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Initiatives urbaines
#22
Rennes 2040 : La Révolution des myosotis
RÉSUMÉ > Dans notre série Rennes 2040 où nous essayons d’imaginer ce que sera notre métropole dans quelques décennies, voici la contribution de Christine Barbedet. À l’occasion de ce numéro de Place Publique dont le dossier est consacré à « Femmes et féministes », elle imagine une ville « refondée » par les femmes.

      Depuis 2024, Rennes avait officiellement absorbé un grand nombre de communes de son agglomération, même si les mauvaises langues affirmaient que, dans les faits, ces dernières avaient eu raison de la première. En réalité, les lignes des frontières communales et les lignes de fuite du Grand paysage avaient fini par se fondre à force d’empiler les opérations d’aménagement. Il y avait eu en sus les querelles des coqs de clocher, provoquant des crises successives. 
     Les rares élues des communes avaient alors décidé de jouer l’union plus que la division, par dérision au début, puis en pleine décision. Renouant avec le militantisme féministe de leurs ancêtres, elles avaient lancé une large réflexion de refondation féminine, tissant leur réseau îlot par îlot, définissant trente quartiers communaux. Du jamais vu ! Dans chaque unité d’habitation, la gente féminine avait débattu, toutes générations confondues, au nez et à la barbe du père, frère, cousin, époux, compagnon, amant, patron, coach… En républicaines convaincues de la Res Publica, « la chose publique », les conversations à bâtons rompues avaient donné vie à des doléances numérisées. 

     L’ensemble des revendications et des propositions moulinées et digérées par programmes informatisés interposés avait donné forme au Credo des Dames. Dans chaque quartier communal, les femmes de plus de 16 ans avaient désigné de concert une porte-parole siégeant dans les instances décisionnelles organisées dans le secret des Déesses. Au final, trente représentantes, blanches, noires, jaunes, brunes ou blondes, voilées ou dévoilées, mais aucunement dévoyées, avaient été nommées mairesse d’un quartier communal. Le combat des Trente avait alors débuté. Par différents stratagèmes juridiques, pour une question de nombre où le féminin l’emportait sur le masculin, l’assemblée des revivalistes féministes avait dégagé le pouvoir masculin en place.
     Le Credo des Dames avait fait des émules partout dans l’hexagonale patrie. Ce mouvement fut désigné sous le nom de Révolution des myosotis. Un nom printanier pour un mouvement qui ne l’était pas, car lancé en décembre. En réalité, il cachait un nom de code, la traduction anglaise de myosotis : « Forget me not » : « Ne m’oubliez-pas ! ». La Révolution des Myosotis avait essaimé comme une traînée de poudre… aux yeux, pensaient les hommes. En fait, cette vague de fond avait bouleversé l’ordre paternaliste et patriarcale. Les Bretonnes avaient renoué avec le matriarcat bigouden, imposant un certain nombre de principes : « chaque chose en son temps, et notre temps est arrivé », « envoyons les hommes planter des choux », « appelons les choses par leur nom », « arrondissons les angles droits et les angles morts » …

     La gente masculine avait dénoncé cette main basse sur la cité bretonne. Ils s’étaient insurgés contre le Fédéralisme des Régions imposé comme mode de gouvernance national. Ceux que les femmes nommaient « les Machistes », avaient répondu à leur façon à celles qu’ils nommaient « les Hembristes » ; en référence à l’étymologie de « macho », le mâle en espagnol, « hembra » désignant la femelle dans la même langue. Les Machistes avaient décidé : « Les Hembristes portent la culotte… alors portons la jupe ! ». Un port protestataire que les Rennais furent les premiers à adopter. Une manifestation vestimentaire qui avait fini par devenir un mode d’habillement pour nombre de jeunes.
     En 2040, les jeunes hommes porteurs de jupe avaient oublié les raisons de cet usage premier. Ils l’avaient adoptée par confort vestimentaire, comme ventilateur naturel depuis le réchauffement climatique ; l’air circulait plus facilement entre les jambes. Ils avaient conjugué les motifs en fonction de leur appartenance aux clans des quartiers communaux. C’était pour eux un néo-celtisme cultivé référant aux frères écossais ou irlandais.
     Cette appartenance clanique était particulièrement prisée dans la corporation des assistants paternels organisés par secteur d’habitation. Ce métier était devenu exclusivement masculin depuis que les femmes avaient pris les postes clés dans les entreprises et les institutions. Il avait suffit qu’elles avancent seulement d’une case, tenant déjà entre les mains le Rennes organisationnel, mais pas encore décisionnel. Effet miroir, avec les travers reprochés au sexe fort, par discrimination positive elles avaient privé les hommes d’un grand nombre d’emplois. Ces derniers s’étaient rabattu sur le reste : les services à la personne et la garde des enfants.

     Le clan des assistants paternels le plus revendicatif était celui des Munitionnettes de la Courrouze. Ces membres portaient fièrement les camaïeux de gris poudré de leur tartan. Un clin d’oeil du destin. Aucun ne se souvenait que les veines de schiste des quelques vieux murs restés debout, gardaient la mémoire du travail pénible des munitionnettes de la Drôle de guerre de 1914, ces femmes qui chargeaient les douilles de poudre. Volatile, celle-ci s’incrustait dans les pores de la peau comme des paillettes brûlantes. Pour éviter toute étincelle, le sol de leur atelier était mouillé et le port des sabots de bois était obligatoire.
     En 2040, qui s’en souvenait ? Certainement pas les bambins qui jouaient au pied du local des Munitionnettes de la Courrouze. Se retrouver leur offrait l’occasion de quitter en douceur les jupes de leur papou avant l’école. Ils riaient à gorge déployée, juchés sur les chevaux de bois installés dans une aire de convivialité de pied de tour. Les enfants y circulaient librement, protégés par système électronique. Pour pénétrer dans l’enceinte invisible, il fallait valider le code de la puce que tout-un-chacun portait en implant au poignet. Sans le précieux sésame, la force magnétique faisait barrière repoussant le malotru. Par réflexes pavloviens, les enfants ne se risquaient pas au-delà du périmètre virtuel, ils gardaient à fleur de peau la mémoire cuisante de la décharge électrique.

     Ce jour-là, les hommes discutaient avec enthousiasme de l’organisation de la grande « menstration revendicative » du MHP, Mouvement des Hommes Porteurs (vocable né du rapprochement de « monstration » et de « menstruation »). Ils arboraient le même tatouage de haute portée symbolique, un hippocampe noir geai. Ils revendiquaient de porter, comme les chevaux de mer, une poche incubatrice pour les oeufs fécondés de leur progéniture. Une intervention chirurgicale à l’estomac le rendait possible. Les premières grossesses avaient été menées à terme, grâce à la complicité clandestine des médecins du Plan des familles, pionnier dans le domaine à Rennes. Le MHP voulait un texte de reconnaissance pour légitimer le droit d’être enceint. Les femmes menaient une contre-propagande musclée contre ce qu’elle nommait une « dégénérescence civile ».
     « La menstration revendicative » devait converger vers le jardin d’EuroRennes, aménagé en belvédère sur la ville, au-dessus du pôle de transport fédéral. Surnommé le jardin des Bonnets bleus, en souvenir des Hembristes qui, durant leurs luttes de l’hiver 2025, portaient la tuque de tricot bleu pour se tenir chaud à la tête. Par tradition, la prise de parole contradictoire était tolérée dans ce lieu.
     Le MHP voulait taper fort. Le mouvement avait décidé de détourner le contenu informatif des fenêtres numériques qui jalonnaient les quartiers communaux, relayant les news municipales validées. L’assemblée des Trente ne plaisantait pas sur les contenus non conformes. De plus, le MHP voulait pirater le réseau numérique des lieux d’expressions cultuelles. Pour la petite histoire, les églises fautes de pratiquants avaient rendu l’âme. En leur lieu et place, l’assemblée des Trente avait ouvert des lieux de « foi partagée », le vocable même de religion était considéré comme un contre-pouvoir dangereux. Une étude psychologique sur le temps minimum nécessaire à la divagation mentale, source d’apaisement des citoyens, avait été commanditée. La durée maximum préconisée était de quinze minutes. Pas question de laisser les esprits en libre circulation ! Dans ces lieux communs, les citoyens se connectaient à la foi, quelle soit chrétienne, orthodoxe, juive, musulmane, amérindienne, bouddhiste, lacanienne, celte ou laïque… La reconnaissance se faisait en se signant devant les écrans qui avaient supplanté les autels. La pensée du jour propice au retour sur soi était alors distillée, à l’économie.
     Le jour J, le MHP diffuserait les slogans favorables aux Hommes Porteurs, sur tous les écrans. Ils espéraient tenir cinq minutes avant l’intervention des Gardiennes des Trente. Ils risquaient la mise au ban, lieux réservés aux hors venus, citoyens déchus, mais ils n’en avaient cure, prêts à s’expatrier en martyres. L’émancipation des pères porteurs avait un prix à payer.
     En ce printemps 2040, la Révolution des Hippocampes était en marche depuis la capitale bretonne… nul ne pouvait préjuger de son avenir...