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Dossier
#12
RÉSUMÉ > Elle coule depuis les monts de Mayenne jusqu’à son estuaire atlantique. Son nom à l’origine floue n’est pas sa seule blessure. Son nom la poursuit depuis la source jusqu’aux ponts qui l’enjambent à La Roche-Bernard. Au pire, son nom est un acte manqué, au mieux une vilenie, de toute manière lourd à porter ! Vilaine donc, mais au carré !

     Et voilà qu’au beau milieu de son cours, profitant de sa présence, une ville s’est installée, qui en a rajouté. À cette vieille confluence avec l’Ille : un fief au tout début, un château, une cathédrale puis un port, ensuite un cheflieu, enfin une capitale de région : le refoulé s’est poursuivi. Se poursuit. Cachant cette part de Vilaine qu’aucun Rennais ne saurait voir ! 

     J’ai longtemps accompagné des jeunes migrants venus de loin, de Mongolie, d’Angola ou d’encore ailleurs. Ils étaient depuis peu arrivés à Rennes par le train et se mettaient lentement à notre langue, à nos codes. Ils avaient plus que d’autres à se situer administrativement dans le paysage. Pour ce faire, il m’arrivait de les conduire au carrefour de la Mission. On s’y arrêtait. Je leur expliquais ce qu’est une croix, mais aussi un croisement routier et une confluence. On restait longtemps sur le pont de la mission, face à la maison éclusière et au mail Mitterrand.
     On restait là, je leur expliquais tranquillement, concrètement la conjonction de coordination. Le ET de Ille-et- Vilaine. Je leur montrai l’Ille, plein nord, et nous regardions vers l’ouest la Vilaine. J’évitais de leur faire tourner les yeux vers l’est, d’où ils étaient venus pourtant, d’Afghanistan ou de Mongolie, ou de Tchétchénie.
     Car comment regarder sans ironie ni amertume cette belle enfilade des quais saturée par les alignements de voitures occupant la chape de béton et de bitume. Là que la ville a choisi d’enfouir son fleuve. En sa centralité ! Quel choix ! Inspiré par quel Jarry, ou plutôt par sa créature ! Fin saoul pour sûr, Ubu, le jour où il a commandé aux bétonnières, cornegidouille, recouvrez-moi cette rivière, une chape pour qu’elle ne m’échappe ! Ou bien plutôt n’est-ce que l’héritage des années pompidoliennes, du tout bagnole et des voies sur berges parisiennes, cet urbanisme à grande vitesse. Rennes perpétue cela, cache donc son fleuve.

     Avec les jeunes migrants, nous inventorions les sens du mot vilain, du mot vilaine, nous en imaginions d’autres, nous nous amusions. À Oulan Bator, le fleuve s’appelle Tuul ou Tula et on le voit dodeliner ses cours dans une large vallée. Ailleurs, au Laos ou en Chine, le fleuve se nomme Mékong. Ou ils se nomment Seine, Tibre ou Danube, que leurs flots soient domestiqués, légers ou lourds, limpides ou boueux, ces eaux de ces fleuves ont de telles puissances symboliques que rares sont ceux qui les censurent. Plus près, ils se nomment Odet, Gouët, Oust, Lié ou Blavet, peu de ces rivières ou de ces fleuves, si minuscules, se refusent au regard. Car ces eaux qui filent ou se reposent sont aussi et avant tout des symboles. De vie, de force, de passage, symboles nourriciers ou dévastateurs.
     Que la cale de Viarmes et son port aient disparu, soit, mais que la rivière elle-même passe dans les sous-sols comme un vulgaire égout ne laisse pas d’étonner le passant. Si encore notre dalle en béton avait la fluidité des bâches de Christo dont le projet Over the River est de recouvrir la rivière Arkansas ces temps prochains : à ceci près que l’emballeur du Pont Neuf ou du Reichstag ne va pas recouvrir la rivière Arkansas au-delà de quinze jours !
     Nos eaux sont des miroirs. Rennes a fait de sa Vilaine une glace sans tain.