La Vilaine a le vent
en poupe, suivons
le courant !
En pointillés sur la carte, c’est au niveau de la zone industrielle Chardonnet que la Vilaine devient rennaise, à l’est. Aval ? Amont ? Difficile de suivre à l’œil le courant de la rivière noire des Celtes, la Doenna. De l‘index, Patrick indique la direction du centre-ville, vers l’Ouest. Au pied du pont du chemin de Baud, il est le premier habitué rencontré. « La Vilaine ? C’est la rivière qui va jusqu’au barrage de la Rance ». La géographie pour les Rennais serait-elle une histoire aussi trouble que son cours d’eau ? C’est au barrage d’Arzal-Camoël, dans le Morbihan, que la Vilaine termine ses méandres dans l’océan Atlantique.
Ne soyons pas modeste, la Vilaine n’est pas une rivière, mais un fleuve côtier de 236 km, dans lequel se jettent les affluents qui évoquent pour Patrick quelques belles prises. Citons La Cantache, la Veuvre, la Flume, la Vaunoise, le Meu, la Seiche, le Canut, le Semnon, la Chère, le Don, l’Oust, l’Isac, le Trével, le Tohon et l’Ille. La « confluence » avec ce dernier a donné à la ville son nom celte de Condate. À la pointe du Mail, les étudiants qui affluent aux beaux jours sur les pelouses du Jardin de la Confluence, célèbrent bien autre chose que l’union des deux cours d’eau.
Et la source ? II faut remonter en Mayenne, à Juvigné, où le fleuve n’est encore que le ruisseau de L’Étangneuf avec la carpe pour reine. De quoi faire rêver notre pêcheur ! Chemise fleurie façon camouflage de printemps, Patrick a retroussé ses manches et posé quelques lignes. Une buse déverse ses effluents, la circulation crée un brouillard sonore, mais la passion est aveugle ! « J’y viens souvent avec ma douce ».
Et ça mord ? « J’ai pêché une perche de 8 kg ! ». Le poisson se mange ? Patrick prend la mouche : « Si je le pêche, c’est bien pour le manger ! ». Du brochet, de la perche, du gardon, de la brème et même de l’anguille, affirme- t-il. Depuis 1995, des passes à poisson aménagées au barrage d’Arzal et à Isac permettent aux civelles de remonter le cours d’eau. Seul hic, celle de Malon, endommagée par une crue en 2008, leur fait de nouveau barrage ! De plus, si un parasite a décimé sandres et brochets, il semblerait que leur population ait repris du poil de la bête. En culottes courtes ou la tempe grisonnante, en scooter ou en vélo, le Rennais qui l’eut cru, est un pêcheur invétéré !
Toujours au niveau de la zone industrielle, à proximité de la fourrière, des objets trouvés, du centre technique municipal – « En grève » pour revalorisation du pouvoir d’achat – est implantée la base nautique. Paradoxe assumé ! Alain est formel : « Ici, on n’entend pas la circulation. On a de la place et on forme une petite communauté. On ne souhaite qu’une chose : rester ! » Alain craint l’appétit des promoteurs. Il est l’un des 300 bénévoles du poste de Rennes de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM).
Des sauveteurs en mer sur la Vilaine ? « Nos secouristes interviennent pendant les compétitions de nos voisins, le club de canoë-kayak, le Rennes étudiant club aviron ou la Société des régates rennaises, et sur un grand nombre de manifestations sportives le week-end ». Sur la Vilaine, les jeunes recrues apprennent à piloter un canot pneumatique. Les chaloupes sur la berge, c’est de l’histoire ancienne !
Un hangar plus loin, Philippe manie la ponceuse sur un « deux de couple » en bois, des années 80. Avec 150 adhérents et 170 coques, la Société des régates rennaises est devenue une école française trois étoiles. « Ici c’est un bief. Nous ramons jusqu’au pont de Strasbourg, en faisant des longueurs de trois kilomètres ». Depuis vingt ans, Philippe tourne en rond comme un poisson dans son bocal, par flamme. Et la qualité de l’eau ? « Avec les effluents de la zone industrielle, il y a pas mal d’eutrophisation, mais en aviron nous ne tombons jamais à l’eau ».
En longeant les entrepôts des bus de la Star, depuis la sente usée par l’usage non balisé, s’ouvre le background des friches de Baud-Chardonnet. Résidus de feux de camp, sculptures improbables de carcasses informatiques ou de sanitaires éclatés… les traces des noctambules s’égrènent en bordure des jardins familiaux dessinés au cordeau. D’un côté comme de l’autre, s’expose le royaume de la récup’. Sur un mur de parpaings, une phrase : « On perd la boule ou quoi ? ».
Yann vit « avec un pote » dans une camionnette blanche des années 70, adossée à la maison qui ponctue l’impasse de la Corderie. Il explique faire les saisons, « cuistot l’été et skiman, l’hiver ». Un carré noir à tête de mort préserve l’intimité, les ordures sont soigneusement entassées dans un caddie de supermarché. « Vivre dans un camion est un choix de vie, même si l’hiver est dur. » La Vilaine ? « Un point d’eau c’est appréciable, on peut pêcher. » D’autres potes squattent, à proximité, un jardin bordé de roses grimpantes au parfum poivré d’antan. D’une tente de fortune surgit une dreadlockeuse avec sa meute de chiens hurlants.
Un chemin de lapins se hisse sur le pont Villebois-Mareuil. La promenade se poursuit urbaine et domestiquée aux Bonnets-rouges, en hommage à la révolte du Papier timbré, préfiguration bretonne de la Révolution française. Protection contre les crues oblige, la berge toise le cours d’eau. Sur l’autre rive, l’Élaboratoire campe haut en couleur son engagement artistique hors normes. L’habitat collectif qui présentait hier à la Vilaine ses arrièrecours, n’hésite plus à se montrer au balcon.
Ici, les chiens ont leur « crottoir ». Tout est dessiné, tracé, planté, paysagé, aménagé pour rendre agréable le jogging ou la promenade hygiénique. La Pourmenadenn Ar Bonedoù Ruz, en breton, bienséance linguistique oblige, est aussi en butte aux politiques de santé publique : « Faire du sport pour les seniors devient un élan naturel », grâce à une station sportive où un « Twister » invite le passant à « affiner les hanches ». Ce sont les sculptures animalières, signées Daniel Dewaer et Gregory Gicquel, qui subissent les assauts du temps, mais aussi des vandales. Les escargots ou autres volatiles en grès de Fontainebleau font piètre figure.
Au pied du vélodrome, cinq marronniers imposent leur port remarquable. La Vilaine se sépare en plusieurs bras, à longer par le jardin de la Valière ou l’allée Marc-Elder, surnommée la petite Venise, ce que ne démentirait pas l’hôtel Venezia qui a longtemps fait commerce de ses charmes, sans doute pour ne pas faillir à la réputation locale. Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, les femmes de la rennaise Condate jouissaient d’une réputation de grande beauté, attribuée aux bains de boue pris dans la rivière. Cela coule de source !
Quai Richemont, le lit de la rivière remblayé est devenu l’axe Est-Ouest, avec son flux de bus sur voies uniques. Au niveau du 123 de l’avenue Aristide Briand, au coeur des parkings et à l’abri des bosquets, l’oeil attentif découvre, laissée-pour-compte, une porte d’écluse encore en eau, l’antre des chats du quartier. L’occasion de rappeler que la Vilaine aurait été le premier cours d’eau, en France, rendu navigable par des écluses à sas et à doubles portes. Ceux qui souhaitent redorer le blason du fleuve attribuent même la paternité des plans de la canalisation à Léonard de Vinci. Seule certitude, l’inventeur importa d’Italie ce système en France et, son protecteur, François 1er, signa les lettres patentes pour canaliser le cours d’eau rennais.
La Vilaine ressurgit jaillissante et triomphante, à la faveur d’une mise en scène, rendue possible par l’aménagement d’un bassin tampon. À l’air libre, elle traverse la ville sous bonne garde, entre deux ouvrages d’art qui permettent aux Rennais de dominer celle qui fut longtemps insoumise. À l’époque où la ville basse était sujette aux crues, les immondices des tanneries, boucheries, etc. stagnaient, pestilentiels, dans les bras mal drainés. Sans cesse envisagée, mais toujours repoussée, la canalisation est effective en 1845. Paul Féval écrit non sans humour : « La Vilaine profonde et noire fait semblant de couler dans son auge de granit ». À présent, pour donner bonne mine à cette grisaille fluviale, quelques jardinières jouent du balconnet fleuri, dépouillées par des jardiniers sans scrupule. La passerelle Saint-Germain s’élance sur l’autre rive en commémorant les quatorze jumelages et coopérations de la ville. « À la Ré », le fleuve passe sous l’esplanade. En surface, les végétaux se rangent dans des « bibliothèques » et se dressent en ligne, dans le dos des bancs publics où convergent les rendezvous d’après métro et d’avant bus. Plus en aval, les voitures se rangent en épis entre les potées de houx taillés en cônes.
Au pont de la Mission, où une croix monumentale marque le souvenir d’une mission d’évangélisation menée en 1817, la Vilaine reprend ses aises et croise le canal d’Ille-et-Rance. Quai Saint-Cyr, les Rennais apprennent enfin à se réconcilier avec leur fleuve, sur les berges en pente douce, engazonnées et ombragées. « C’est un beau p’tit quartier. À 20 ans, c’est un super coin pour s’amuser, mais je comprends les riverains qui se plaignent d’avoir du bazar jusqu’à 3 h du matin. » Gérard et Yves, agents municipaux, entretiennent la promenade : « C’est sympa de travailler ici aux beaux jours, vu les belles jeunes femmes qu’on croise. Par contre, l’hiver c’est dur ! ». «Out» les faubourgs industrieux, «in» les terrasses des maisons sur les toits. Il ne manque plus que l’immeuble de proue grand standing, signé Jean Nouvel, pour que s’achève la marina les pieds hors d’eau où les péniches de charme sont amarrées. La Dame Blanche et L’Arbre d’eau, Péniche spectacle, proposent des escales musicales. Les Moïse, Saint-Paul, Jacqueline, Marguerite… abritent, à l’année, des rêves plutôt bobos. Un bateau-école fait des ronds dans l’eau.
Sur un muret de pierre, Jean-Paul et son épouse se reposent : « L’eau donne une belle impression de fraîcheur. C’est agréable, mais cela manque de bancs ». Jean-Paul continuera la promenade vers l’Ille, longeant le Domaine Saint-Cyr. « Pour poursuivre le long de la Vilaine, il faut faire tout un détour par l’autre rive ». Sur celle-ci, le quai Auchel prend des airs de mini-croisette bordée de palmiers nains.
Le royaume de la petite reine débute ici. Près du pont de la SNCF, en vert canard, poussent les collectifs qui remplacent les Papeteries de Bretagne où, il y a vingt ans, la pâte à papier fabriquée dégueulait sur la rive. Une cycliste s’exclame : « Un héron au long bec, emmanché d’un long cou ! » Nullement troublé par le chantier voisin, le volatile observe notre rive. « Il y avait des cygnes, mais les gens sont tellement méchants qu’ils les tuaient pour les manger ! » Les canards sont sans doute plus coriaces, même à la bombarde sur laquelle s’acharne un talabarder débutant qui fait face au stade rennais. Sans nul doute un supporter des Rouges et Noirs ! La déesse « Vicinnonia » de la Vilaine romaine a encore ses muses. Sur un ponton de bois, une jeune fille gratte un ukulélé.
Au niveau de l’écluse du Moulin du Comte, Jean- Baptiste et Yaëlle font une pause paysage. Ils ont loué des vélos Star. « Nous voulions voir jusqu’où on pouvait aller en longeant le canal ». L’occasion pour l’étudiant en urbanisme d’expérimenter « le potentiel des berges de la Vilaine pour les déplacements en mode doux ! ». La rocade s’annonce dans un brouhaha incessant. Les cabas ont la panse pleine ; la grande surface avale les chalands. La campagne finit par prendre le dessus, la berge devient chemin de halage. Le manoir de la Fosse-Piteux nous rappelle que les parlementaires et les ecclésiastiques aimaient, au bord de la rivière, construire leur villégiature. Quelques exhalations annoncent la station d’épuration de Beaurade.
Les étangs d’Apigné, anciennes gravières aménagées en base de loisirs, marquent la fin de la Vilaine rennaise qui conserve la belle bâtisse du moulin d’Apigné. Le petit port de plaisance reçoit les rêves marins en cale sèche. Les Bretons venus d’Armorique furent conquis par la rivière jaune Ar ster velen, devenue la rivière aux moulins, Ar ster vilen. On les comprend. Monotone et sans intérêt la Vilaine ? Quels drôles de préjugés !