du lointain »
Peut-être est-ce un des secrets de Bernard Hennequin qu’il nous livre d’entrée, dès le début d’un bon moment passé ensemble. Un de ces secrets qui ne peuvent être dits qu’après quarante ans de vie professionnelle et après des cheminements commencés en poussant des trains de caddies sur les parkings de supermarché et passés par ceux de l’université ou, plus intimes, du divan.
Peut-être donc, que pour tenir dans ce métier de directeur d’unité territoriale, responsable pour l’Ille-et-Vilaine et au-delà de plus de 700 places de demandeurs d’asile, pour continuer de vivre cela dans un élan intact, il faut évidemment ces années d’expérience et être né à Rennes, dans la cité Kerangal qui jouxtait la cité Margueritte.
Pas si loin dans la ville ni si éloigné dans le temps! Bernard Hennequin y est né, là, dans ces longs baraquements où les langues étaient diverses, italiennes, espagnoles ou gallos, bretonnantes voire renno-rennaises, là que s’est instillé en lui, parmi tous ceux de Kérangal et de tous ceux de Margueritte ce mot de réfugiés.
Juste après guerre, à Rennes. Après les bombardements, après le cataclysme. Il fallait reloger à toute bringue et reconstruire. Avec des mains et des bras venus des proches campagnes ou des appartements soufflés, ou avec les bras et les mains venus du plus loin: « Être Français ne veut pas dire être blanc », souffle Bernard Hennequin. Et d’insister: « On peut être Français sans être né en France. »
Outre les caddies qu’il pousse au magasin Mammouth, voilà son premier diplôme de manutentionnaire en poche, son second s’acquiert par la lutte contre la guerre du Vietnam et autres putchs au Chili! Cette lutte qu’ont à mener certains plus que d’autres, des luttes qui passent ensuite par un diplôme, estampillé, d’animateur socioculturel à l’IUT Carrières Sociales de Rennes. Vingt ans et quelques pouvait donc être l’âge de devenir chef de service du Foyer Guy Houist.
C’est en 1974 que ce foyer s’ouvre et c’est en 1992 que Bernard Hennequin y embauche: « Pas si perdu que ça », puisque la cité Kérangal fait partie de son CV!
C’est que l’histoire de cet homme dont on tire ici le portrait épouse la grande histoire du monde. De ses à-coups, de ses crises, de ses guerres et de ses plus ou moins grandes lâchetés. Le Foyer Guy Houist, vue imprenable sur le monde, où s’engouffrent tous les grands courants d’air, des boat-people au Rwanda, de la guerre en Tchétchénie à l’effondrement du mur de Berlin, dont mille pierres ont dériboulé dans nos jardins et y roulent encore.
Voilà comment il a « atterri » au Foyer Guy Houist du nom d’un conseiller municipal rennais qui venait de s’éteindre. Il dit « atterri là-dedans », recourant à un lexique du lointain, des tarmacs et des tours de contrôle. Bernard Hennequin parallèlement à son travail étudiera la linguistique chez Jean Gagnepain1, où il s’ouvrira au sens précis des mots, son outil de travail.
Entre Kerangal et aujourd’hui, le mot réfugié « a pris une autre résonance » dit-il. Et lui, « le nul en langues », écoute autre chose dans ce que le venu d’ailleurs dit : il écoute la force qui l’a fait venir, la décision qu’il a prise et, quelles qu’en soient les raisons, la capacité de choix. Ce qui ne se résume ni à une demande d’asile ni à un manque de statut. Bernard Hennequin ne réduit pas le demandeur d’asile à quelqu’un « sans pays, sans argent, sans papier ni travail », il s’y refuse et attend que toutes ses équipes de Cada (Centre d’accueil des demandeurs d’asile) accueillent des personnes ! Le mot est lâché! Il sera prononcé mille fois, autant qu’il le faudra pour que cela s’entende. Bernard Hennequin considère l’autre comme un autre et son semblable (voir Ricoeur dont il est question un peu plus après dans ce numéro de Place Publique).
Il dit : « Je m’adresse à des personnes ». Craignant plus que tout la dissolution de la personne dans tous les « glissements sémantiques » dont l’administration est le dictionnaire. Les édulcorations visent à nommer des populations en nombres, en flux faisant disparaître le un par un, le singulier, la personne!
Jamais dupe des appellations tendant « à globaliser » pour soustraire et tenter de « simplifier le complexe », Bernard Hennequin, depuis vingt ans, décrypte « comment ça se traduit dans le langage: les « déboutés », les « étrangers malades », les « sans papiers », les « demandeurs d’asile », les « courtes durées », les « en attente de titres de séjours » ».
Cette réalité des mots couvre la réalité des vies d’environ 20 % de demandeurs d’asile obtenant le statut. Quid des « 80 % de déboutés d’une procédure qui se maintiennent sur le territoire »? Bien sûr que dans ces pourcentages résident des milliers de cas différents dont des personnes dites sans papier qui en ont, des provisoires, ou des certificat de scolarité, ou des prescriptions médicales, donc des papiers !
Remontons à 1974, c’est la crise! Le foyer Guy Houist a été pensé pour accueillir de la main d’oeuvre étrangère du bâtiment rennais, mais le gouvernement Chirac décide l’arrêt de cet appel à la main d’oeuvre étrangère. Le Foyer reste aux deux-tiers vide!
1975 : les boat people. Des populations entières s’embarquent à leurs risques et périls et la France s’en émeut. Les French doctors mais aussi Sartre ou Aron s’élèvent et réclament que la patrie des droits de l’homme soit à la hauteur.
1989 : le mur s’effondre, tout le bloc soviétique se disloque. S’ensuivent des afflux importants de réfugiés. Le chômage monte en France. La première ministre Edith Cresson leur refuse l’autorisation de travail. Puis le ministre Pasqua inscrit cette « absurdité institutionnelle du mythe de l’immigration zéro ».
Mythe durable, populiste à souhait, qui, de manière immatérielle et sournoise, sorte de second mur de Berlin mais à l’envers, continue de formater des cerveaux, de hanter des consciences, d’ériger des haines et de pourrir des élections alors que « depuis que le monde est monde, le déplacement est un universel ».
« Cette question de l’immigration rend fou tout le monde », répète Bernard Hennequin. Nous y reviendrons, non sans dire que le Foyer Guy Houist était géré par l’Aftam lorsque Bernard Hennequin l’a rejoint : l’Association pour la Formation Technique des Africains et des Malgaches ! Cette association fondée en 1962 par des hauts Fonctionnaires avait pour président Stéphane Hessel que l’on n’est pas étonné de trouver du côté de cette sensibilité et de cet engagement humaniste.
L’Aftam s’est, il y a peu, décalée de cette histoire africaine pour devenir Coallia au niveau national, association qui gère de la formation (illettrisme, alphabétisation), de l’hébergement social (Guy Houist par exemple), des résidences sociales et un secteur personnes âgées et handicapées. En Ille-et-Vilaine, Coallia est présente à Fougères, historiquement aux confins de Rennes et Saint- Grégoire, au Centre d’accueil de demandeurs d’asile de Bruz depuis 2002 et bientôt à Pacé.
Cette « histoire qui rend fou » transgresse les frontières politiques. Les Cada les plus récents ont été négociés ou sont en cours de négociation avec des maires de centre droit : Robert Barré à Bruz en son temps et Paul Kerdraon à Pacé aujourd’hui. « Le territoire rennais est accueillant, ainsi que la Bretagne de manière générale », juge Bernard Hennequin ajoutant qu’ici « les dispositifs de droit commun sont faciles d’accès » tout en nuançant : « On n’est pas meilleurs que les autres mais on est responsables d’une pédagogie. » Sous-entendu, on reçoit des personnes, on leur explique, on leur parle, notre responsabilité court, y compris sur l’après.
Ce que Bernard Hennequin ne retrouve pas forcément dans les postures militantes proposant actuellement l’occupation de locaux comme réponse immédiate sans tenir compte de l’avenir des personnes embarquées dans un provisoire improvisé. Lire ici en filigrane ce qui s’est passé à Pacé avec l’occupation d’une ancienne maison de retraite alors que dans le même temps, Bernard Hennequin était avec Paul Kerdraon sur un projet à long terme.
Les projecteurs, les militances, les bonnes volontés face aux restrictions, aux politiques de quotas, aux rapports de peurs et de force. Toujours cette folie qui fait que la question de l’immigration s’emballe. Y compris « l’injustice » faite à un conseil général plus ouvert que d’autres mais objet de critiques et de pressions militantes, ces militants oubliant de réclamer une plus juste répartition de l’accueil sur les quatre départements bretons. Car, au fait, combien de personnes accueillies dans le Morbihan?
Bernard Hennequin plaide sans relâche ni répit le ni trop proche ni trop lointain. Voilà où il veut être et « opérer », puisqu’un récent secrétaire général de préfecture, en pleine discussion, l’interpellait d’un « Monsieur l’opérateur »! Ni trop près, ni trop loin, c’est aussi prendre appui sur le droit et la réglementation d’ici pour ces personnes venues d’ailleurs.
Sans angélisme non plus : « l’idée de l’étranger qui par nature serait bon est bien entendu une fausse question ». Il sait qu’on peut avoir été torturé, massacré, isolé et retrouver des équilibres ou n’en jamais retrouver. Il sait combien dans un foyer c’est « la bouffe, l’utilisation des cuisines et les sanitaires » qui peuvent faire que des personnes accueillies en viennent quasiment à « s’entretuer ». Il a vu la question du religieux s’imposer dans la relation. Il ne va plus négocier de la même manière avec un lycée le port du voile ou son retrait.
Pas affolé ni affolant, notre interlocuteur. Il assure que l’immigration est « l’écume de la vague » alors qu’on donne malignement à croire que c’est la vague. Il ne nie pas que le département a du mal à digérer les 450 mineurs étrangers pour lesquels, « à un moment, le tapis rouge a été déroulé » et que les tapis rouges peuvent s’avérer sombres lorsqu’on les ré-enroule. « Ça rend fou » on vous dit !
Bernard Hennequin en est là, sûr que ces personnes de l’exil et des exodes sont: Un, des personnes plutôt riches au départ puisqu’en capacité de partir (et de payer le voyage).
Deux, des personnes riches de potentiel, armées mentalement pour supporter le déplacement, l’éloignement, les séparations, les ruptures.
Trois, des personnes assez sensées voire suffisamment critiques pour ne plus supporter le pays « déglingué » où ils sont nés, son désordre mortifère et les empêchements qui s’ensuivent.
Pas de quoi nourrir le sac à fantasmes mais au contraire nourrir cette impression que notre République s’enrichit chaque jour et depuis des siècles des vagues successives qui fondent le monde et scandent ses bouleversements politiques ou climatiques. « Signataire de la Convention de Genève, la France ne doit pas oublier ses fondamentaux ». S’en rappelle-t-on chaque jour à Rennes ?