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Initiatives urbaines
#31
Chicago : verticalité, étalement, ségrégation
RÉSUMÉ > De retour de Chicago, étudiants et professeurs de Rennes 2 livrent leurs impressions sur une métropole américaine offrant de violents contrastes : gratte-ciel des bords du lac Michigan et immenses banlieues horizontales, tours luxueuses et ghettos ethniques. Guère d’intervention publique ici : les logiques urbaines sont celles du marché et de l’appartenance communautaire.

     Dès l’arrivée, le contraste avec les villes européennes nous fait remettre à plat nos repères. Ici, tout est affaire de géométrie, de ruptures, de contradictions parfois, Chicago conjuguant verticalité, étalement et ségrégation. Deux logiques guident l’organisation spatiale : les dynamiques libérales et les appartenances communautaires.

Verticalité : l’invention du gratte-ciel

     Les lois du marché s’incarnent dans toutes les composantes urbaines et d’abord dans la verticalité : Chicago a fait du gratte-ciel, symbole de la ville moderne, un mouvement architectural à part entière : le chicagoïsme. Le premier gratte-ciel du monde fut le célèbre Home Insurance Company Building à ossature métallique, achevé en 1884 par l’ingénieur William Le Baron Jenney, qui perfectionna ensuite les systèmes de fondation et propagea l’usage de la brique, de la fonte et du fer avant de réaliser des buildings à structure entièrement métallique. Le gratte-ciel est une « ville dans la ville » par la superposition des fonctions (bureau, commerce, habitat, parking) mais aussi une « ville sous la ville3 » par les prouesses des structures profondes : la ville étant construite sur d’anciens terrains marécageux, tous les bâtiments imposants reposent sur les pilotis implantés sur la roche à moins 20 mètres. La prospérité de Chicago de 1910 à 1929 favorisa la construction de tours désormais fameuses (Tribune Tower, Jewelers Building, Civic Opéra, Chicago Daily News building, etc.).
    Aujourd’hui, les impressionnants gratte-ciel se concentrent dans le Loop, nom donné au centre des affaires en référence à la boucle décrite par le vieux métro aérien qui le délimite. Un simple trajet en métro donne un excellent aperçu de la grande diversité de styles des gratte-ciel tout comme un tour sur la Chicago River permet d’appréhender la succession des activités et fortunes de Chicago et leur incarnation dans la pierre, l’acier et le verre. Chicago est fière de son héritage architectural. Les plus anciens gratte-ciel sont souvent classés et parfois rénovés à grands frais par la puissance publique ou des investisseurs privés. De nombreux bâtiments industriels ont aussi été transformés en bureaux ou en centres commerciaux tandis que d’anciens immeubles d’affaires bien placés, avec vue sur le lac Michigan, ont été convertis en appartements pour de nouvelles générations désirant se rapprocher de leur lieu de travail et de l’animation urbaine.

     Le célèbre et précoce (1909) plan directeur (master plan) établi par Daniel Burnham marqua durablement l’urbanisme de Chicago par son damier auquel se superpose un système radioconcentrique. Fortement inspiré du modèle haussmannien, le plan a permis la création d’une promenade le long de la rive (Michigan Avenue). Il prévoyait aussi d’élargir des voies de circulation et de réserver des îlots pour la création de parcs et squares d’initiative publique… ou privée.
    « Pourquoi intervenir, nous explique d’emblée le directeur de l’urbanisme Benet Haller, si le libre marché fait comme il convient ? » Le secteur privé prédomine ainsi dans l’aménagement, y compris pour les espaces que nous qualifions de publics. En effet, la capacité d’intervention de la puissance publique est limitée par le coût très élevé du foncier en centre-ville et la difficulté de maîtriser seule la totalité d’un îlot pour y faire un aménagement. Places et parcs sont donc souvent le fruit d’initiatives privées ou conjointes. Le Millenium Park en est la parfaite illustration avec plus de 400 millions de dollars investis en partenariat public-privé (PPP). La ville espère un retour sur investissement : commande de statues à des célébrités (Picasso, Miro), organisation de concerts et diffusion gratuite de films financés par des fonds privés entendent améliorer l’image et attirer à la fois touristes, investisseurs et « talents » dans une ville disposant déjà de musées parmi les plus célèbres au monde.

De luxueuses tours d’habitation en front de lac

     Parc et lac Michigan jouent un rôle primordial dans la structure résidentielle de Chicago en favorisant dans le prolongement des buildings d’affaires du Loop vers le nord le développement d’une façade de tours exclusivement résidentielles valorisant la vue. Ce front résidentiel est le secteur le plus cher de toute l’agglomération : 373 000 dollars en moyenne l’an dernier malgré la crise immobilière persistante. Avoir son appartement avec vue sur le lac Michigan est devenu aussi valorisant que de posséder sa villa et son jardin en périphérie.

Des banlieues horizontales pratiquant l’entre-soi

    Car la norme pour les propriétaires est d’habiter la banlieue, uniformément occupée par des constructions basses s’imposant immédiatement au-delà du Loop et de sa ceinture d’entrepôts décatis. Oak Park, banlieue cossue, symbolise cette horizontalité typique de la ville nord-américaine dominée par le modèle de la maison individuelle posée au centre de sa parcelle engazonnée avec un espace de stationnement. Le mouvement centrifuge des classes aisées et moyennes a débuté dès la fin du 19e siècle, en lien avec l’industrialisation et ses pestilences, l’installation de populations de couleur, la hausse du niveau de vie, la motorisation des ménages et une idéologie hygiéniste et anti-urbaine valorisant la vie au grand air. La banlieue de Chicago est connue pour le grand nombre d’habitations conçues par l’architecte Frank Lloyd Wright entre 1897 et 1923 dans le style Prairie. Ces suburbs aérés représentent toujours le mode de vie idéal pour beaucoup d’Américains : logements spacieux, écoles réputées, centres commerciaux, sécurité, entre-soi.

     Wright estimait que « dans la course entre l’automobile et l’ascenseur », il eût été fou de vouloir parier sur ce dernier tant la voiture semblait devoir l’emporter et donc favoriser l’étalement urbain plutôt qu’un développement en hauteur. Les infrastructures routières sont indispensables pour atteindre la totalité d’une immense aire métropolitaine déployée dans des plaines n’opposant aucun obstacle physique à la déferlante urbaine. Facilité d’accès et abondance foncière favorisent des densités urbaines parmi les plus faibles du pays. L’absence de planification à l’échelle de l’agglomération explique aussi l’ampleur de l’extension urbaine. Le quadrillage quasi-parfait des axes routiers et l’importance du réseau autoroutier confirment l’ancrage de la voiture dans le mode de vie américain. L’investissement public est destiné en effet prioritairement au réseau routier, qui permet un faible temps de trajet domicile-travail (25 minutes en moyenne). La voiture est vécue comme un moyen de transport socialement équitable, justifiant les faibles tarifs des péages.

     Nous apprenons en revanche à nos dépens ce qu’il en coûte de prendre les transports publics. Ainsi, les travaux sur la ligne de métro desservant l’aéroport nous obligent à monter les escaliers avec nos valises pour prendre un bus bondé sur le tronçon coupé : nulle liaison directe de substitution avec le 5e aéroport mondial, seulement des taxis et navettes privées… Le réseau public passe pourtant pour l’un des plus complets, notamment pour le rail (second kilométrage après New-York), mais il est saturé aux heures de pointe faute d’investissement. Le projet alternatif de Bus Rapid Transit se heurte à la nécessité de mobiliser deux voies actuellement dédiées à l’automobile…

     Le désengagement public est encore plus flagrant pour le logement social. La guerre contre les gangs a conduit, subsides fédéraux à l’appui, à la démolition systématique depuis quinze ans de tous les immeubles de logement social, désignés comme des territoires de criminalité. Les tours du grand ensemble tristement célèbre de Calibri Green (15 000 occupants, à 99,8 % noirs), minées par un grave défaut d’entretien, la misère et la délinquance, et symbole des dérives du logement public américain, ont totalement disparu en 2011. La Chicago Housing Autorithy, qui fut le 3e plus gros bailleur social du pays, ne gère plus qu’un parc de 20 000 logements mais apporte son aide à 37 000 ménages à bas revenus qu’accueillent des maisons mitoyennes construites par des promoteurs en PPP.

Communautarisme résidentiel et ségrégation ethnique

     Les logements publics de Chicago accueillent 69 % de noirs, 27 % d’hispaniques et seulement 4 % de blancs. Ces chiffres révèlent l’exclusion des populations de couleur et la ségrégation raciale et ethnique, très structurante : en l’absence de planification urbaine, l’espace est façonné par le communautarisme, sociologiquement ancré dans la société américaine avec la succession de vagues d’immigrants. Une journée à pied en ligne droite dans la ville la plus ségrégée des États-Unis (après New York et Milwaukee) permet de franchir des ruptures nettes (une rue-frontière) entre des quartiers dont l’identité est fortement liée aux communautés qui y habitent. La statistique permet de recenser 228 quartiers ayant chacun leur identité propre selon leurs fonctions et leurs populations, ce qui détermine directement la valeur du foncier. La ségrégation n’empêche pas des phénomènes de gentrification c’est-à-dire de reconquête de quartiers par des populations plus argentées, notamment près du centre, comme l’illustre le cas de Pilsen.

Pilsen, vaste quartier latino en cours d’embourgeoisement

     Ce vaste quartier à proximité directe du Loop a connu à partir des années 1950 une immigration massive de Sud-américains, majoritaires depuis les années 1970. L’identité hispanique est particulièrement visible à travers les nombreux tags et oeuvres de street art décorant les murs qui participent à la réputation du quartier.
    L’est du quartier au contact du centre a connu une forte dégradation : les anciennes usines et entrepôts ont fermé, les commerces ensuite, ce qui a conduit ceux qui le pouvaient à partir pour les suburbs, cette dépopulation provoquant à son tour la fermeture des équipements publics, faisant du secteur dans les années 1970 un ghetto concentrant pauvreté, délinquance et trafic de drogue. À partir des années 1980, le développement du secteur des services a relancé l’économie et l’emploi. Les premiers à revenir s’installer ont été des artistes et des anticonformistes. Sentant le vent tourner, des promoteurs ont alors commencé à acquérir des friches industrielles sans valeur pour les convertir en lofts pour la « classe créative », ce qui a entraîné comme souvent un changement d’image, puis l’installation d’activités d’abord liées à la culture, des programmes de bureaux ensuite et même récemment une extension de l’université de l’Illinois qui, franchissant la rocade, s’est agrandie dans un ancien bâtiment industriel où le département d’urban planning nous a accueillis.
    Les capitaux privés transforment ou remplacent les immeubles désaffectés en condominiums à destination des jeunes yuppies appréciant la proximité du Loop. Ces jeunes ménages aisés souvent sans enfants – dinkies : double income, no kids – font évoluer le schéma classique du marché immobilier américain : l’attrait d’un bien réside moins dans sa surface que dans sa localisation près de l’emploi et des loisirs du centre. L’automobile même est moins prisée : les jeunes actifs se déplacent de plus en plus à vélo ou en métro, boudant la skyway, l’autoroute urbaine à péage. La gentrification a profondément modifié Pilsen, avec des effets positifs comme la sécurisation du quartier et le retour de commerces et d’activités de proximité. Ce système régi par les seules lois du marché engendre toutefois une forte ségrégation : l’attractivité retrouvée s’accompagne d’un renchérissement du foncier et des loyers, ce qui fait fuir les Latino-Américains installés de longue date. La population hispanique essentiellement d’origine mexicaine commence à s’organiser pour résister au rachat massif des terrains et immeubles du quartier.

     Le quartier déclinant de Garfield Park à l’ouest évolue à son tour sous l’effet d’une nouvelle classe de « bobos alternatifs » venus s’y installer depuis deux ans pour se rapprocher du Loop. Un peu plus loin, Wicker park (nordouest) est devenu le pôle de la culture anticonformiste et le lieu d’expression d’un nouveau mode de vie branché et underground à travers commerces, restaurants, galeries d’art et halls d’exposition. Aux franges des rues animées par les populations nouvellement arrivées empiétant petit à petit sur les quartiers populaires subsistent des îlots de bâtiments dégradés habités par des populations pauvres. Il n’est pas rare que des affrontements liés aux trafics et aux gangs éclatent aux limites des secteurs de gentrification. Aussi les classes supérieures privilégient-elles les gated communities, résidences fermées par des clôtures où l’accès est contrôlé et les armes à feu prohibées, la sécurité étant un enjeu particulièrement aigu dans cette ville de forte criminalité où la presse publie chaque semaine la carte des homicides et des échanges de tirs.

La ségrégation : la résistance des deux ghettos noirs

     Les mouvements pionniers de remplacement d’une population par une autre ne doivent pas faire oublier la saisissante résistance de la ségrégation qui frappe les Afro-Américains, seconde communauté du pays (913 000) après New York. L’ostracisme envers la population noire demeure si vivace aux États-Unis sur le plan résidentiel que la probabilité pour un blanc d’avoir un voisin noir n’est que de 2 % alors que les gens de couleur représentent 13 % de la population du pays. À Chicago, deux ghettos noirs (South Side et West Side) persistent, la répartition de la population de couleur ayant à peine évolué à Chicago au cours du dernier demi-siècle. Les recensements permettent de mesurer précisément la ségrégation raciale : à Chicago, elle est si forte qu’il faudrait que 75 % des blancs et des noirs déménagent pour que la proportion des uns et des autres dans chaque quartier devienne conforme à leur poids respectif.
    South Side, tout près du quartier d’affaires vertical du Downtown, est ainsi une immense « ceinture noire », et on nous dissuade à plusieurs reprises de franchir la 59e rue. Notre seule incursion fut lors de la visite du principal campus de l’université, qui déborde au-delà du fait de son expansion. L’abondante police privée de l’université veille, assistée d’un dense dispositif quadrillant le secteur d’un poste d’appel d’urgence équipé d’une caméra de vidéosurveillance tous les 50 mètres. Plus au nord, vers le Loop, le secteur de Bronzeville est en voie de reconquête par une classe moyenne exclusivement afro-américaine. La gentrification n’est en effet pas l’apanage des blancs. Mais si la composition sociale de Bronzeville change, l’homogénéité raciale reste totale : l’entre-soi est le mode de vie accepté et recherché par toutes les catégories sociales et ethniques.
    West Side est tout aussi uniformément peuplé de noirs et de pauvres, sauf à l’approche du centre où s’aventurent des « pionniers » blancs. C’est un paysage de désolation et de guerre : terrains vagues sordides, poussière, comme une zone bombardée trouée de vides où les maisons murées, ruinées, dégradées ou vétustes côtoient des habitations restaurées mais souvent inoccupées ou désertées car la crise des subprimes a surtout évincé des accédants à la propriété noirs, ce qui renforce l’impression de champ de ruines et de déglingue urbaine. Le jeu de l’offre et de la demande et les paris des particuliers propriétaires choisissant ou non de rénover leur(s) bien(s) locatif(s) sont les seules logiques présidant à la destinée de ce secteur abandonné des autorités publiques.