en Bretagne, 25 ans
de sondages
L’interrogation de l’opinion par sondage produit des objets politiques et médiatiques. Régulièrement instrumentalisés par tel ou tel tenant d’une idéologie, d’une ambition personnelle, les sondages sont repris comme la preuve révélée d’une attente de la population. Ils sont aussi traités par le mépris, critiqués avec la plus grande véhémence lorsque les résultats s’avèrent défavorables. Les exemples récents ou passés des relations conflictuelles entre des leaders nationaux de la classe politique et les instituts ne manquent pas. Ces querelles sont d’autant plus étonnantes quand on connaît la gloutonnerie de cette même classe politique consommant enquêtes quantitatives et qualitatives, scrutant avec frénésie tous les résultats publiés.
Du point de vue de la réappropriation politique et médiatique des enquêtes d’opinion, la question du rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne se révèle être un cas d’école. Il ne s’agit pas ici de traiter du fond de cette question, ni même d’éclairer le lecteur pour qu’il se forge une opinion , mais bien simplement de rapporter l’histoire de ces différents sondages, d’expliquer les divergences de résultats et d’en proposer une analyse transversale. En filigrane, on s’interrogera sur les modes opératoires de questionnement de l’opinion sur une telle thématique.
Au hasard des enquêtes conduites sur près d’un quart de siècle (1986-2009), on pourrait croire que l’opinion publique a diamétralement changé à plusieurs reprises. Le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne a obtenu un score maximum de 75 % en 2001 selon une enquête Ifop pour Ouest-France. Le score le plus réduit a été observé par le même institut pour le même journal en 2009, avec un niveau de 14 %.
Tout au long de ces 24 années, six instituts ont investigué cette thématique conduisant treize enquêtes: TMO Régions (quatre enquêtes entre 1999 et 2009), Ifop (quatre enquêtes entre 2001 et 2009), TNS Sofres (deux enquêtes en 1998 et 2002), CSA (une enquête en 2000), Efficience 3 (une enquête en 2001) et le Centre de recherche CREA (une enquête en 1986). Le lecteur intéressé trouvera tous les tableaux statistiques détaillés de cet article sur le site de TMO Régions (www.tmoregions.fr).
En dérogeant totalement à l’orthodoxie statistique, on peut s’amuser à faire la moyenne des scores publiés, année par année. Il en ressort une opinion totalement versatile, avec des résultats pour le moins surprenants décrivant une montée en puissance du souhait d’un rattachement, puis un effondrement précédant une nouvelle légère remontée pour enfin décroître. Comme on ne peut croire à une telle schizophrénie, les instituts doivent-ils être remis en cause?
Prolongeant cette approche iconoclaste, on note certes des écarts entre les scores moyens par institut (46 % pour TNS Sofres à 67 % pour CSA), mais des écarts encore plus conséquents au sein des différentes études d’un même institut. Pour les résultats issus des enquêtes conduites par l’Ifop, on a observé un score minimum de 30 % et un score maximum de 75 %, soit une étendue de 45 points. Cette étendue est de 35 points pour les résultats des études conduites par TMO Régions et de 33 points pour celles réalisées par TNS Sofres. Les évolutions temporelles ne sauraient expliquer de telles variations.
Ces variations, on l’aura compris, trouvent leur origine parmi des explications techniques. Il ne faut cependant pas en tirer la conclusion, trop rapide, que les sondeurs font dire « ce qu’ils veulent » aux enquêtes. La mesure d’une opinion est toujours complexe. La responsabilité des sondeurs est en fait de proposer (ce qu’ils ne font pas toujours) des solutions permettant d’approcher au plus près de la mesure de l’opinion, opinion plus ou moins constituée. Ils doivent mettre en perspective ces analyses, expliquer des écarts. Mais la réappropriation politique et médiatique pose également question. Comme au niveau national, des résultats collant aux attentes de tel ou tel point de vue (pro ou anti) sont repris sans analyse critique, servant une cause, présentés comme une preuve irréfutable. Dans le cas contraire, ils subissent les plus vives critiques. Trop pressés et soumis au diktat de la simplification voire de la sensation, les analyses et commentaires des sondeurs comme des journalistes sont souvent réducteurs, appauvrissant la matière à leur disposition.
En fait, si les apparentes divergences de ces treize enquêtes reposent sur plusieurs facteurs, elles tendent néanmoins vers un résultat, en fin de compte, globalement cohérent.
Devant l’avalanche des chiffres qui ont circulé, il faut tout d’abord noter que tous ne concernent pas les mêmes territoires. Cette évidence a parfois été presque oubliée. Mais une enquête se rapporte à des habitants d’un territoire donné. La question du rattachement de la Loire-Atlantique mérite bien sûr d’être posée aux habitants de Loire-Atlantique, mais également aux Bretons de l’actuelle région administrative ainsi qu’à l’ensemble des Ligériens. Ces trois zones géographiques ont fait l’objet d’enquêtes spécifiques ainsi que d’analyses croisées (une même enquête sur deux ou trois zones). Ces différents résultats ont engendré une relative confusion. Commenter un score suppose bien entendu d’en préciser la zone enquêtée. On trouve par exemple des textes mélangeant des résultats auprès des seuls habitants de Loire-Atlantique et des résultats auprès de l’ensemble de la région Pays de Loire.
En tendance et selon les différentes approches retenues, on observe que les scores obtenus en Loire-Atlantique sont un peu plus élevés que la moyenne, ceux reflétant l’opinion des Bretons des quatre départements conformes à cette moyenne et enfin que les scores de l’ensemble des Ligériens sont très en retrait.
L’opinion semble donc et logiquement structurellement plus favorable en Loire-Atlantique que dans l’ensemble des Pays de la Loire, les Bretons ayant une position conforme à la moyenne.
Cette approche géographique mérite d’être prolongée au niveau des différents espaces de Loire-Atlantique. Seule l’étude conduite par TMO Régions a donné lieu à une publication sur ce thème. Sans surprise, l’idée d’un rattachement à la Bretagne est sensiblement en retrait par rapport à la moyenne départementale pour les communes du sud Loire (– 11 points). De même à l’est du département, les scores sont en retrait (– 6 points), ainsi qu’au sein des communes de l’agglomération de Saint-Nazaire (– 5 points). À Nantes et son agglomération, les scores sont légèrement au-dessus de la moyenne départementale (+ 3 points). Bien entendu, dans la partie nord-ouest du département, zone en proximité directe du Morbihan, le score est de loin le plus consé- quent (+ 11 points).
Ces résultats, pour anciens qu’ils soient, ont le mérite de rappeler l’existence d’un territoire départemental à l’histoire mouvementée, à l’identité morcelée. Selon cette enquête, 46 % des habitants du département seraient nés dans un grand quart nord-ouest du département (englobant les agglomérations de Nantes et SaintNazaire), auxquels on peut ajouter 7 % de personnes nées dans l’un des quatre départements de la Bretagne administrative.
L’est et le sud de la Loire-Atlantique et l’ensemble des autres départements des Pays de Loire ont vu naître 28 % des résidents du département.
Restent donc 19 % d’habitants nés dans une autre région française ou à l’étranger. Le lieu de naissance n’est sans doute pas le seul critère à retenir. La même étude indiquait que 24 % des habitants de Loire-Atlantique se sentaient tout à fait bretons et que 27 % se sentaient plutôt bretons. Si l’on doit bien entendu ajouter ces deux pourcentages (soit 51 %), il est évident que la réponse « plutôt breton » n’a pas du tout la même portée et indique un lien ténu.
Pour autant que l’on connaisse cette précision mé- thodologique, ces enquêtes ont été conduites auprès d’échantillons de 500 à 1 300 personnes (900 en moyenne). Sur la seule Loire-Atlantique, le nombre d’enquêtes réalisées varie selon les cas de 100 à 1100 réponses (500 en moyenne).
On a pour habitude d’estimer les intervalles de confiance des résultats obtenus, bien que cette pratique usuelle ne soit pas, à proprement parler, scientifique (cf. résultats détaillés sur le site www.tmoregions.fr). Un résultat observé auprès d’une population de 900 répondants est ainsi compris dans une fourchette approximative de + ou – 3 points. En se restreignant à un volume de 400 enquêtes, l’incertitude augmente pour atteindre un niveau compris entre + ou – 4 et + ou – 5 points autour du résultat observé.
Si l’incertitude liée au principe même de l’échantillonnage est beaucoup plus réduite que les écarts précédemment mentionnés, elle ne doit pas être ignorée et peut expliquer une partie de ces écarts. Par ailleurs, ces intervalles de confiance invitent à la modestie quant aux comparaisons temporelles. En 2000, l’institut Csa interrogeait 200 habitants de Loire-Atlantique, dont 71 % se déclaraient favorables au rapprochement. En 2001, l’Ifop observait un score de 75 % auprès de 500 interviewés. Cet écart ne ressort pas comme statistiquement significatif. En revanche, l’écart de 7 points entre cette enquête Ifop 2001 et l’enquête TMO Régions de 1999 (800 habitants, score de 68 %) est significatif. La progression des opinions favorables au rattachement était probablement comprise entre 2 et 12 points, sans que l’on puisse être plus précis.
Sans avoir même suivi un enseignement sur les sondages, nous savons tous que la formulation des questions a une incidence totale sur les résultats. Le choix du mode de questionnement explique en fait la quasi-totalité des écarts entre les résultats publiés. Trois approches ont été retenues par les instituts.
La première, la plus prosaïque, consiste à simplement poser la question comme par exemple « Êtes-vous favorable à la réunification du département de la LoireAtlantique à la région Bretagne? » (Ifop 2006) avec des modalités de réponse du type « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord » et « pas d’accord du tout ». On reviendra, par la suite, sur la place des « sans opinion », sachant que cette modalité n’est jamais suggérée. Cette solution a été retenue dans 7 des 13 enquêtes repérées.
La seconde propose des alternatives à la possibilité de réunification. Cette solution repose sur un choix méthodologique ou renvoie à l’actualité (réforme des collectivités locales à la suite des propositions de la Commission Balladur donnant lieu à l’enquête Ifop 2009). Cette approche a été retenue à trois occasions par trois instituts différents: Sofres (2002), TMO Régions (2003) et Ifop (2009). Se pose alors la difficulté de la rédaction des propositions alternatives et plus globalement de la formulation de la question.
Ces approches, pour séduisantes qu’elles soient puisqu’elles placent l’interviewé dans un environnement plus circonscrit, appellent plusieurs commentaires. Le premier, et sans doute le plus important, est que certaines modalités ne sont pas forcément contradictoires. On peut être avant tout favorable à la fusion des régions Bretagne et Pays de Loire sans être opposé au rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. La temporalité de la question (question d’actualité ou « d’ici 20 ans ») a un impact important sur les réponses. L’éloignement temporel « désimplique » les répondants, l’actualité lie parfois étroitement la réponse à un contexte extérieur. Enfin, le nombre de propositions peut également influencer les résultats (trois ou quatre modalités lors de ces trois enquêtes).
On passera rapidement sur la question de l’ordre des citations, tous les instituts ayant un système de présentation aléatoire des modalités de ce type de question afin d’éviter ce biais très classique.
La troisième solution consiste à poser deux questions, avec d’une part la question simple du rattachement puis la question du maintien de la Loire-Atlantique dans la région Pays de la Loire. Cette technique mise en œuvre à trois reprises par TMO Régions (sous l’impulsion de Jean-Pierre François, du service Recherche et Développement d’Ouest-France, en 1999) permet à la fois de collecter des opinions selon l’approche retenant la question directe mais également de croiser ces réponses avec la question du maintien.
Dans une première lecture de ces résultats (par exemple de 1999), on peut s’étonner d’observer à la fois 68 % de personnes favorables au rattachement et 63 % de personnes favorables au maintien. Cette relative incohérence reflète en fait une distance à cette question, une faible implication, les deux possibilités étant envisageables pour nombre de personnes interrogées.
Face à cette analyse, il a été objecté que « ces résultats pourraient plus simplement indiquer, sur un plan plus général, l’absence de fiabilité des simples sondages d’opinion, lorsqu’ils portent sur des problématiques aussi complexes que celles de l’identité perçue ou réelle » (article Wikipédia sur le détachement administratif de la Loire-Atlantique). Remarquons cependant que cette complexité, réelle, n’a jamais été mise en avant lorsque les sondages indiquaient que plus de deux tiers de la population étaient favorables au rapprochement.
L’intérêt d’un questionnement dual est de dresser une typologie des répondants, avec d’une part ceux qui se déclarent favorables au rattachement et défavorables au maintien (les « pro »), d’autre part ceux qui sont favorables au maintien et défavorables au rattachement (les « anti ») et enfin ceux qui fournissent des réponses contradictoires ou les « sans opinion » (les « indécis »). On isole ainsi les personnes ayant une position construite des autres. Pour les habitants de Loire-Atlantique, cette analyse indique qu’en 1999 et 2006, 30 % environ des habitants pouvaient être qualifiés de « pro-rattachement ».
Ces trois méthodologies ne sont bien que des solutions techniques permettant d’approcher la réalité de l’opinion sur une question délicate. C‘est une évidence, aucune d’entre elles n’est parfaite. Cependant, il semble assez clair que la seule question générale du rattachement donne une évaluation globale, le « vivier » des personnes potentiellement favorables. Les questions avec alternatives (directes ou indirectes dans le cas des questions duales) proposent une vision minimale, celles des personnes avec une opinion probablement assez formalisée.
Militant pour les questions avec alternative, on peut faire le parallèle avec une thématique d’actualité, celle de l’ouverture des commerces le dimanche. Il ne viendrait à personne l’idée de ne poser qu’une unique question sur l’intérêt pour des ouvertures dominicales (en tant que client) sans poser la question symétrique de l’acceptation du travail le dimanche (en tant que salarié).
La comparaison des résultats des différentes techniques d’estimation montre une réelle convergence entre les deux dernières méthodes d’estimation, renforçant ces résultats pourtant très décriés. En Loire-Atlantique comme dans les quatre départements bretons, on peut estimer qu’environ 30 % des habitants sont véritablement favorables au rattachement.
JACQUES BONNEAU est directeur associé de TMO Régions. Après cinq ans passés au sein de la Direction générale de l’Insee puis cinq ans au sein du département grandes enquêtes de la Sofres, il a rejoint TMO Régions en 1999 où il a pris en charge la première étude réalisée par cet institut (ainsi que les suivantes) sur la question du rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En dehors de la question du rattachement, TMO Régions a réalisé en 1991, 1997 et 2008 des enquêtes sur la pratique du breton.