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Dossier
#27
RÉSUMÉ > Le Puzzle est un lieu d’accueil de jour pour les personnes en errance, cale de la Barbotière à Rennes. Il propose différents équipements (douches, machines à laver, salle de convivialité). Cet espace d’hospitalité, qui accueille dans l’anonymat et sans distinction toute personne à la rue, s’inscrit dans une longue tradition. Mais comme l’explique l’un de ses responsables, Dominique Pirot, cette démarche de resocialisation qui consiste à « transformer un cri en demande » ne va pas de soi.

     Directeur du Pôle Précarité Insertion de la Sauvegarde de l’Enfant à l’Adulte en Ille-et-Vilaine, je me trouve, de fait, concerné par la question de la marginalité et des dispositifs ouverts pour la recevoir. Je voudrais ici mettre en lumière la manière dont ces lieux d’accueil sont porteurs d’une conception de l’humanité. En effet, je dirige essentiellement des lieux d’accueil visant l’accès à la citoyenneté et au droit par des supports d’intervention variés. Ces dispositifs proposent également du soutien à l’initialisation ou à la réinitialisation des parcours d’accès à l’hébergement ou au logement pour des personnes accueillies et/ou accompagnées.

     Sur ces personnes, les discours sont plutôt bien « rôdés ». Les publics sont « repérés », et le travail auprès d’eux tend à la standardisation, de sorte que, le plus souvent, les « ruptures passées », réelles ou supposées, sont mises en avant, comme les causes évidentes explicatives de la situation actuelle. Une manière assez simple de fabriquer des pages avec une marge bien nette, repérée, codifiée, qui vient surtout mettre en valeur le lieu où doit s’écrire le corps du texte. Le lieu où le social est normal, le lieu où l’extravagance de la différence de l’autre est supportable.
    Car l’autre est fondamentalement insupportable. Et c’est précisément le travail du lien social qui permet de tempérer ce rapport toujours conflictuel. Les dispositifs d’accueil visent le retour à une situation normale de personnes qui nous arrivent marquées du sceau de l’anormalité contemporaine. Cette marginalité peut s’exprimer dans le fait divers ou la représentation générale par le rassemblement sur l’espace public avec des animaux et singulièrement des chiens. Nous recevons, pour une partie d’entre elles, ces personnes accompagnées de chiens. Un animal pour un homme, parfois deux, trois, davantage…
    Ce compagnonnage apparaît dans une certaine mesure comme une indication de marginalité. Il rend visible le « marginal ». Il met à distance par crainte, il attire par fascination. Il est un appel et un repoussoir.

     Il arrive que nous ayons jusqu’à neuf chiens dans les chenils lorsque les personnes accueillies dans Puzzle, l’accueil de jour, prennent leur douche, ou viennent faire une pause en attendant les fins de cycle lavage/séchage de leurs vêtements. La disparition des maîtres de la vue des chiens les fait hurler. Et inversement il se produit souvent une réponse de vocifération inattendue du maître à l’égard du chien. À bien y regarder, ces faits nous convoquent, nous convient, nous qui avons fait profession de travailler le social, à devenir le lieu d’adresse où les cris et les appels s’entremêlent. Nos dispositifs ne peuvent faire l’impasse sur cette réalité qu’ils doivent, à partir des supports d’intervention qu’ils utilisent, être avant tout des laboratoires de transformation des cris en demandes.
    Au fond, il s’agit de permettre à chacun, à partir de ce lieu d’adresse qui accepte son cri, de recycler ce cri en demande, dans la promotion d’un parcours où l’autre devient supportable, où le rapport à l’autre se tempère. Ceci n’est pas nouveau. La constitution historique de ces lieux d’accueil trouve son apparition avec l’avènement de la civilisation chrétienne en Occident. L’Église supplée alors à la réduction familiale et à la déliquescence de l’empire romain dans l’organisation des fonctions collectives essentielles : la charité chrétienne permet une répartition des biens, en cautionnant le legs comme acte salvateur, et en administrant les fonds ainsi collectés. Des lieux collectifs apparaissent qui ont pour vocation la mise à l’écart, l’isolement, ou l’exclusion de ceux qui, pour des raisons diverses ne sont plus pris en charge par la cellule familiale : « les enfants abandonnés par définition ; les vieillards, les infirmes, les pauvres lorsque la famille est défaillante ou impuissante à les secourir ; les pèlerins, les militaires malades ou blessés qui, provisoirement éloignés de leur lieu d’origine, sont de ce fait isolés ; et puis des malades, moins en raison de leur affection, que parce que celle-ci les prive de ressources, et les met à la charge d’autrui1. »

     Michel Foucault insiste sur cette fonction, en montrant comment les institutions destinées à isoler les lépreux perdurent alors que cette maladie disparaît en Europe : pauvres, vagabonds, correctionnaires et têtes aliénées reprennent le rôle abandonné par le ladre. Le trait de la marginalité se trace, à partir d’une conception morale autour « des avares, des délateurs, des ivrognes ; […] ceux qui se livrent au désordre et à la débauche ; ceux qui interprètent mal l’écriture, ceux qui pratiquent l’adultère.2» L’église crée l’ordre des « bons fils », les frères de Saint-Jean de Dieu, les lazaristes et gère autant de « charités » que la générosité des fidèles leur en confie : Paris, Charenton, Senlis, Château-Thierry, Pontorson, Cadillac, Romans, Armentières, Maréville, Caen, Saint-Méen de Rennes...
    Christian Maillard ajoute : « l'architecture des maisons nouvellement créées par le pouvoir royal ne laisse aucun doute quant à leur fonction primordiale : il s’agit bien de prisons sociales, qui, sans être dépourvues de tout humanisme chrétien, enfermaient les pauvres et les soumettaient à un travail obligatoire et à un mode de vie disciplinaire3. »

     Aujourd’hui, l’ancestrale fonction de « résorption des oisifs et de protection sociale contre les émeutes et l’agitation » s’est déplacée vers d’autres lieux.
    Les dispositifs du Pôle Précarité Insertion visent à l’inclusion sociale des personnes qui s’adressent à lui. En acceptant d’être des lieux de parole où chacun, au plus singulier de son cri, puisse s’articuler un tant soit peu au langage de l’autre, il prend finalement en compte ce qui s’oublie parfois aujourd’hui : que l’humanité ne se constitue que d’êtres qui communiquent. Le lien social n’est pas autre chose que ce nouage entre l’expression d’un individu accordée à la langue partagée par le collectif. Sa marginalité peut s’étayer progressivement, pour tenir sans trop de dommage dans le social.
    Plutôt qu’un trait de délimitation de la marge, c’est l’activation d’un trait commun d’humanité qui se dessine.