PLACE PUBLIQUE > D’où venez-vous, Boris Charmatz ?
BORIS CHARMATZ > Je viens de Chambéry. Je suis le fils d’une professeure d’allemand et d’un professeur de français. Mes parents étaient des militants politiques, je dirais, des militants tout court. Ils adoraient la culture. C’étaient des pédagogues à plein-temps. L’une des choses marquantes de mon enfance, c’est qu’on allait toujours en vacances à Berlin. Pour moi, c’était un second pays, exotique. Une ville contemporaine plongée au cœur de l’Histoire. À cette époque, le Mur n’était pas tombé. BerlinOuest développait une culture marginale par rapport à la République fédérale d’Allemagne. Nous, on y venait pour la culture, pour le théâtre, pour une certaine idée de Brecht, de Kurt Weill.
PLACE PUBLIQUE > Quand êtes-vous tombé dans la danse ?
BORIS CHARMATZ > À sept ans. Dès l’âge de douze ans, j’ai quitté mes parents pour aller au conservatoire de Grenoble. Auparavant, j’ai failli choisir le ping-pong, ma grande passion de l’époque, au rythme de seize heures par semaine. Une vraie addiction. Il suffirait de peu pour que j’y replonge. À seize ans, j’ai rejoint le conservatoire national de Lyon pour terminer mon cursus de danse, avant d’être engagé par Régine Chopinot à La Rochelle. Mais ma formation, ce sont aussi les films d’Andreï Tarkovski. Et puis, beaucoup, beaucoup de littérature française.
PLACE PUBLIQUE > Comment vous définiriez vous vousmême ?
BORIS CHARMATZ > Bizarrement, je me définirais comme artiste, parce que j’ai l’impression que c’est un endroit social pas très clair. Donc intéressant.
PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui vous a conduit à devenir le directeur du Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne (CCNRB) ?
BORIS CHARMATZ > J’ai rédigé ma lettre de candidature sous la forme d’un « Manifeste pour un musée de la danse ». Mon projet c’est l’invention d’un nouvel espace public pour la danse. Il ne s’agit en aucun cas pour moi de soutenir ma carrière personnelle. Pour la réaliser, j’ai déjà suffisamment de collaborations avec un tas de théâtres en Europe.
PLACE PUBLIQUE > On vous dit iconoclaste, provocateur, polémique. Confirmez-vous ?
BORIS CHARMATZ > Ce qui est vrai, c’est que pour moi la danse est un espace de liberté. Du coup, le résultat peut être perçu comme provocant. J’appartiens à une génération d’artistes critiques. Cette critique, je la vois d’abord comme une mise en mouvement. À vrai dire, je ne suis pas totalement à l’aise avec l’idée qu’un artiste serait voué à provoquer des scandales. Le scandale a quelque chose de spectaculaire et d’immédiat, or la danse a besoin de temps. Dans mon travail, j’essaie de repenser les questions de durée. L’idée par exemple, que la meilleure représentation d’un spectacle, même si vous l’appréciez dès sa création, aura peut-être lieu dans quarante ans.
PLACE PUBLIQUE > Vous concevez la danse comme un art total. « J’aime que la danse nous engage entièrement… », dites-vous.
BORIS CHARMATZ > Je fais de la danse parce que c’est un espace à la fois théorique, pratique et physique. Ce que je faisais au ping-pong, la « physicalité » du ping-pong, j’ai pu aussi l’expérimenter sur scène dans la danse. En somme, la danse est un endroit suffisamment vaste pour… pour évacuer sa vie. Ensuite, on s’aperçoit qu’il y a des barrières qu’il faut faire sauter : entre les arts plastiques et les arts vivants, entre le patrimoine et la création contemporaine.
PLACE PUBLIQUE > Votre idée de Musée de la danse est surprenante : le musée conserve alors que la danse est immédiate et éphémère. Éclairez-nous sur ce paradoxe.
BORIS CHARMATZ > Cela surprend mais peut-être que dans dix ans, ce sera quelque chose de banal. Le musée implique la durée, la temporalité. Pourquoi ne pas réfléchir à cette question : que reste-t-il de la danse ? Étymologiquement, le musée est « l’espace ouvert. Regardez le Louvre : aujourd’hui, c’est un lieu où l’on découvre des tableaux et des sculptures, mais au 19e siècle, c’était un lieu de travail où l’on venait pour copier. Désormais, il n’y a plus de muséetype. Il s’invente au quotidien. C’est ce que nous allons faire pour la danse.
PLACE PUBLIQUE > Au-delà de ces intentions, comment voyez-vous les choses ?
BORIS CHARMATZ > On fait un chantier de trois ans, en partant de zéro. Je ne dis pas le Musée de la danse, c’est ceci ou cela, c’est : réfléchissons à ce que cela pourrait être. Cela implique trois pistes : d’abord la réflexion frontale, subjective, mentale : ce serait quoi un Musée de la danse ? La deuxième est architecturale : il y a Le Garage à Rennes mais aussi l’idée que l’on va se déplacer, que le Musée peut vivre dans des centres d’art contemporain, au Lieu Unique de Nantes, à l’Opéra de Rennes, au festival d’Avignon… Et il y a une troisième piste qui est le corps : on n’a pas des Picasso à exposer au mur, mais on a le corps qui connaît les chorégraphies apprises, qui connaît les gestes, qui les a en lui, qui peut les reproduire.
PLACE PUBLIQUE > Concrètement, vous avez démarré ?
BORIS CHARMATZ > On a commencé à présenter des gestes, fin avril, lors de l’inauguration du Garage. Il s’agit d’un happening intitulé Étrangler le temps. Nous avons eu envie de travailler sur la durée d’une nuit entière. Prendre des courts spectacles d’une heure et les étirer indéfiniment. Cela a permis de plonger les gens dans une temporalité de coma, de sommeil. Ce qui m’a plu dans cette démarche, c’est que l’on pouvait travailler sur la posture des artistes mais aussi sur celle des visiteurs. Professionnels et non-danseurs se retrouvaient. Il y avait une vraie perméabilité – un mot qui va revenir souvent – entre celui qui regarde et celui qui fait. On était plus de 120 à participer à ce happening. Il préfigure ce que pourrait être le Musée.
PLACE PUBLIQUE > Quelle est la prochaine étape ?
BORIS CHARMATZ > Ce sera expo zéro. Nous convoquerons une dizaine de personnes : artistes, architectes, historiens, critiques. Ils seront en résidence au Garage ou ailleurs pendant une semaine. Chacun aura pour mission de réfléchir à ce que serait son Musée de la danse. Ce sera une sorte de think tank, de groupe de réflexion, reposant sur le subjectif et l’utopie. Ensuite, on fera « visiter » cette expositionn, au Garage, le week-end des 19 et 20 septembre. Ainsi chacune des huit ou dix personnes fera « visiter » le Musée qu’elle aura inventé. L’exposition serait un lieu vide, rempli des fantasmes que pourront y mettre les visiteurs.
PLACE PUBLIQUE > Quelle est la fonction exacte d’un Centre chorégraphique comme celui de Rennes ?
BORIS CHARMATZ > Les centres chorégraphiques sont de drôles de lieux. Ici, nous sommes une dizaine de personnes à travailler. Mais il n’y a pas de compagnie permanente de danseurs. Moi, je refuse l’idée de venir ici avec ma troupe, avec « mes » danseurs entre guillemets. Je n’ai nulle envie de devenir un chorégraphe de compagnie. Je préfère des projets ponctuels de toute nature. On n’est pas non plus une école, mais on travaille avec des écoles. Un centre chorégraphique, c’est aussi la production d’œuvres d’un chorégraphe qui ne sont pas jouées sur place mais en général dans un théâtre. Il accueille souvent des résidences d’artistes et favorise la production d’artistes émergents. Et puis, il y a l’action culturelle, la sensibilisation, la pédagogie. Mais toutes ces missions vont être refondues dans ce projet du Musée de la danse qui va les reprendre et les réorienter.
PLACE PUBLIQUE > Dans ce dispositif, quelle est la place du Garage, qui vient d’être inauguré ?
BORIS CHARMATZ > Première chose, je rêve d’un musée en dur. J’ai vraiment envie d’un bâtiment qui s’appellerait Musée de la danse et que l’on pourrait visiter comme un musée. Le Garage, lui, est un lieu de travail, un lieu de fabrique, un lieu pour répéter, faire des cours, préparer des spectacles, un lieu que nous partageons avec le collectif Danse, qui regroupe huit compagnies rennaises. Il vient compléter le lieu historique du Centre chorégraphique, rue Saint-Melaine.
PLACE PUBLIQUE > Le Garage sera-t-il aussi un lieu de spectacle ?
BORIS CHARMATZ > Même si c’est un lieu de travail, j’espère que le Garage sera un lieu public. Le problème est qu’il se trouve un peu excentré à Beauregard, quartier encore en chantier, quartier qui reste à inventer. Comment faire vivre ce lieu de danse alors qu’il est excentré ? L’enjeu est vital. Je trouve en effet que la danse et l’art contemporain ont besoin d’espaces publics. La danse meurt de ne pas avoir de place dans la cité. On a pas assez l’occasion, à Rennes, de présenter de la danse. Or les danseurs ont besoin de visibilité, de confrontation. c’est une vraie identité. En revanche, quand on arrive à Rennes, il n’y a pas mille choses à visit e r. B i e n s û r , i l y a maintenant les Champs Libres, il y aura le Frac. Mais je me dis qu’il y a encore de la place pour d’autres lieux, des lieux de permanence afin de ne pas vivre complète
Moi, qui viens de Berlin, je me dis que si Rennes veut vraiment avoir une dimension européenne – et elle en a les atouts avec un nombre incroyable d’artistes, d’étudiants et de festivals – il faut qu’elle sorte de son centreville, au demeurant magnifique. À cette condition, elle pourra devenir une capitale européenne de la culture. À Berlin où j’étais enseignant, quand j’ai annoncé que j’étais nommé à Rennes, tout le monde m’a dit : Reims ? Là-bas, on connaît Reims mais pas Rennes. J’aimerais bien que le Musée de la danse contribue à ce que Rennes soit connue en Europe.
PLACE PUBLIQUE > Justement, quelle est votre marge de manœuvre financière au Centre chorégraphique ?
BORIS CHARMATZ > On est petits, mais aujourd’hui avec e Garage ajouté à Saint-Melaine, on commence à avoir une capacité d’action spatiale. Et je me dis que justement le Musée de la danse pourra trouver des partenaires et des moyens de développement. Moi, j’ai fait un projet pour trois ans qui, en gros, est possible. Mais je suis sensible au fait que le Centre chorégraphique devra passer à une autre échelle.
PLACE PUBLIQUE > Quel est votre regard sur le paysage culturel rennais ?
BORIS CHARMATZ > Je ne suis pas breton, mais je connais assez bien : je suis souvent venu en résidence en Bretagne et je vis ici depuis janvier. Ce qui me frappe, c’est qu’il y a ici une grosse culture festive, c’est vraiment une ville de festivals : pour la musique, la danse, le théâtre. Cela, c’est une vraie identité.
En revanche, quand on arrive à Rennes, il n’y a pas mille choses à visiter. Bien sûr, il y a maintenant les Champs Libres, il y aura le Frac. Mais je me dis qu’il y a encore de la place pour d’autres lieux, des lieux de permanence afin de ne pas vivre complète ment dans l’image festivalière. Pourquoi pas, le Musée de la danse…
PLACE PUBLIQUE > Rennes, ville de la danse ?
BORIS CHARMATZ > À Rennes, il y a une vie considérable autour de la danse mais c’est très éclaté : le Triangle, l’Opéra, le TNB, le CCNRB, les maisons de quartier, l’Intervalle à Noyal (avec ses résidences), Cesson (avec le jazz)… Dès lors, le problème est que l’on n’identifie pas Rennes comme une ville de danse. Je me dis qu’avec un peu de moyens supplémentaires, cette ville pourrait devenir une capitale européenne pour la danse.