Chaque matin, de discrètes silhouettes bardées de sacs se glissent derrière les hauts murs du domaine Saint-Cyr. À l’abri des regards, la nuit des sans-domicile prend fin autour d’un café chaud, dans une salle qui pourrait être celle d’une école. Le Secours catholique propose au petit peuple de la rue de faire une pause matinale : de prendre une douche, de laver son linge, de déposer ses bagages pour la journée, de trouver une oreille attentive… Les paupières alourdies, les traits tirés et les visages abattus en disent long sur le moral de certains d’entre eux. L’attente se conjugue ici au présent sans lendemain.
« Un objet qui compte ? Mon sac ! C’est ma maison ! Il appartenait à mon frère qui me l’a donné. Il a fait beaucoup de route : Lyon, Rillieux-la-Pape, Vénissieux, Marseille, Toulouse, Montpellier, Clermont-Ferrand, Bordeaux… La Bretagne, Lorient, Brest, Rennes, puis le nord et de retour ici. Dans mon sac, j’ai mis mes biens les plus précieux, comme mes dossiers ». Un vert pour le travail et les démarches auprès de Pôle emploi, et un jaune… pour le reste. « Mon sac à dos, c’est mon vécu, tout ce qui me tient à coeur. Je ne le quitte jamais. » Bruno vit à Rennes depuis six mois. « Je cherche du boulot. J’ai fait de l’intérim. J’en ai marre de la rue. J’ai 30 ans, je suis parti il y a dix ans… La route… Les associations… Les démarches, les animateurs, les foyers, la rue… La route m’a appris à me battre et à savoir me relever. Il faut garder la niaque et l’envie. Je sais que je vais sortir de la galère. La vie ne m’a pas donné la chance ». Bruno avait un rêve : Le football ! « J’étais plutôt bon. J’ai même eu une proposition du centre de formation d’Auxerre. Mes parents m’ont collé dans un lycée technique pour apprendre le bâtiment. » Un souvenir de cette époque ? « Mes premières chaussures de foot données par un copain… Oh, pas une grande marque, mais je les ai gardées longtemps ! C’était tellement important pour moi ». Exit les chaussures de sport, le sac à dos est devenu port d’attache. Bruno a un autre trésor qu’il montre avec la pudeur de l’émotion contenue : « Une chaîne offerte par une personne très chère… » Un lien d’affection avec sa petite soeur : « Quand je suis parti, elle m’a dit : « Mets-là, tu penseras à moi ! » Bruno ne l’a pas revue : « Avant, je veux être installé. » Et d’ajouter : « Avoir un objet auquel tu tiens, c’est important. Parfois il ne faut pas grand’chose, cela permet de se souvenir des bons moments passés… ». Le gobelet de café est vide et la douche est libre …
« Trouver une femme, se marier bien, construire une maison… c’est une médaille de chance qui m’a été donnée par Maria Duval, une célèbre voyante, en Suisse. C’est elle qui m’avait conseillé de jouer le 16 et le 18, dans une course de chevaux. Et j’ai gagné une grosse somme ! Cette médaille sert à donner de la chance… parfois, elle descend, puis elle remonte. Je la garde sur moi depuis vingt-cinq ans ». James dit avoir 54 ans, venir de Macédoine où il tenait un restaurant à Skopje, et être en France depuis dix-sept ans. « La voyante m’a prédit que je mourrai d’une crise cardiaque. C’est une belle mort… rapide ». Aujourd’hui, James explique être peu loquace : « La nuit n’a pas été bonne ! ».
« Je suis depuis deux ans en France et je cherche du travail, faire des ménages par exemple, mais il y a des gens qui disent ne pas aimer les Roumains. » Mona a la vingtaine coquette et frondeuse. Elle parle le français parfaitement. « Mon ami m’a fait cadeau de cette ceinture, il y a deux ans. C’est mon Audi à moi ». Les trois anneaux révèlent une fascination pour cette marque automobile. Il ne reste plus que le quatrième à trouver pour qu’un jour peut-être le rêve accroche le trousseau de clefs à la ceinture de la jeune femme. « Je la mets tous les jours. Elle est abîmée, mais je ne pourrais jamais la jeter ».
« On dit “Unaz” en albanais. La bague que je porte m’a été offerte par mon ami, j’avais 15 ans. Je ne la quitte jamais, le coeur de mon ami est dans ce bijou. Elle a traversé tellement d’expériences. Avec mon ami, je suis en France depuis deux semaines et nous n’avons pas de place où aller ! ». Les mots se cherchent en anglais, bousculés par le poids de la fatigue. Le visage est grave et les traits tirés. Les yeux de Vera s’éclairent d’un sourire fugitif, le regard posé sur le brillant, temps des amours.
« Ma cousine m’a donné cette chaîne. Le fermoir est cassé, je ne la porte plus. J’ai aussi perdu la gourmette. Elle m’en a fait cadeau en 1991. C’était la première fois que je la voyais. » Aymen est en France depuis quatre ans, arrivé de Tunisie. « Avant de venir à Rennes, il y a plus d’un an, j’étais à Paris, mais laisse tomber, il y a beaucoup trop de mouvement. Rennes est une ville calme ». Dans le creux de la main, il joue avec la chaîne. « Quand je la tiens, je pense à ma cousine et au pays. Dès que j’ai un peu de crédit sur mon portable, je l’appelle et cela m’aide… C’est ma cousine… c’est aussi une amie, mon amie ! »
Anya et Dimitri ont fui la Biélorussie, il y a 44 jours sur les 732 jours que compte leur amour. Ils sont unis par les liens du mariage symbolisé par les anneaux portés. À leur côté, au hasard d’une rencontre, Vladimir est devenu leur interprète. « Un objet important pour eux ? » Échange de regard et quelques mots : « C’est leur duvet pour dormir. Et pour moi ? C’est ma carte de gratuité de transport qui me permet de me déplacer n’importe où. Celle-là j’y tiens ! ». Le présent de survie rend pragmatique, la question qui leur est posée surprend. Vladimir conclut : « Vous êtes romantique ! ».
« Pour le moment, c’est ce crayon rose comme les roses qui est important. Je me suis retourné, je l’ai trouvé et ramassé par terre, dans la rue. Cela m’intéresse beaucoup de l’avoir pour dessiner et écrire ». Entre les lignes du journal, Abou griffonne en lettres capitales « miserdise », un mot puisé dans son monde intérieur entre l’Italie, la France et le Sénégal. Une façon à lui de jouer avec les mots et les circonstances. Abou présente son crayon posé sur ses paumes de main : « à l’intérieur, mes mains sont blanches ! »
Il est 11h et le centre ferme ses portes. Chacun retourne à l’anonymat de la rue avec une obsession : trouver un abri pour le soir !