Tout d’abord, il y a l’homme, sa posture. Jean Gagnepain est un homme debout, il parle en appui de ses deux poings sur le bureau, légèrement penché. En scène, pourrait-on dire, et ce n’est pas mal dire car l’homme est de parole, dans tous les sens du terme, certains diront un communicateur, une parole vive, polémique.
Amphithéâtre B, bâtiment E, campus de Villejean, le samedi matin. Nous sommes dans les années 80 et il faut se lever tôt pour trouver une place dans ce lieu bondé. Verve et gaité, une intelligence libre, rationnelle, qui interpelle et réjouit ! L’orateur a l’art d’enseigner et de transmettre. À l’issue de ces deux heures de séminaire, nous, ses étudiants, nous sentions intelligents, en marche, réveillés !
Car Jean Gagnepain nous invite à le suivre sur ses chemins de traverse, ses passerelles disciplinaires, ses sentiers côtiers qui longent les sciences du langage et croisent nos propres routes d’étudiants en psychologie, en histoire de l’art, en histoire tout court, en médecine, en architecture... Dans les années 80 à l’université de Rennes 2, nous avons, nous aussi, notre Jacques Lacan, notre Gilles Deleuze, et nous pourrions dire aujourd’hui notre Bruno Latour ! Les étudiants rennais, après tout, n’avaient rien à envier aux Parisiens. D’ailleurs, rappelait malicieusement Jean Gagnepain: « les Parisiens, s’ils veulent m’écouter, ils n’ont qu’à venir ! », car pourquoi faut-il toujours aller vers le centre ? Décentraliser le savoir, se défaire d’une valorisation indue du langage, de la représentation, donner à la main et à son intelligence toute sa dimension, voilà une partie du voyage auquel Jean Gagnepain nous a conviés. L’écouter a été parmi les moments les plus heureux de cette vie universitaire.
En prise sur le monde – un savoir branché, au sens propre et figuré – Jean Gagnepain nous commente les informations du matin, il est dans sa salle de bain et écoute France Inter en se rasant. Discussion avec sa femme, polémique conjugale, tout y est ! Un savoir bien ancré dans un quotidien de penseur, vivant et communicatif. Mais tout cela n’est pas seulement une plaisanterie, nous le savons fort bien. Apprendre dans la bonne humeur est une exigence pour Gagnepain. Elle n’est pas la seule.
Jean Gagnepain est né en 1923 à Sully-sur-Loire, il est décédé en 2006 à Montpeyroux en Dordogne. Il a suivi une formation scientifique et littéraire et détient une agrégation en grammaire. Après une dizaine d’années en Irlande, il réalise une thèse de doctorat sur la syntaxe du nom verbal en irlandais. Il est nommé professeur à l’université de Rennes 2 en 1958. Sa rencontre avec Olivier Sabouraud, professeur à la faculté de médecine de Rennes, sera déterminante pour l’évolution de sa pensée. Olivier Sabouraud est chef du service de neurologie du CHU de Rennes. Jean Gagnepain engage avec lui une recherche sur l’aphasie. Ces travaux vont contribuer progressivement à faire évoluer sa conception des phénomènes humains. La démarche épistémologique qu’il propose détermine de profondes modifications dans l’appréhension et la compréhension des pathologies.
L’enseignement de Saussure1 et Hjelmslev2 donne une première orientation à ses recherches. Son originalité première consiste à étudier le langage en rapport avec les pathologies qui le concernent. Jean Gagnepain s’appuie sur la notion de déconstruction pour sortir d’une appréhension globalisante du langage. Les observations qu’il réalise en collaboration avec Olivier Sabouraud le conduisent à proposer des dissociations cliniques et conceptuelles.
Il adopte un parti pris théorique et méthodologique innovant : toute proposition conceptuelle doit trouver à se vérifier dans le champ de la pathologie et doit se vérifier dans la clinique. Son approche déconstructiviste du langage et son appui sur l’observation clinique l’obligent progressivement à dissocier du langage ce qui relève d’autres rationalités, comme l’écriture, la langue, le discours et, du coup, d’autres pathologies que celles spécifiques au langage. De cette première dissociation va émerger un modèle qui renouvelle le champ des sciences humaines.
Ce renouvellement peut se définir comme une remise en cause du privilège donné traditionnellement au langage dans les sciences humaines, puisque la raison des philosophes était historiquement le verbe : le logos étant ce que fondait la différence entre l’homme et l’animal. C’est ce logocentrisme que Jean Gagnepain va subvertir par l’instauration d’un nouveau modèle.
« La théorie de la médiation » ou « anthropologie clinique » se définit comme un modèle théorique, rationnel, qui distingue chez l’homme quatre manières d’accéder à la culture, quatre plans de rationalité qui désignent quatre modalités d’accès structuraux et dialectiques à l’humain, en tant qu’être qui acculture sa nature pour émerger à l’intelligence du langage, de la technique, de la personne et du discours.
« Or la clinique – aphasiologique, en l’occurrence – m’a montré que ce qui était en cause, dans l’aphasique, c’était uniquement la grammaticalité du langage, non pas son écriture, ni la capacité de communiquer, ni non plus, enfin, celle d’auto-censurer ses propos. Autrement dit, le langage en tant qu’écriture, en tant que ce que j’appelle « langue » et en tant que ce que j’appelle « discours » reste indemne chez l’aphasique. D'où l'éclatement du concept de langage, c'est-à-dire que ce que les linguistes prenaient pour un objet n'en était pas un, mais quatre. Il a fallu faire là, d'une certaine manière, ce qui arrive dans toutes les sciences, à savoir le « deuil » de l'objet, et multiplier par quatre les points de vue, les angles sous lesquels nous apercevions ce qui nous apparaissait comme étant une réalité unique.3 »
Le modèle de Jean Gagnepain est anthropologique car il invite à une compréhension de ce qui définit l’humain dans sa capacité à accéder à la culture dans sa dimension langagière, technique, légale et légitime. Il s’agit selon lui de souligner l’existence d’un mouvement dialectique, mouvement de négativation de la nature pour accéder à la culture. Ce sont les pathologies qui viennent, a contrario, signer l’échec de cette dialectique. (Voir encadré ci-contre). Pour le langage, l’aphasie de Wernicke et de Broca4. Pour la technique, les apraxies. Pour la personne, la psychose et la perversion. Pour la norme, la névrose et la psychopathie.
Par exemple, dans ces dernières pathologies de la norme, il s’agit de l’échec de la mise en oeuvre dialectique de la capacité à s’auto-interdire, de dire, de faire, ce que l’on désigne par le terme de légitimité. Dans la névrose, l’échec de cette dialectique se traduit par une inhibition importante, du dire ou du faire, la psychopathie en étant l’envers puisque le psychopathe ne s’interdit plus rien.
Le modèle anthropologique de la théorie de la médiation prend donc appui sur les pathologies. Mais ne nous égarons pas. Si l’accent est ainsi mis sur la clinique, l’intention de Jean Gagnepain n’est pas de soigner. Il le dit lui-même, plus cela dysfonctionne, plus cela l’intéresse car il y trouve la possibilité de construire des hypothèses de fonctionnement. Il laisse en quelque sorte aux autres le soin de prendre soin !
L’amphithéâtre Jean Gagnepain est inauguré par l’université de Rennes 2, le 12 octobre 2007. Tous sont présents, amis, collègues, étudiants, pour lui rendre ce dernier hommage, dans ce lieu où ses séminaires se sont déroulés depuis 1967.
Mais nous sommes maintenant en 2013 et cette écriture est l’occasion de poser au moins une question : comment la théorie de la médiation insiste-t-elle et résiste-t-elle dans nos démarches de pensée ? Continuet- elle son travail d’irrigation, ses mises en creux de nos registres réflexifs ? Car c’est aussi la dimension pérenne de l’oeuvre qui nous intéresse et nous engage.
La diffusion de la théorie de la médiation présente quelques particularités notables : c’est en Belgique, pendant trente ans et principalement à l’Université de Louvain-La-Neuve, dans le cadre du département de psychologie clinique, que la pensée de Jean Gagnepain a rayonné. Enseignement qui a donné lieu à la publication numérique par l’institut Jean Gagnepain des « Leçons d’introduction à la théorie de la médiation »5. Ces huit leçons sont très didactiques et elles permettent à un lecteur peu averti de s’initier à cette anthropologie clinique, de manière plus aisée, car elles facilitent l’abord de textes plus complexes, tel que Du vouloir Dire, ou que certains autres articles publiés dans des revues – Tétralogiques, Anthropo-logiques et Ramage.
Il faut par conséquent comprendre que l’enseignement de Jean Gagnepain est majoritairement oral. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans nous faire penser à celui de Lacan, et qui du point de vue de la diffusion de la théorie de la médiation, pose problème. Les seuls ouvrages publiés en dehors des articles sont les tomes 1 et 2 Du vouloir dire. Deux ouvrages difficilement accessibles, car autant la prise de parole est directe, jusqu’à la familiarité parfois, autant l’écriture de cet auteur est complexe, argumentée, allusive, allant parfois jusqu’à un certain hermétisme. Le caractère essentiellement oral de la transmission de cette oeuvre à l’Université de Rennes 2 et à l’Université de Louvain-La-Neuve a eu pour conséquence, nous semble t-il, de limiter l’extension du modèle théorique de Jean Gagnepain. Sans compter avec une volonté propre à ce théoricien de soutenir une position décentralisée du savoir. Sans être chauvin, il revendique en effet une certaine liberté face à l’intelligentsia parisienne. La liberté de ne pas céder sur son désir. D’une certaine façon, il y a peut-être chez cet homme une solitude revendiquée, une dimension dont il a fait théorie, puisqu’il distingue la légitimité que l’on se donne de la légalité que l’on nous impose ?
Quoiqu’il en soit, si cette oeuvre continue à nous interroger du point de vue de sa capacité à insister et à s’étendre, il n’en reste pas moins qu’il est très fréquent qu’elle vienne infiltrer nos réflexions de professionnels de la santé. Irriguer serait plus juste : elle est comme ces courants d’eau chaude qui nous surprennent, en été, alors que nous nageons dans nos mers bretonnes. Elle nous réchauffe, mieux, elle nous anime et nous permet de distinguer, sans doute, de découper dans l’informe, dirait Jean Gagnepain. Si l’on cherche à qualifier l’opération, il s’agit à la fois de différencier, déconstruire et d’établir des rapprochements insolites. Rapprocher l’enfant, le psychotique et le chômeur est dans un premier temps surprenant, établir ce rapport en toute cohérence avec le modèle de la théorie de la médiation, celui de l’accès à la personne, différé chez l’enfant, atteint pathologiquement chez le psychotique et suspendu chez le chômeur est passionnant !
Il y a dans cette déconstruction de la raison humaine en quatre plans – langage, technique, personne et désir – un certain pragmatisme qui favorise une intelligence des situations étonnante et fonctionnelle. Elle autorise des mises en relations tout en permettant de réfléchir à des interventions possibles et elle établit aussi des distinctions déterminantes qui construisent autrement nos actes professionnels. Du point de vue diagnostique, par exemple, la théorie de la médiation questionne l’orientation et le placement d’enfants dans des institutions dont ils ne devraient pas dépendre. Jean Gagnepain soutient que l’on mélange dans certains de nos établissements éducatifs, des enfants qui ont des troubles neurologiques, qui ont des troubles du langage, avec des enfants psychotiques dont la problématique, bien qu’elle se manifeste par le langage (néologisme, délire) relève de la langue, c’est à dire de la capacité à être en relation différenciée avec un autre.
De même, nous confondons les troubles de la graphie, de l’écriture avec les troubles du langage. En quelque sorte les troubles, les pathologies que présentent ces enfants sont à dissocier du point de vue diagnostique mais pour autant, dans ces établissements socio-éducatifs, ces enfants reçoivent tous le même traitement. Si l’on ose la comparaison, cela revient à prescrire de la ritaline5 à un enfant dont les aspects dépressifs se manifestent par des troubles du comportement ou à administrer un sirop contre la toux à une personne en insuffisance respiratoire.
Nous pourrions continuer à illustrer les apports concrets de la théorie de la médiation, et pas seulement dans le domaine des sciences humaines. Ce modèle permet d’aborder des questions très diverses : comment loger des êtres humains ? Quelle différence y a t-il entre l’animal et l’homme quand il s’agit d’habiter ? Qu’est-ce que l’absentéisme au travail ? La pathologie autistique a-t-elle pour origine un trouble naturel ou un trouble de l’acculturation ? Qu’est-ce qu’un couple ? Le mariage est-il l’accouplement ? L’intérêt étant à chaque fois de déplacer des problématiques, de les éclairer différemment, de les transformer et de nous surprendre.
Enfin et ce n’est pas le moindre, nous pensons pouvoir soutenir que l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain illustre, au même titre que la philosophie multiforme du sociologue Bruno Latour, un courant de pensée actuel qui questionne l’universalisme de nos conceptions occidentales et dénonce la raison des modernes et l’impérialisme de la science. Entre un Jean Gagnepain et un Bruno Latour, les arguments diffèrent mais tous deux distinguent la diversité des manifestations humaines de l’accès à la culture. Notre monde moderne tel que nous, occidentaux, nous nous le représentons n’est en rien un parangon d’humanité. Est plus que nécessaire un réel travail de mise en perspective de ces deux penseurs qui pourrait permettre une réactualisation de la théorie de la médiation mais aussi une tectonique dialectique et comparative à produire.
Empruntons notre conclusion à ces quelques mots de Gagnepain qui clôturent les « huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation » : « Je souhaiterais en effet qu’au niveau du savoir, au moins, vous entriez, à travers la théorie de la médiation, dans une nouvelle perspective, parfaitement utopique, qui n’a rien de dogmatique, mais se propose comme une clef qui vous permettra d’ouvrir la serrure du monde dans lequel vous êtes appelés à vivre.6 »