… Et si, en plus, la ville-mère se trouve au centre d’interconnexions de moyens de transport (avec son TGV, son aéroport…), la taille de la ville ne peut que croître! Bref,métropolisation et polarisation deviennent les conséquences d’une même obligation: le renforcement de la compétitivité au sein de la globalisation… puisque c’est là l’impératif qui préside aux fonctionnement de nos sociétés.
Il existe quand même des forces de freinages face au processus de polarisation. Elles sont liées aux nuisances qui peuvent accompagner une trop forte concentration: pollution mal maîtrisée, congestion de toutes sortes, encombrements, hausse du prix du foncier… Mais généralement, ces forces de dispersion sont loin d’avoir l’ampleur suffisante pour remettre en cause le processus de polarisation…
Dans le même temps, certaines fonctions, ou morceaux de fonctions, assurés par Rennes ou Brest (en matière d’études, d’innovation, de services haut de gamme…) se développent dans d’autres ensembles urbains bretons (Lorient, Saint-Brieuc, Quimper, Vannes…) ou dans des centres différenciés, caractérisés par de fortes spécialisations (Lannion, Pleubian, Dinard…); ceci est rendu possible par le fait qu’il existe, dans notre région, tout un ensemble de villes moyennes dynamiques capables d’assurer ces fonctions, contrairement à d’autres régions françaises, où la métropole se trouve seule au milieu de son territoire (c’est le fameux cas de Toulouse et de son « désert »).
La montée des métropoles bretonnes constitue-t-elle un danger pour le sacro-saint «équilibre » régional? Une fois de plus, tout cela dépend du sens qu‘on donne à cet équilibre… Si cet équilibre se confond avec une idée d’égalité, signifiant une espèce de répartition harmonieuse des activités sur le territoire régional, incontestablement, la polarisation et la concentration qui caractérisent l’émergence des métropoles constituent alors de sérieux coups de canifs dans cette vision idyllique. Car on n’aménage pas les territoires comme on étale du beurre sur une tartine de pain! L’égalité n’est pas l’égalitarisme… Et si l’efficacité exigeait autre chose? Pourrait-on concevoir que tous les professeurs de la Faculté de géographie de Rennes s’installent à Plobannalec-Lesconil ou que les chercheurs de l’Irisa déplacent leurs ordinateurs à Pleucadeuc pour y constituer des réduits héroïques, au nom de la répartition homogène des activités universitaires et de recherche?…
En fait, on se trouve au coeur d’un incontournable dilemme: soit on polarise une partie significative de la société autour de quelques centres: on devient efficace au regard des défis contemporains, mais on s’éloigne d’une parfaite égalité; soit on répartit les fonctions d’avenir de façon très homogène sur le territoire : on a alors l’impression d’une certaine égalité, mais on perd en efficacité… Face à de tels choix, c’est la recherche d’un compromis, synonyme d’une sorte d’équité, qui doit guider la conception des activités du système urbain régional.
En tous cas, les territoires bretons ne sont pas (et ne seront jamais) « égaux »: ils sont différents, du fait de leur histoire, de leurs dotations naturelles, de leur offre territoriale, des trajectoires choisies par leurs acteurs… En revanche, chacun d’entre eux, dans un ensemble régional, a un rôle à jouer. C’est le cas des métropoles où s’interconnectent et se renforcent toute une série de fonctions, où se fabriquent tant de produits d’avenir et où se concentrent tant de qualifications.
La métropole rennaise (mais il en va aussi de même pour la métropole brestoise) ne cesse d’assurer maintes fonctions majeures au sein du tissu régional et très souvent à son service. Ainsi, par bon nombre de ses d’activités (recherche, production), elle contribue à insérer la Bretagne dans les pans de l’économie mondiale et à affirmer sa présence dans plusieurs maillons stratégiques internationaux… Par ailleurs, elle participe largement à renforcer l’attractivité de la région, que ce soit pour les populations (avec un taux migratoire très positif avec les autres régions), ou que ce soit pour les entreprises et capitaux étrangers (Rennes s’étant longtemps révélé « porte d’entrée » pour les entreprises étrangères et accueillant 30 % des investissements internationaux en Bretagne). En offrant aux acteurs régionaux des services réputés rares, autrefois seulement disponibles dans la région parisienne (activités de conseil, ingénierie financière, formations supérieures, CHU…), elle contribue au développement d’une offre décentralisée, à l’implantation de sièges sociaux en région et finalement à un ré-équilibrage de la vie nationale: on ne peut pas, à la fois, se plaindre du rôle dominateur et prédateur de la capitale française vers laquelle il fallait sans cesse se tourner et nier tout effort pour contrebalancer cette situation!…
Enfin, que dire de tous ces réseaux qui, à partir de Rennes (et Brest), rayonnent sur toute la région (et même au-delà!) et stimulent son développement. Réseaux universitaires accueillant des étudiants venus de toute la région et qui sont à l’origine d’un ensemble de délocalisations unique en France, au profit de la plupart des villes bretonnes d’importance… Réseaux technologiques, grâce à des politiques de transfert d’innovations, d’animation des pôles de compétitivité qui s’étendent désormais sur tout le territoire, de création de technopoles (Saint-Malo, par exemple), de collaboration avec divers centres techniques Bretons (Ploufragan, Quimper, Lorient). Réseaux économiques, grâce aux relations que les entreprises rennaises entretiennent avec les établissements disséminés sur tout le territoire régional; ou grâce aux commandes publiques et privées passées à tous les producteurs régionaux; ou encore grâce à tous les services spécialisés dont profitent nombre d’acteurs bretons…
De façon générale, il est démontré qu’il existe une corrélation assez forte, en France, entre la croissance des villes métropolitaines et les Produits intérieurs bruts de leur région. Ceci se vérifie précisément pour la Bretagne. En tous cas, la métropolisation croissante de nos grandes villes est loin d’avoir provoqué le déclin des autres parties du territoire. D’abord, le poids de nos grandes villes n’est pas majoritaire: Rennes n’assure qu’un quart du PIB régional, contre le tiers pour Montpellier ou la moitié pour Toulouse. Ensuite, en dix ans, le poids de l’aire urbaine rennaise dans la croissance de la population bretonne est passée de 60 % à 40 %.
De surcroît, en même temps que l’économie productive tend à l’emporter dans de nombreuses villes sur l’économie résidentielle, les revenus des Rennais, les plus élevés de Bretagne, connaissent une progression plus faible que dans bon nombre d’aires urbaines bretonnes. Enfin, ces dernières années, certaines villes de la région (Vannes, Saint-Brieuc, Quimper…) ont connu des taux de croissance de leur population ou de leur emploi, égaux, et même supérieurs, aux taux rennais et brestois; il en va de même pour le monde rural qui, dans son ensemble, a connu un regain démographique supérieur à celui de Rennes…
Aujourd’hui, les métropoles bretonnes n’ont plus rien à voir avec ces fameuses « métropoles d’équilibre » des années 70, celles qui devaient gérer leur territoire, souvent le drainant à leur profit, assises au sommet d’un ensemble pyramidale et hiérarchisé, et assurant leur prestige par leurs fonctions verticales de commandement… Certes, la position de la capitale bretonne lui confère évidemment des responsabilités d’administration, mais son rôle de métropole est tout autre: elle produit des services dont toute la région profite (certains diront : pas encore assez!), crée des conditions pour accueillir toutes sortes d’acteurs innovants; à partir de là, elle anime maintes séries de réseaux horizontaux, nombreux et complexes, avec des connexions formelles ou informelles…
Le renforcement de la métropolisation continue de s’imposer, ne serait-ce que pour développer certaines fonctions encore trop faibles et accroître la diversité de leur offre… En « déséquilibrant » ainsi le territoire régional, Rennes (et Brest) participent au renforcement de sa base technologique et scientifique, constituent des interfaces avec des ensembles plus vastes (notamment avec la métropole nantaise) et suscitent son dynamisme, sans pour autant nuire aux développement des autres territoires. Bien au contraire! L’arbre de la polarisation ne doit pas cacher la forêt des effets d’entraînement des réseaux.