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Contributions
#26
RÉSUMÉ > Albert Camus fit un voyage en Bretagne en 1947 à la rencontre de son ami Louis Guilloux. Il découvrit à cette occasion la tombe de son père Lucien Camus, tué à la guerre et enterré à Saint-Brieuc. Récit d’un voyage funèbre dans une Bretagne plutôt sombre que l’on retrouve dans le roman posthume, Le premier homme.

     Camus n’aimait pas la mort. Il n’aima pas la Bretagne. C’est là qu’était enterré son père Lucien touché par un obus lors de la première bataille de la Marne. Le jeune zouave de 29 ans fut évacué à l’arrière. C’est donc à l’hôpital militaire de Saint-Brieuc installé dans les locaux de l’école du Sacré-Coeur qu’il mourut huit jours plus tard, le 11 octobre 1914. Albert Camus, né le 7 novembre 1913, avait à peine un an. De son père, le petit garçon pauvre d’Alger ne sut pas grand chose, n’était ce petit éclat d’obus extrait de la tête du soldat, que l’hôpital avait adressé post-mortem à l’épouse. Et une photo représentant sa croix de guerre et sa médaille militaire dans une boîte à biscuit du logement de Belcourt. Ce père sans voix, agonisant aveugle et râlant de douleur, Camus le ressucitera dans son texte autobiographique et posthume Le premier homme. Il y évoque1 son transport « dans un de ces trains sanitaires dégouttant de sang, de paille et de pansements qui faisaient la navette entre la boucherie et les hôpitaux d’évacuation à Saint-Brieuc ».

     Dans le livre, Camus via son double romanesque Jacques Cormery dira ne connaître qu’une seule chose de son géniteur si tôt disparu, un souvenir transmis non par sa mère rétive à parler de son défunt mari, mais par sa grand-mère. Lucien avait assisté avant-guerre à l’exécution capitale d’un criminel dont le meurtre l’avait choqué. Du spectacle de la guillotine, écrit Camus, il « était revenu livide », vomissant plusieurs fois et ne voulant plus jamais parler de ce qu’il avait vu. Sauf que la nausée éprouvée par le jeune Lucien, via le récit de l’aïeul, se transmettra au fils comme un ineffaçable héritage. Ce « lien mystérieux qui le reliait au mort inconnu de Saint- Brieuc », selon les mots du Premier homme n’est-il pas à l’origine de l’aversion de Camus pour la peine de mort et du combat qu’il mena toute sa vie contre cette barbarie.

     On peut penser que le halo mortifère entourant la figure du père tint l’écrivain à distance de la terre bretonne où il reposait. Il faudra l’aimantation de l’amitié pour vaincre peu à peu la réticence du fils orphelin. Durant l’été 1945, chez Gallimard, Camus rencontre pour la première fois Louis Guilloux, l’écrivain de Saint-Brieuc2. Ils se sont connus grâce au philosophe Jean Grenier3, originaire de Saint-Brieuc lui aussi, et ami de jeunesse de Guilloux. Grenier fut au lycée d’Alger le professeur du jeune Camus, lui faisant notamment connaître, l’oeuvre de Guilloux dont le récit La Maison du peuple.

     En 1945, entre Guilloux et Camus le courant passe. Ils ont un même passé : enfance pauvre, père heurté par la Grande Guerre, mère dévote. Ils s’admirent. Deviennent amis. Se lisent mutuellement. Guilloux découvre ainsi avec passion le manuscrit de La Peste. Il invite Camus à lui rendre visite en Bretagne. Il tient beaucoup à cette preuve d’amitié. D’autant plus qu’à Saint-Brieuc, il y a le cimetière. Dès avril 1945, avant même que les deux hommes ne se rencontrent, Grenier avait écrit à Guilloux, sans doute à la demande de Camus, « si tu vas un jour au cimetière Saint-Michel dis-moi comment est la tombe (…) du père d’Albert Camus (enterré dans le carré des soldats 1914-1918) ».
    Quelques jours plus tard, début mai, Guilloux confirme : « Dans le carré des soldats, j’ai trouvé la tombe de Camus Lucien, mort le 1er octobre 1914. Estce cela ? Si oui, tu peux dire à Camus que cette tombe est extrêmement bien entretenue (comme toutes les tombes de soldats d’ailleurs) par le Souvenir français (…) Sur cette tombe sont plantés des fuschias, je crois – qui commencent à fleurir. »

     Camus, comme retardé par quelque maléfice, mettra du temps à accomplir le voyage. Une première visite prévue en 1946 est ajournée. à la mi-juin 1947, Guilloux attend enfin son ami quand soudain celui-ci annule tout par télégramme. « Mon désapointement est immense », note l’écrivain de Saint-Brieuc4. Camus invoque sa mauvaise santé, sa fatigue. En ce mois de juin 1947, il a été contraint sans joie de céder le journal Combat qu’il avait créé et qu’il dirigeait avec Pascal Pia. Ce même mois de juin paraît aussi La Peste, qui atteindra les 100 000 exemplaires avant la fin de l’été ! Mais ce n’est pas le bonheur : « Le succès que le livre obtient me laisse déconcerté. Et il y a des applaudissements qui ne font pas plaisir. Du reste, je crois que je connais bien les défauts du livre », écrit Camus à Guilloux le 27 juin5.
    Enfin le ciel s’éclaircit. « Je pars demain en Bretagne et ne serai de retour que vers le 15 août », écrit-il fin juillet à René Char. Guilloux, lui, bout d’impatience : « En voiture ! In carroza ! Allons vite ! Tu-lutt ! Allez roulez ! Je vous embrasse tous », s’exclame-t-il dans un mot adressé à Grenier peu avant le départ.

     C’est le 2 août 1947 que l’expédition quitte Paris. Jean Grenier est au volant, Albert Camus à ses côtés, Marie l’épouse de Grenier et leurs deux enfants sont aussi du voyage. Direction plein ouest. Grenier, qui enseigne alors en Égypte à l’université d’Alexandrie vient de s’offrir une superbe Traction Avant Citroën, la célèbre voiture qui fut celle de la Gestapo et des FFI. Camus baptise la belle automobile du nom de Desdémone6, l’amante d’Othello dans le drame de Shakespeare. À moins qu’il ne s’agisse du nom de l’astéroïde découvert en 1908 par un astronome allemand.
    La 11 CV noire est en rodage si bien qu’il faudra compter deux ou trois jours pour atteindre Saint-Brieuc. Première étape : Rennes où tout l’équipage passe la nuit sans qu’on ne sache rien de ce bref séjour dans la capitale bretonne.

     Le lendemain 3 août, en route vers Combourg et la demeure de Chateaubriand, premier des « morts illustres » de cette escapade bretonne. La Traction file « à travers une campagne couverte de genêts et de bruyères », selon le récit de Jean Grenier dans son Albert Camus, souvenirs paru en 19687. Camus vient de lire Les Mémoires d’Outre-Tombe. Il envie le style de Chateaubriand pourtant si éloigné de l’« écriture blanche » de L’Étranger. Justement, il voudrait bien « assouplir » sa plume, « acquérir quelque chose du style de Chateaubriand », rapporte Grenier dans son livre. « C’est qu’il était sensible au « phrasé », au bel canto comme tout Méditerranéen, bien qu’il s’en méfiât ».

     Le château de Combourg les déçoit à cause des « désastreuses modifications au 19e siècle ». À cause aussi du paysage « puisqu’il n’y avait pas d’habitation jadis entre le château et l’étang ». Et puis, se souvient Grenier, l’accueil ne fut pas idéal : « on nous fit quelques difficultés ». « La maîtresse de maison descendit pour voir de quels visiteurs il s’agissait. Le nom d’Albert Camus lui était inconnu. » Épisode cocasse, nos Parisiens demandent à voir la chambre de Chateaubriand pour s’entendre répondre : « Chateaubriand ? Lequel, le chef de famille ou l’auteur ? » François-René n’étant que le cadet on le supposait malgré sa haute célébrité de moindre intérêt que son aîné Jean-Baptiste, guillotiné avec son épouse en 1794…

     Après cette visite, la troupe gagne Saint-Malo. La ville est en ruine, ravagée par la guerre, loin d’être reconstruite. On imagine que les visiteurs ont un regard pour la tombe de Chateaubriand sur l’îlot du Grand Bé. Vite, car la troupe a pris du retard. Elle est attendue à Saint- Brieuc. Un télégramme est adressé de Saint-Malo à Louis Guilloux : « Camus retardé par comtesse arriverons dix-sept heures ». La « comtesse » en question est sans doute la comtesse de Durfort, la « maîtresse de maison » de Combourg citée plus haut. Née Sybille de Chateaubriand, alors âgée de 71 ans, elle est l’arrière petite- fille de Jean-Baptiste, le frère guillotiné de l’écrivain.
    Selon Grenier, Combourg et « surtout » Saint-Malo furent ce que Camus apprécia le plus dans son voyage en Bretagne. Les deux sites lui laissèrent « cette impression de grandeur qu’il recherchait dans les paysages comme dans les oeuvres d’art, comme dans la vie, et qui lui servait de pierre de touche ».

     Le soir du 3 août (à moins qu’il ne s’agisse du lendemain), la Traction accoste enfin au 13 rue Lavoisier à Saint-Brieuc, moment tant attendu des Guilloux : de Louis bien sûr, de Renée son épouse et d’Yvonne, leur fille, alors âgée de 15 ans. Cette dernière gardait encore à l’âge de 80 ans un « souvenir ébloui de ce séjour de Camus », qui lui avait « appris à mettre du rouge à lèvres»8 et qui l'avait emmené danser au casino de Saint- Quay-Portrieux.
    Les trois écrivains et leur famille resteront plusieurs jours ensemble. Ils ont beaucoup de choses à se dire. Ils se promènent, vont à Tréguier sur les traces d’Ernest Renan, autre mort illustre. Ils y visitent l’église, le cloître et la maison de l’écrivain où Camus inscrit son nom sur le registre.

     Surtout, Camus se rend au cimetière Saint-Michel où il découvre la sépulture de son père repérée par Guilloux. Une banquette d’herbe où sont alignées huit croix du Souvenir Français portant le nom de soldats défunts. Est-ce la forte émotion suscitée par cette rencontre ? Il ne souffle mot de cette visite dans ses carnets tandis que ses deux compagnons restent pareillement muets dans leurs écrits. À se demander si Albert Camus a vraiment découvert la tombe lors de ce voyage-ci. D’autant que certains biographes9 affirment – sans doute à tort – que la première visite de Camus au cimetière a eu lieu dix ans plus tard, dans les jours qui suivirent la remise de son prix Nobel, le 10 décembre 1957.
 

     La rencontre de Camus avec la sépulture du père donnera lieu à une scène-clef de son livre inachevé, Le premier homme. Dans le chapitre intitulé « Saint- Brieuc »10, le héros Jacques Cormery ressent un choc devant la tombe : « il lut les deux dates “1885-1914” et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. Le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le coeur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme ressent devant l’enfant injustement assassiné. »

     Camus avait 34 ans et non 40 en 1947, mais qu’importe. On trouve cette idée-force du « père-cadet-du-fils » dès 1951 dans les Cahiers de Camus : « à 35 ans le fils va sur la tombe de son père et s’aperçoit que celui-ci est mort à 30 ans. Il est devenu l’aîné. »11 Une autre note, qui restera la seule trace « à chaud » du séjour briochin, révèle l’obsession « tombale » de Camus « G. habitait avec sa grand-mère, marchande d’article funéraires à Saint- Brieuc : faisait ses devoirs sur une dalle de tombeau ! »12.

     Cette impression funèbre illustre la tonalité du séjour de Camus en Bretagne. Cette noirceur envahit Le Premier homme avec une insistance morbide quand il s’agit de raconter la Bretagne briochine telle que la découvre un Jacques Cormery empli de tristesse. Camus évoque un « pays étroit et plat couvert de villages et de maisons laides » et d’une « petite gare misérable ». La salle d’attente de Saint-Brieuc exhibe des « murs nus et sales ». Les voyageurs portent des « vêtements sombres » et affichent un « teint brouillé ». À l’hôtel, la femme de chambre a « une figure de pomme de terre ». Dans la ville, Cormery parcourt des rues « étroites et tristes, bordées de maisons banales aux vilaines tuiles rouges », etc.

     Cette vision négative est confirmée par Jean Grenier dans ses Carnets avec une formule lapidaire: « Bretagne. Cimetières, éclopés, gare. Pas de grands spectacles à côté de l’Afrique du Nord, excepté Combourg et Saint- Malo. »13. Plus tard Grenier constate dans son Albert Camus, souvenirs que « la Bretagne ne plut pas entièrement à Albert Camus. Aurait-on voulu se baigner qu’à cause des marées il fallait se renseigner à l’avance sur l’heure du « plein », sans quoi on avait des kilomètres à parcourir pour trouver l’eau au moment du reflux. Le soleil était trop souvent absent. L’humanité ne manquait pas de surprendre un oeil habitué à la plastique méditerranéenne. »

     Et surtout, analyse Grenier : « Le culte des morts prenait trop de place. Est-ce culte qu’il faut dire ? Non, plutôt la préoccupation de la mort, qui apparaît dans la visite fréquente rendue aux cimetières ».
    Or Camus n’avait aucun appétit pour le funèbre. Au contraire, il « souffrait du spectacle de la misère humaine. Il pensait que c’était bien assez pour l’homme d’être en butte à tant de malheurs pour qu’on lui épargnât un supplément de peine venu d’un étalage indiscret. Il ne niait pas le malheur des hommes ; il le regardait en face et y a cherché des remèdes – mais il n’aimait pas qu’on y insistât, c’était inutile et malsain. »

     Le voyage en Bretagne de Camus fut placé sous le signe de la mort. Même si l’amitié y eut sa part, ce ne fut pas une réjouissance d’autant que l’écrivain traversait sur le plan personnel une période difficile. Il a puisé à l’Ouest un impression, une ambiance, un climat qui nourriront quelques années plus tard l’écriture du Premier homme.
     Écriture inachevée puisque tout finit brutalement le 4 janvier 1960 quand la puissante Facel Vega de Michel Gallimard s’écrase contre un platane sur une route de l’Yonne. Au milieu de la carcasse brisée en trois, une serviette de cuir est retrouvée qui contient les feuillets manuscrits du roman en cours d’écriture, ce Premier homme que Catherine Camus, la fille de l’écrivain, rendra public en 1994.
    À l’heure où à Lourmarin en Provence l’on enterre Albert Camus, le maire de Saint-Brieuc se rend en délégation au cimetière Saint-Michel pour déposer une gerbe sur la tombe du soldat Lucien Camus. Deux ans plus tard, une plaque commémorative sera apposée sur cette sépulture. Elle symbolise l’origine du grand écrivain philosophe. Celui qui disait : « Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort. »14