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Initiatives urbaines
#22
Ceux qui font Rennes et Nantes : Claude Giboire, promoteur « à-la-rennaise »
RÉSUMÉ > Nous achevons une série de portraits engagée il y a plus d’une année dans Place publique en compagnie des architectes-urbanistes ayant exercé à Rennes et Nantes. Toujours entre les deux métropoles, nous avons tourné notre regard vers des architectes dont l’activité était plutôt dominée par la construction, Clément Gillet, Michel Bertreux et Patrick Moreuil, Jean-Luc et Maxime Le Trionnaire, le duo Philippe Barré et Agnès Lambot, David Cras, Gaëlle Péneau. Pour clore cette suite d’entretiens avec des personnalités engagées dans la construction en Bretagne et Pays-de-la-Loire, nous avons choisi de donner la parole à un maître d’ouvrage, Claude Giboire. Il a fait travailler plusieurs de ces architectes et participé au premier chef à l’aventure des « promoteurs rennais » qui prend ses origines dans la ville de l’après-guerre et de la Reconstruction et se déploie désormais dans tout le Grand Ouest, de Saint-Malo à La Roche-sur-Yon en passant par Angers, Saint-Nazaire, Vannes, Lorient, et Nantes.

     Hiver, fin janvier 2013, rendez-vous est pris au siège – historique – du promoteur au Colombier à Rennes avec le fondateur. Claude Giboire, 83 ans mais une mémoire étonnante, c’est d’abord une trajectoire « foudroyante ». Giboire : des origines somme toute modestes, un père qui crée son agence immobilière en 1938 juste avant que ne surviennent les difficultés de l’Occupation, puis les temps modestes de la Reconstruction, et puis aujourd’hui… fortune faite et réussite des enfants. 1953, l’année où Henri Fréville décroche son premier mandat, Claude Giboire lance son agence Rennes immobilier dans la construction. 
     D’une activité à l’origine centrée autour de l’habitat, le groupe Giboire a entamé ces dernières années une spectaculaire diversification vers l’immobilier d’entreprise et les activités commerciales. En 2012, le groupe aura ainsi négocié plus de 12.000 m2 de bureaux et 9.000 m2 de locaux d’activités pour y installer près d’une cinquantaine d’enseignes.

     Une chaîne locale de l’investissement immobilier : on connaît cette spécificité qui fait de Rennes l’une des seules grandes villes de provinces où ce ne sont pas les mastodontes nationaux, Bouygues, Vinci, Cogedim, Nexity, Kaufman..., qui pour une fois se taillent la part du lion de la promotion immobilière. Bouygues a attendu les années 2000 pour débarquer, Kaufman s’y annonce à peine en 2013, sur le Mail pour une opération directement négociée avec La Poste. En avril 1994, lorsque l’hebdomadaire du Moniteur choisit de faire sa une sur « Rennes, un laboratoire urbain » (n°4715), en pleine crise mais c’est désormais notre régime quotidien, c’est bien d’eux dont il est question dès l’édito (non signé, mais c’est la tradition de l’hebdo). On y évoque « une gestion dirigiste et prudente qui, paradoxalement, aura jusque-là protégé promoteurs et entreprises de la construction d’une crise qui frappe tout le pays.» S’y distinguait déjà un quatuor d’« historiques » composé d’Arc Promotion, Giboire, Lamotte et Launay, et puis ajoutons-y un plus récent arrivé depuis, Blot - pour un club des 5 plutôt qu’une bande des 4.
     L’histoire de ces promoteurs locaux aux lombaires solides vient de loin, depuis l’après-guerre au moins : une conjoncture historique favorable où se conjuguent la rapide croissance de la ville, l’existence d’une classe moyenne plus dense qu’ailleurs en Bretagne et même d’une bourgeoisie décidée à changer ses standards de vie. Ces poids lourds locaux de la promotion sont presque tous nés au même moment. Ainsi de l’Immobilière service Lamotte, née en 1955, et son compagnonnage marquant avec l’architecte rennais Georges Maillols.
     Chaque promoteur agit au coup par coup, suivant les enjeux que porte chaque programme et suivant la position que lui-même occupe à ce moment-là dans le jeu d’opportunités foncières qu’offre une scène métropolitaine. Ce sont ces enjeux, à Rennes mais aussi à Nantes, que nous nous sommes attachés à décrypter ensemble en recueillant la mémoire de Claude Giboire. Ses prises de parole publique sont plutôt rares, précieuses pourtant. Il suffit de rappeler l’entretien qu’il accorda à Ouest France en 1990, alors qu’il s’apprêtait à se mettre bientôt en retrait des « affaires ».
     Ce qu’il y dit notamment du COS1 annonce trait pour trait la doctrine à venir : il faut, disait-il, raisonner en volume et en gabarit, sachant qu’ « en respectant le COS, on arrive à des aberrations. Comme voir pousser un collectif de 4 niveaux au milieu d’une zone pavillonnaire ou une barre de 2 étages le long d’une artère écrasée par des bâtiments de 5 à 6 niveaux. » Les ZUP2 ? « Nous ne devons plus faire les mêmes boulettes. » Et l’eau ? « Jusqu’ici, Rennes ne sait pas la traiter », et pourtant « c’est la vie » ! À le relire, on a le sentiment que la situation, tout compte fait, était mûre pour un renouveau du projet urbain rennais à l’aube des années 1990.

PLACE PUBLIQUE > Rennes, ville reconstruite ! On l’oublie souvent, mais les bombardements de 1943 et 1944 y furent sévères…

CLAUDE GIBOIRE >
Pour raconter l’histoire de la promotion immobilière à Rennes, il faut en effet partir de la reconstruction des immeubles à la suite des dommages de guerre avec la généralisation des ISAI4. Mais bien souvent, les gens n’avaient pas l’argent nécessaire à la reconstruction de leur immeuble. Les créances de dommages de guerre, des titres avec intérêts payables par l’État, n’y suffisaient pas entièrement. Cette histoire m’a beaucoup frappé. Je n’ai jamais oublié dans quel état de dénuement nous nous trouvions. Je crois d’ailleurs avoir vendu la dernière créance de dommages de guerre, importante ici à Rennes, qui se trouvait sur l’emplacement d’une ancienne maison close, La Populaire, rue Édouard- Turquéty ! Je l’ai vendue en 1953 à un agriculteur qui avait escompté sa créance auprès du Crédit agricole, ce qui lui avait permis de toucher une différence positive… Mais généralement, une créance de guerre se négociait à l’époque entre 30 et 35% de sa valeur nominale, vous vous rendez compte ! Et elles étaient très difficiles à vendre. Je n’avais pu vendre rue Turquéty qu’avec le soutien du Crédit agricole – qui ne soutenait pas les particuliers comme il soutenait, à l’époque, les cultivateurs. Nombre de propriétaires rennais de dommages de guerre ont alors tout simplement vendu leurs créances parce qu’ils ne disposaient pas de revenus personnels assez élevés pour leur permettre de reconstruire leur immeuble.

PLACE PUBLIQUE > Mais au début des années 1950 s’ouvre une autre période…

CLAUDE GIBOIRE >
Après la reconstruction, place en effet à la construction. On change d’échelle, même si au fond le problème reste le même : le manque de liquidités des jeunes couples qui souhaitent s’émanciper de la tutelle des parents. Et pourtant, avec l’absence de logements locatifs à l’époque, il faut acheter, bien obligé. Le premier immeuble que j’ai construit, en 1952, regroupait 16 appartements de deux pièces-cuisine ! Modeste, n’est-ce pas. Et encore, tout cela n’était possible qu’avec le soutien du Crédit foncier. Sans lui, point de salut – même s’il prêtait à 8 % à l’époque, bien loin des 3 % d’aujourd’hui. Et encore ce taux était-il préférentiel, attention ! Mais une douche et un lavabo, c’était alors le summum du confort, et sans chauffage central pour ces premières opérations parce que les moyens des acquéreurs étaient trop modestes. Un an plus tard, lors de la réception définitive de ce premier immeuble, nous avons constaté que dans un tiers des appartements, la salle d’eau n’avait jamais servi ! Le bac à douche était soit devenu un bac à charbon ou à bois, soit un bac à légumes soigneusement compartimenté !

PLACE PUBLIQUE > Les acquéreurs étaient d’origine rurale ?

CLAUDE GIBOIRE >
Absolument, et le lavabo suffisait amplement. La douche ? Plus tard. Ensuite, avec les années 60 viendront les opérations Plan Courant, Logeco, « prime à 1 000 francs ». Avec elles émergeront les barres que l’on voit dans toutes les villes de France avec leurs façades linéaires sans balcon. Malheureusement, elles sont toujours debout, et placées sous le régime de la copropriété, je ne vois pas bien comment on pourra y toucher. Dans ces immeubles-là, le trois pièces à 58 m2, se vendait 28 ou 29 000 francs. Le Crédit foncier prêtait précisément 20 750 francs pour un trois pièces. Et les gens peinaient à trouver les 7 500 francs pour faire le joint ! Sans épargne, la vente était très difficile. Nous vendions donc à l’achèvement seulement, les acheteurs ne pouvant pas supporter un loyer et un remboursement d’emprunt. Pendant la construction, nous vendions très peu, en revanche les logements une fois achevés partaient très rapidement.


PLACE PUBLIQUE > Pour un promoteur, mieux vaut vendre un peu moins cher mais le plus rapidement possible…

CLAUDE GIBOIRE >
Sauf à La Baule ! Mais partout ailleurs, vous avez raison. D’une manière générale, les promoteurs rennais ont depuis l’après-guerre joué collectivement depuis un rôle déterminant dans le contrôle du prix des logements. D’ailleurs, l’arrivée des promoteurs nationaux, Bouygues, Kaufman et consorts, au cours des années 2000, s’est immédiatement traduite par une élévation des prix. Nous n’avons pas la même façon de voir les choses : dans ce jeu collectif « à-la-rennaise », lorsque nous n’avions pas l’étoffe nécessaire pour monter seuls une opération, nous avons toujours su nous allier, promoteurs et entrepreneurs, pour la mener à bien. Sans notre alliance avec Lamotte, par exemple, les tours des Horizons n’auraient jamais vu le jour et l’opération du Colombier n’aurait jamais été achevée.

PLACE PUBLIQUE > Aviez-vous le sentiment de prendre des risques ?

CLAUDE GIBOIRE >
Lorsque vous vous portez acquéreur d’un terrain, ce métier de promoteur est l’un des pires métiers à risques qui puisse exister. Mais c’est curieux, personnellement, je n’ai jamais vraiment ressenti ce risque. C’est intuitu personae ! On y va ? Alors on doit s’en sortir en faisant tout ce qu’il faut, point.

PLACE PUBLIQUE > Quand donc commence la période faste à Rennes ?

CLAUDE GIBOIRE >
De toute ma carrière, je n’ai jamais connu de période vraiment facile. En revanche, lorsque mon fils Michel a repris les rênes de l’entreprise, la période qui s’est ouverte a été plus favorable. Les années 2000, c’était quand même pas mal !

PLACE PUBLIQUE > Et les années 1970 et 80 ?

CLAUDE GIBOIRE >
Pas vraiment, même si nous avons pris des risques aussi. Je pense en particulier à l’opération, ici au Grand Colombier, des Trois Soleils avec 6.000 m2 de commerces et 900 m2 de bureaux. Nous y avons repris une opération alors en cale sèche. Les terrains avaient été achetés par le Bon Marché qui n’y faisait rien. J’avais donc signalé à Henri Fréville mon intention d’y réaliser quelque chose. La Ville a réglé le problème avec le Bon marché puis m’a revendu l’emprise. Nous avons travaillé avec la Ségécé5 qui nous a conseillé pour les enseignes. J’ai aussi traité avec les Hollandais pour accueillir le magasin C&A. Et comme on trouve des Bretons partout, j’en ai rencontré un à l’état-major parisien de C&A, Quélennec, qui m’a grandement facilité la tâche ! Je regrette juste de n’avoir pas trouvé le financement nécessaire pour acquérir l’ensemble de la galerie marchande qui a donc connu des débuts difficiles.

PLACE PUBLIQUE > C’est ce qui explique aussi son côté un peu disparate, mais au moins les enseignes n’y sont pas en coupe réglée, et l’on trouve quelques surprises au Colombier.

CLAUDE GIBOIRE >
Le départ a été très bon, durant une dizaine d’années, mais aujourd’hui la situation est plus fragile, malgré l’arrivée du métro dont la Ville a permis le raccordement.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez débuté vos activités juste au moment où Henri Fréville arrivait à la mairie…

CLAUDE GIBOIRE >
Nous avons toujours entretenu de bons rapports avec les équipes municipales successives, Fréville, Hervé, et avec leurs adjoints à l’urbanisme, Jean- Pierre Chaudet6 et Jean-Yves Chapuis. J’ai très vite compris qu’il fallait toujours tenir compte de ce que voulait la collectivité, et donc ses élus. On réalise très vite que l’on ne peut pas faire n’importe quoi dans une ville. Je pense notamment à la restauration de l’aile nord des galeries du Théâtre en 1979-80 où un niveau s’était effondré. Le chantier de rénovation a été d’une complexité ! D’ailleurs, si la Ville, aujourd’hui, n’intervient pas sur la partie sud, au-dessus de la brasserie Piccadilly, il y aura certainement un autre accident de ce genre. Tout cela part d’une faute de conception de l’architecte de la Ville, Charles Millardet7, il y a deux siècles : ses murs à cheminées incorporées, en pierre, de 18 mètres de haut, s’appuient sur des poutres en bois qui traversent la galerie ! Deux siècles et quelques dégâts des eaux plus tard, l’immeuble est chargé et considérablement affaibli. Si l’on ajoute que la cage d’escalier principale part de l’entresol et non du rez-de-chaussée, n’est donc pas fondée et porte entièrement sur une structure en pans de bois affaiblie, on comprend comment l’effondrement surviendra un jour ou l’autre… Pour rentabiliser cette opération, je sais très bien ce qu’il aurait fallu faire : des petits logements, disons 80, un par fenêtre et en utilisant la totalité du volume du comble. Mais sans place de parking, je m’y suis refusé. Pensez-donc, sur la place de la Mairie… J’ai donc choisi la restauration lourde, ajoutant même des lucarnes prévues par Millardet mais jamais posées, sur l’aile nord et sur l’aile sud pour retrouver la symétrie. Du reste, avec le temps, je me vois aujourd’hui comme un « valorisateur de patrimoine » plutôt que comme un promoteur.

PLACE PUBLIQUE > À ce propos, quels ont été vos rapports avec une figure rennaise, l’architecte des Bâtiments de France Jean-Michel Germaine ?

CLAUDE GIBOIRE >
Germaine a toujours été un interlocuteur coriace et têtu, mais très compétent, et j’ai beaucoup apprécié sa franchise. Il était du genre à régler le problème en trois lignes dans un courrier bien senti, mais il faut le reconnaître, la plupart du temps pertinent. Clair, net et précis, si je me souviens par exemple de nos échanges sur l’immeuble de la Banque populaire de l’ouest, face aux halles sur la Place des Lices. Même si je lui ai clairement dit à plusieurs reprises qu’il était un “emmerdeur”, j’ai tenu à assister à la réception de sa Légion d’honneur ! À Nantes, l’ABF de l’époque était tout de même plus souple. Germaine était malheureusement un peu rivé à son R+5, un point c’est tout.

PLACE PUBLIQUE > On comprend mieux pourquoi la tour imaginée par Jean Nouvel et Dominique Alba à la pointe est du Mail en 1991 n’a jamais vu le jour !

CLAUDE GIBOIRE >
Ce premier projet de Nouvel n’était pas abouti, en revanche celui qui se construit aujourd’hui est remarquablement dessiné. L’avantage de l’immobilier, c’est la longueur de ses cycles ! Il suffit parfois d’attendre que les projets mûrissent… Mais là-bas, il faut reconnaître que les choses ne se sont pas du tout passées comme nous les avions imaginées, en premier lieu parce qu’une grande partie des terrains entre le Mail et le quai étaient soumis à des baux emphytéotiques de longue durée. Des constructions s’étaient élevées, des commerces également qui avaient déjà été revendus une fois ! J’ai donc acheté les terrains des n° 7, 9, 11 et 13 avenue du Mail, et puis les 39 et 41, sans rien pouvoir y faire pendant des décennies. Et puis il y a eu, un temps, cette idée de pont sur la Vilaine qui aurait permis d’éviter le carrefour de la Mission en partant du canal d’Ille-et-Rance pour déboucher en oblique sur le boulevard de Sébastopol sur l’autre rive : ce projet a gelé pendant vingt ans toute l’opération de renouvellement du début du quai Saint- Cyr.

PLACE PUBLIQUE > Si l’on ajoute que la Ville n’avait aucune maîtrise foncière sur tout ce secteur…

CLAUDE GIBOIRE >
Oui, j’avais aussi acheté, au début des années 1980, le 17 avenue du Mail où se trouvait une boulangerie et un restaurant. À l’époque, la Ville m’avait préempté. Et il est arrivé un moment où j’en ai eu pire qu’assez de toute cette histoire ! Quand vous vous cassez les dents durant des décennies sur un quartier, au bout d’un moment, vous en avez marre ! J’ai donc tout cédé à mes confrères d’Arc promotion, les 9, 11, 13 et 15 avenue du Mail, et les 39 et 41 aussi. Prenez tout, je ne veux plus en entendre parler… Ces parcelles sont donc devenues les R+5 avec les arcades qui se situent aujourd’hui dans la foulée du futur immeuble de Jean Nouvel.


PLACE PUBLIQUE > Pas le plus bel immeuble du quai !

CLAUDE GIBOIRE >
Pfff…

PLACE PUBLIQUE > Vous avez fait mieux en face avec Quai Ouest et Christian Hauvette…

CLAUDE GIBOIRE >
Ah oui ! Et là, sans difficulté pour le coup et avec le concours de l’entreprise Legendre qui a pu rebondir à cette occasion. Notre erreur sur cette opération furent les jardinières sur la cour intérieure. À chaque fois, les jardinières, c’est délicat. Les gens n’en prennent pas soin, vous avez des infiltrations, des coulées, des problèmes d’étanchéité… Sans jardinier à demeure, ça devient vite un peu dégueulasse. Autre erreur de ma part sur le Quai Ouest, j’avais pensé que l’habillage de cuivre des « maisons sur le toit » verdirait à l’image des magnifiques coupoles de nos églises et que nous rattraperions harmonieusement la nuance des façades. Mais j’avais compté en décennies alors qu’il m’aurait fallu compter en siècles !

PLACE PUBLIQUE > Vous avez ensuite enclenché sur de nombreux chantiers…

CLAUDE GIBOIRE >
Autour des berges et ailleurs : mon fils Michel, qui est plutôt bon dans ce métier, tant mieux, a compris alors qu’il nous fallait absolument diversifier nos marchés à partir d’un certain niveau. Il nous fallait trouver d’autres terrains d’action. D’autres villes : aujourd’hui, nous travaillons à Lorient, Vannes, Nantes beaucoup, Pornichet-La Baule, et puis autour des gares de La Roche-sur- Yon, Angers, Saint-Nazaire… La géométrie a complètement changé.

PLACE PUBLIQUE > Et puis il y a eu l’opération pionnière d’Atlantica sur l’Île de Nantes…

CLAUDE GIBOIRE >
Je suis très fier d’avoir relancé le marché du bureau, alors atone, à Nantes au début des années 1990 ! Un peu par chance, ceci dit… Je venais de traiter, à Rennes, plusieurs affaires avec les Comptoirs modernes. J’entretenais d’excellents rapports avec leur président qui m’annonce, un jour, qu’il venait de racheter les Docks de l’Ouest à Nantes. Êtes-vous intéressé par le rachat des terrains du siège, un peu plus de trois hectares en bordure de la Loire? Non. Il traite alors avec un grand groupe, Eiffage, négocie trois compromis successifs avec des conditions suspensives différentes sans parvenir à un véritable accord final. Nous nous voyons alors pour un autre dossier et il m’en parle à nouveau. Trois ans plus tard, j’étais partant. Nous étions chez le notaire trois jours plus tard. La situation sur la Loire me plaisait et nous y avons sorti 50 000 m2 de SHON (surface horsoeuvre nette) de bureaux et 1 000 places de parking !

PLACE PUBLIQUE > Le projet urbain de l’Île de Nantes était encore loin…

CLAUDE GIBOIRE >
En effet, dix ans plus tôt, puisque nous étions en 1990 ! Mais en montant mon opération, je savais déjà qu’IBM était en quête de nouveaux espaces, souhaitant tripler sa surface de bureaux… Je ne partais pas tout à fait sans rien ! Et puis je savais aussi que la Cité du commerce international, envisagée sur les terrains Dubigeon, ne se ferait jamais. Ce projet de Cité des affaires était d’ailleurs complètement barjot ! Pourquoi des investisseurs lyonnais, bordelais ou marseillais auraient-ils opté pour Nantes plutôt que pour Paris ? J’avais pour ma part en tête une idée particulière : regrouper le milieu des affaires et celui des technologies nouvelles, les bureaux classiques et les nouveaux besoins. D’ailleurs, c’est là-bas que l’on retrouve aujourd’hui Bouygues Télécom. C’est toujours un peu la même histoire : toujours un pari, raisonnable, mais toujours un pari.

PLACE PUBLIQUE > Pari raisonnable en effet : ce projet avorté de Centre des affaires était avant tout celui de Michel Chauty qui venait tout juste de perdre les élections…

CLAUDE GIBOIRE >
Lorsque Jean-Marc Ayrault est venu à l’inauguration des locaux d’IBM, 10 000 m2, auditorium et cafeteria, bassins extérieurs, etc., il a été séduit. Puis le ministère des Finances et l’Insee, obligés de quitter le Tripode voisin, ont acheté plus de 17 000 m2 de bureaux... Pas si mal, hein, 27 000 m2 ! Et le marché du bureau, jusqu’alors complètement scotché à Nantes, est reparti pour de bon, encore aujourd’hui.

PLACE PUBLIQUE > Comment avez-vous perçu alors le projet urbain de l’Île…

CLAUDE GIBOIRE >
De l’île Beaulieu ? Je me souviens, quittant le bureau de Jean-Marc Ayrault avec mon fils pour une promenade à trois, évoquant cette surface énorme : réalisez, l’île Sainte-Anne, c’est deux kilomètres de long sur un kilomètre de large, là, aux portes de votre centreville ! Sans équivalent dans aucune ville de Province. Faites attention, monsieur le Maire, à surtout ne pas refaire la Croisette de Cannes, la Promenade des Anglais ou le remblai de La Baule ! Pour moi, c’est le fleuve, les jardins, les hommes, les immeubles, les voitures. Dans cet ordre. Et ce qui compte, pour moi, c’est que vous soyez, vous, à l’initiative de ce projet. La réalisation, c’est une autre affaire, mais l’initiative, c’est vous ! Et il est même allé plus vite que je ne le pensais à l’époque. Mais la réserve foncière était extraordinaire !

PLACE PUBLIQUE > Et les années 2000 y ont été extrêmement dynamiques…

CLAUDE GIBOIRE >
Malheureusement, elles l’auront moins été à Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Mais Rennes n’avait pas accueilli une industrie à l’échelle des chantiers navals aux lisières de son centre. Heureusement pour elle, d’une certaine manière…

CLAUDE GIBOIRE >
À Rennes, il y avait très peu de terrains industriels ou de vastes propriétés foncières appelées à muter, sauf Oberthür, Le Bastard et le Castel Saint-Martin. Mais rien de comparable à l’échelle de l’île de Nantes. Les grandes propriétés de plus d’un hectare y étaient très rares.

PLACE PUBLIQUE > Un côté plus raisonnable à Rennes ?

CLAUDE GIBOIRE >
Une ville de garnison, d’universitaires et de fonctionnaires, oui… Mais j’ai toujours apprécié que, dans notre domaine d’activités, il n’y ait jamais eu de scandales à Rennes depuis la guerre, tout au plus deux ou trois faillites d’entrepreneurs avec immeubles saisis, boulevard Mermoz ou rue d’Isly, puis vendus judiciairement, mais jamais à la suite de malversations. C’est remarquable.

PLACE PUBLIQUE > Si vous deviez comparer Rennes et Nantes…

CLAUDE GIBOIRE
> Je pense que Rennes a mieux réussi son transport en commun en site propre : le métro présente des avantages incomparables. J’en ai été partisan dès ses débuts, me rappelant notamment de la place de la Mairie hachée, striée de part en part, défigurée par les rails du tram. Lorsque j’étais jeune, faire du vélo à Rennes, c’était un sport d’évitement ! À Nantes, rejoindre aujourd’hui le centre est presque une mission impossible tellement cette ville est congestionnée. Rejoindre la gare en voiture, vous n’y pensez pas ! Avec le VAL, Edmond Hervé a pris une décision très courageuse. Le tram occupera toujours une large partie de la chaussée, tandis que passer par le souterrain sera toujours plus efficace. À mon sens, le sous-sol n’est jamais suffisamment utilisé dans les villes françaises. Le seul problème de Rennes reste son sous-sol alluvionnaire et instable sur la rive gauche, la glaise et les poches d’eau un peu plus haut vers le sud, et les multiples carrières creusées au nord-est lors de la reconstruction de la ville après le grand incendie de 1720. Hors du schiste, point de salut ! Mais dès qu’on l’atteint, c’est parfait : zéro fondation particulière alors que l’on peut dépenser sinon des fortunes.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont pour vous les territoires d’avenir dans ces deux villes ?

CLAUDE GIBOIRE >
À Nantes, l’Île offre encore de belles perspectives de développement pour de nombreuses années. À Rennes, je pense immédiatement aux Prairies Saint-Martin à l’ouest de la rue d’Antrain, le long du canal et en plein centre. Bon, préserver les Prairies, c’est du ressort de l’écologie, enfin une certaine forme d’écologie, mais les valoriser et profiter de leur relief, c’en est une autre ! Et sans toucher aux berges, surtout, et à ce fabuleux méandre. C’est d’ailleurs moi qui avais fait découvrir il y a bien longtemps ce territoire à Jean-Yves Chapuis. Aujourd’hui, je me suis retiré des affaires, mais lorsque l’on me demande de mettre mon grain de sel, je le mets.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les architectes qui vous ont marqué ?

CLAUDE GIBOIRE >
Georges Maillols était un grand architecte avec une indéniable capacité à sculpter l’espace et à jouer avec les volumes. Je pense en particulier aux terrasses en surplomb des Horizons. Je me souviens d’une visite à son atelier où j’avais été époustouflé par une immense maquette d’immeuble en boîtes d’allumettes. J’ai aussi beaucoup travaillé avec Jean-Louis Brajon et Jean- Pierre Nicolas avec qui je me suis toujours bien entendu – c’est du reste pour cette raison que nous l’avions convié à Nantes sur l’opération d’Atlantica.

PLACE PUBLIQUE > Vous venez de vanter les qualités du VAL rennais. Dans quel domaine Nantes a-t-elle mieux réussi ?

CLAUDE GIBOIRE >
L’accueil, c’est indéniable : il nous manque par exemple à Rennes un ensemble qui soit l’égal de la Cité des congrès nantaise. Sinon, nous n’y aurons jamais l’équivalent des Folles journées ! Même avec les Champs Libres… C’est mieux chez eux que chez nous ! Un ensemble comme la Cité classe une ville. Mais pour moi, les problèmes majeurs auxquels Nantes aura à se confronter dans un avenir proche seront liés à sa circulation automobile. Et puis la gestion de sa villechampignon de Saint-Herblain qui est aujourd’hui gelée et qui freine le développement général de la ville. Quant à l’aéroport, je n’en profiterai pas, mais cela me ferait très plaisir pour ces deux villes de savoir qu’il se fera un jour. Je pense que Jean-Marc Ayrault aurait dû, depuis longtemps, appuyer sur la chanterelle pour accélérer la construction de cet équipement vital, pour la région et pour le rapprochement de nos deux villes. Lorsqu’on a un projet, on le fait sortir !