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Dossier
#23
« Ce que m’ont appris trente ans de militantisme »
RÉSUMÉ > Accompagner les migrants, les exilés, les sans papiers, les migrants, c’est le travail qu’accomplissent de nombreux bénévoles. Ils sont en première ligne pour observer et combattre les injustices, les atteintes au droit, la cruauté du système. Leur témoignage doit être écouté. Ainsi celui de Laurence Cotty qui décrit ici trente ans d’expérience et tire les leçons de ce long militantisme.

      « Au sein d’Amnesty International et de l’association Relais étrangers rennaise créée en 1995 et dissoute en 2012, j’ai accompagné des centaines de personnes. Venant des quatre coins du monde, ces migrants ont souhaité ou ont été dans l’obligation de quitter leur pays pour des motifs qui évoluent en raison des circonstances des pays d’origine: persécutions (ethniques, appartenance à un groupe social, religieuses, politiques), misère, liens familiaux, situation climatique. A côté de ces personnes dans leurs démarches à Rennes mais aussi ailleurs, je n’ai jamais observé que l’environnement institutionnel rennais soit plus bienveillant qu’ailleurs.  

     La situation des personnes que j’ai rencontrées a beaucoup évolué en vingt-cinq ans : après avoir essentiellement accueilli des réfugiés, j’ai connu des migrants installés régulièrement en France mais devenus « sans papiers » au gré des changements de législation, ou encore ne réalisant pas leur projet de retour dans leur pays d’origine de crainte de ne plus pouvoir, même ponctuellement, revenir en France pour, par exemple, rendre visite à leurs proches. J’ai aussi rencontré des migrants dits économiques (qui quelques années plutôt auraient obtenu visas et autorisations de séjour et de travail). Pour tous ceux qui sont entrés irrégulièrement, j’ai pu constater que les routes de l’exil sont faites de danger, que les conditions de voyages sont bien souvent longues et difficiles, voire inhumaines.

     Accompagner ne s’improvise pas. Conscients que la plupart des personnes qui s’adressent à nous sont fragilisées, les militants-tes de l’association Relais Étrangers ont aidé les personnes qui se présentaient à elle, sans distinction de nationalité ou de statut, avec le souci de se mettre à l’écoute afin de nouer une relation de confiance. Ils ont aussi toujours pris en compte le choix des personnes étrangères en restant attentifs à maintenir une relation d’égalité pour ne pas les priver de leur « pouvoir d’agir ». L’association a aussi favorisé la formation de ses bénévoles car il est nécessaire de lier la situation administrative de la personne étrangère avec un cadre juridique et un contexte géopolitique du pays d’origine qui évolue sans cesse.
     Au-delà des questions linguistiques et des conditions de vie pourtant essentielles, cet accompagnement est ensuite à géométrie variable selon les capacités de la personne et de sa compréhension de l’organisation institutionnelle et spatiale.

     Mes rencontres m’ont amenée à adopter deux sortes d’attitude. Soit relire, corriger ou préciser juridiquement une demande dans la mesure où la personne dispose de repères lui permettant d’être actrice de ses démarches. Soit rédiger à sa place, s’assurer de ne pas se tromper, se déplacer avec elle d’une administration à l’autre, d’une administration à une association caritative ou à un accueil dédié aux personnes défavorisées, etc.
     La capacité de la personne à suivre ces démarches dépend en premier lieu de son vécu: une personne qui a été privée de sa condition humaine ne peut être actrice de se démarches puisqu’elle a été « délogée » dans tous les sens du terme (de ses pensée, maison, famille, pays, corps). Elle ne peut en conséquence être dans le choix. Elle se trouve en situation d’acceptation et de soumission.

     En outre, la production de documents - pièces d’identité ou passeports, extraits ou copies intégrales d’acte de naissance ou de mariage, les preuves de filiations, etc. - constitue un obstacle majeur. Cette exigence est celle d’une administration séculaire, celle d’un État de droit. Or dans la plupart des pays d’origine des personnes, en admettant que ces documents existent, encore faut-il pouvoir y accéder : administration déficiente, guerres ou conflits, documents différents d’une région à l’autre du pays.

     Avec ces personnes, j’ai été confrontée à des situations que jamais je n’aurais pu imaginer dans un État de droit. En premier lieu, le refus d’appliquer le droit (commun ou droit des étrangers): refus d’enregistrement de demandes aux guichets des préfectures, refus de délivrance de récépissés ou d’accusés de réception des demandes, refus de délivrance d’autorisations provisoires ou de titres de séjour alors que l’étranger remplit les conditions, etc.
     En second lieu et au fil du temps, des pratiques administratives non conformes ont été validées par le droit comme par exemple, l’obligation d’entrée régulière (visa) sur le territoire et l’apparition de conditions supplémentaires pour bénéficier d’un droit au séjour, la substitution du principe d’enfermement (la rétention) au principe de liberté (l’assignation à résidence) ou encore la quasiimpossibilité de changer de titre de séjour pour accéder à un droit au séjour plus stable, sans respect aucun à l’égard du parcours personnel, etc.

Absence de « bonjour », tutoiement, etc.

     Enfin, l’accompagnement physique m’a aussi conduite à faire une série d’expériences et d’observations : la surveillance policière aux guichets et devant les associations, les arrestations, la présence d’interprètes destinés à vérifier l’identité en vue d’un éloignement et non pas voués à recueillir l’histoire de la personne, l’absence de « bonjour », le tutoiement, le refus d’écouter, la queue dans la nuit avec l’hypothétique espoir de pouvoir déposer une demande… J’ai aussi vu l’administration changer d’attitude à l’égard des associations: on est passé d’un accueil bienveillant (parce que facilitateur) à un accueil méfiant, voire hostile y compris dans une région comme la nôtre peu concernée par l’importance numérique des personnes étrangères.

     Mon engagement initial est d’abord global avec Amnesty International : promouvoir les droits humains et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Simple déclaration, il s’agit toutefois d’un grand texte qui pour la première fois dans l’histoire de l’humanité affirme une conception universelle. Il est le texte fondateur de nombre d’instruments juridiques internationaux, régionaux ou nationaux.
     Alors que la hiérarchie des normes juridiques place les textes et conventions internationales au dessus des législations nationales, l’Union européenne et ses États membres les ignorent malgré la récurrence des condamnations par la justice ou la répétition des rapports qui concluent à l’absence de risque d’« invasion » (nombreux rapports administratifs dont ceux du Gouvernement au parlement, études de chercheurs, rapports de différentes ONG).

     Le droit des étrangers qui a pour objet de réguler les conditions de circulation et d’établissement des étrangers en France en est un exemple. Il s’agit d’une réglementation de police dans la mesure où ce droit touche à la souveraineté nationale (considérations d’ordre public). Ce droit quand il est un outil d’accompagnement des mutations sociales, économiques et démographiques – autrement dit permettant de choisir les migrants –, est devenu tellement complexe (conditions inaccessibles et marges d’appréciation de tous ordres) qu’il prive les personnes de leurs droits.
     Mon engagement consiste donc à tenter d’agir sur des réformes en interpellant notamment les parlementaires et les pouvoirs publics. Ces évolutions multiplient les barrières (juridiques, administratives, sociales, économiques ou géographiques – externalisation des politiques). Elles condamnent les migrants à vivre dans des conditions inhumaines et dégradantes.

     L’exemple des demandeurs d’asile en témoigne. J’ai d’abord accompagné des personnes qui bénéficiaient du droit commun (autorisation de séjour, logement, travail). Ensuite, les personnes ont été privées de l’essentiel: obligation de rédaction de la demande en français, droit au séjour restrictif qui ne permet ni de se loger décemment, ni de travailler ne de subvenir à ses besoins. S’y ajoute l’obligation de disposer d’une adresse « agréée » par l’administration pour être autorisé au dépôt de la demande auprès d’une plateforme régionale qui ignore globalement les réalités territoriales et géographiques.
     S’y ajoute le suivi de la demande (accompagnement social et juridique, accès aux soins, etc.) pour ceux qui ne sont pas hébergés en centre d’accueil de demandeur d’asile (il s’agit des 2/3 des demandeurs)…

     L’accueil des usagers est une mission essentielle des services publics et il n’existe pas de différence selon la nationalité. L’idée que des personnes pouvaient être réduites à un statut d’objet et d’errance m’a conduite à l’accompagnement individuel. En outre, le langage des pouvoirs publics construit aussi et fausse notre regard sur les migrants : « faux demandeurs », « demandes dilatoires » et/ou frauduleuses, « mariages blancs » puis « gris », « clandestins », « flux », « invasion », etc.
     La majorité des personnes sans papiers que j’ai connues à Rennes s’inscrivent dans les conditions d’entrée et de séjour fixées par le droit: elles sont liées avec la France par des liens personnels et familiaux très forts (membres de famille de Français ou immigrés installés depuis longtemps) ou bénéficiaires de dispositions conventionnelles protectrices (ressortissants de l’Union Européenne ou de l’Espace Économique Européen, réfugiés).

     Les pays du Sud sont les pays d’accueil des migrants et les pays industrialisés n’accueillent que 1 % des exilés. À titre d’exemple, le nombre des demandeurs d’asile (ils représentent environ 20 % des migrants) en Europe est à peu près et depuis longtemps équivalent en nombre à la population de l’agglomération rennaise.
     Comment accepter que des personnes en danger de mort ne soient pas secourues (environ 1 600 personnes se sont noyées en Méditerranée en 2012 et ce nombre est estimé par les rescapés) ? Comment justifier qu’être sans-papier constitue un délit, « autorise » la privation des besoins élémentaires, l’enfermement et le retour manu militari ?

     Cette expérience renforce ma conscience que les aléas de la vie peuvent me mettre « à la place de » (un demandeur d’emploi, un détenu, etc.) et ma conviction qu’assurer la garantie des droits fondamentaux des personnes est un enjeu juridique mais aussi une exigence politique et éthique qui n’est pas incompatible avec le contrôle des frontières et ne justifie ni des mesures sécuritaires ni de porter atteinte à la dignité humaine. »