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Dossier
#40
Cinq expériences au long cours : Generator, Origami, le Site expérimental d'architectures, la Dînée, le Jardin moderne
RÉSUMÉ > Voici cinq démarches qui illustrent la diversité des projets créatifs rennais. Generator encourage l’accompagnement des jeunes artistes, Origami s’intéresse aux talents numériques, le Site expérimental d’architectures invente de nouvelles manières de construire, La collective organise des « dinées » artistiques, tandis que le Jardin Moderne n’en finit pas d’expérimenter des mélodies inattendues.

     Ils sont quatre. Une fille, trois garçons. Tout juste sortis des écoles d’art de Quimper, Limoges, Brest et Lyon, ils sont déjà au travail dans un endroit pour le moins inattendu : les locaux d’une entreprise de signalétique, dans la périphérie de Rennes. Dans une large mezzanine au-dessus des immenses ateliers, les jeunes gens travaillent dans le bruit des appareils de soudure et le va-et-vient des chariots. Une plongée dans le grand bain qui ne doit rien au hasard. La structure rennaise d’art contemporain 40mcube, est à la manœuvre : « Quand un jeune artiste sort d’une école, il se retrouve souvent seul et le démarrage de son activité professionnelle peut s’avérer très difficile, explique Anne Langlois, cofondatrice de 40mcube. Nous souhaitions travailler sur cette question mais le système des résidences ne nous satisfaisait pas entièrement. » 40mcube a donc imaginé un audacieux projet, en collaboration avec l’EESAB, les centres d’art contemporain de Bretagne (La Criée, La Passerelle, Le Quartier, la galerie du Dourven) et le FRAC, pour tenter de fournir une véritable boîte à outils à des artistes en devenir. « Mais il ne s’agit pas non plus d’un postdiplôme, ajoute Anne Langlois, car ces jeunes ne sont pas étudiants. On s’éloigne d’un parcours scolaire. » En mobilisant des fonds régionaux dédiés à la formation professionnelle, 40mcube a mis au point un dispositif sur une durée de 7 mois, afin d’offrir à ces jeunes des conditions optimales pour produire leurs œuvres.

Accompagnement pas à pas

     Lauren, jeune plasticienne fraîchement sortie de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Lyon, s’enthousiasme de cette entrée dans la vie – presque – active : « j’ai candidaté, car j’ai été séduite par le côté ultraluxueux de Generator », sourit-elle. À la clé : une allocation de recherche de 3 000 euros ainsi qu’une aide à la production. Et surtout, un accompagnement est prévu pas à pas avec des galeristes, des directeurs de centres d’art ou des commissaires d’exposition, ici et à l’étranger. L’originalité d’un tel projet réside aussi dans la connexion avec le monde économique : le cabinet d’avocats Avoxa les a conseillés sur la partie juridique du projet. Une autre entreprise, Self Signal, spécialisée dans les panneaux de signalisation et le mobilier urbain, met à leur disposition Generator, la fabrique des artistes des locaux, ses machines, mais aussi un véritable savoirfaire. « Une entreprise ne doit pas être un truc cloisonné, martèle Jean-Charles Jégo, patron de Self Signal. Nous aimons accueillir des artistes : ça nous permet de travailler différemment et c’est cela qui compte ». Chaussures de sécurité aux pieds, Victor, ancien étudiant de l’école des Beaux-Arts de Limoges, sourit en évoquant les rencontres avec les salariés de Self Signal : « au début, on était un peu vus comme les envahisseurs. Mais, au fil des pauses-café, on a appris à se connaître. Ils nous ont donné de précieux conseils, notamment en soudure. Cela nous permet aussi de parler de notre travail à un autre public que le petit monde de l’art ». En parallèle, quatre jeunes commissaires d’exposition bénéficieront également du dispositif Generator, mais pour une durée plus courte. Le travail des uns et des autres est loin d’être achevé mais tout porte à croire qu’il sera fructueux. En témoigne le succès immédiat qu’a connu la première promotion l’an dernier : tous ont bénéficié de multiples propositions de résidences et d’expositions, à la sortie de cette expérience. Les œuvres des quatre jeunes artistes seront exposées dans un nouveau lieu expérimental de 40mcube, basé à Liffré. De quoi permettre l’envol du nid de leurs protégés. 

Origami veut déployer les talents numériques

     Non de code : Origami. Comme les savants pliages japonais, le projet porté par quatre structures rennaises évoluant dans le domaine du numérique et de la création visuelle et musicale vise à assembler des compétences et à créer des formes d’expression originales. « Nous souhaitons créer une sorte de laboratoire de créativité numérique. Nous sommes installés depuis 2012 dans l’ancienne école Kennedy, dans le quartier de Villejean, mais ce lieu n’a pas vocation à perdurer, sa démolition était même envisagée dès l’année dernière », explique Cyril Guillory, coordinateur général de l’association Electroni[k], qui organise notamment le festival Maintenant, en octobre à Rennes. Avec quatre autres structures – Les sociétés de production Vivement lundi !, son studio Personne n’est parfait, ainsi qu’Avoka et l’Armada Productions –, cette association dynamique dans le champ des arts numériques souhaite disposer d’un local adapté aux expérimentations. Le cahier des charges est déjà prêt, et la localisation potentielle, identifiée. Nos créatifs 2.0 rêveraient de poser leurs palettes graphiques et leurs tables de mixage dans l’une des anciennes halles de la Courrouze. « Nous avons besoin d’un espace de création flexible de 100 m2 environ que l’on puisse “mettre au noir”, d’un atelier de production bois-métal, qui existe déjà mais Origami veut déployer les talents numériques que l’on pourrait mutualiser », énumère Cyril Guillory. L’idée, loin d’être encore concrétisée, fait doucement son chemin. Des contacts ont été établis avec Rennes Métropole et la société d’aménagement Territoires qui pilote le développement de ce nouveau quartier. La petite halle, située près des terrains militaires et de la future station de métro, pourrait a priori répondre aux attentes du collectif. Vu l’état du bâtiment, dont il ne subsiste que les murs, de sérieux aménagements s’imposent, mais déjà, un projet architectural est en cours. Si tout se déroule comme prévu, ce projet d’envergure pourrait voir le jour à l’horizon 2018-2019, moyennant un investissement sans doute supérieur au million d’euros.

Partenariat européen

      Côté financement, Cyril Guillory réfléchit à la piste européenne : « Nous travaillons dans le cadre d’un projet européen Europe Créative. Nous remettons notre dossier en octobre 2016, avec un partenaire belge, Kikk, le festival international du Digital à Namur. Mais nous privilégions des projets qui créent de la valeur, pour générer leurs propres ressources », confie-t-il.

     Au cours de l’échange, un nom revient à plusieurs reprises, comme un modèle. Celui de Stereolux, sur l’île de Nantes, un espace de création dédié aux musiques actuelles et aux pratiques numériques qui fait référence. La Courrouze va prochainement accueillir le nouvel Antipode, labellisé Salle de musiques actuelles (SMAC), et lui adjoindre à proximité un lieu ouvert sur le numé- rique prendrait évidemment tout son sens. Car comme le souligne Cyril Guillory, par ailleurs membre du directoire de la French Tech Rennes/ Saint-Malo : « À Rennes, on trouve des lieux de diffusion pour des expositions, des spectacles, de l’art contemporain. En revanche, des lieux de travail, c’est plus difficile, avec un obstacle de taille, lié au coût ». Dans cette dynamique, le projet Origami pourrait servir de tête de pont et de lieu fédérateur ouvert sur des pratiques complémentaires. « Nous revendiquons la porosité avec d’autres acteurs, les écoles, les collectifs d’artistes comme la Sophiste, Mille au Carré… Nous voulons accélérer les créations avec les collectifs », conclut le coordinateur d’Electroni[k]. Le numérique comme créateur de liens, en quelque sorte. 

Le SEA fait de l’architecture « autrement »

     Au bout du plongeoir, il y a parfois la mer. Ainsi est né l’acronyme SEA (à prononcer à l’anglaise), qui désigne le Site Expérimental d’Architectures, abrité au sein du manoir de Tizé, à Thorigné-Fouillard. Depuis dix ans, l’association Au bout du plongeoir (ABDP) y a élu domicile et y développe une plateforme artistique et culturelle qui explore des thématiques variées. « Nous souhaitons offrir un outil novateur où les artistes et les citoyens œuvrent ensemble à une nouvelle génération de projets culturels, artistiques, sociaux, politiques… Autant de domaines qui ne se côtoient pas tant que cela », souligne Dominique Chrétien, membre fondateur et responsable de l’association. Fort de ses quelque 200 adhérents, Au bout du plongeoir invente en permanence de nouvelles manières de « faire ensemble ». « Beaucoup d’artistes déplorent le manque de lieux pour expérimenter. Ici, on tente, en toute liberté, on prend le risque de susciter des rencontres », ajoute Dominique Chrétien.

     Et les architectures – puisque le pluriel est de rigueur – dans tout cela ? La question est née avec l’usage du lieu, ce fameux manoir du 14e siècle niché dans la campagne rennaise, au charme indéniable mais guère adapté aux résidences hivernales (il n’y a pas de chauffage !). Désireux, selon leurs propres termes, de « réinventer les lieux » plutôt que de les abandonner, les architectes rennais Cécile Gaudoin et Mickaël Tanguy ont proposé à l’association de travailler dans la durée sur la question des usages de Tizé. Ainsi est né le SEA. L’association ABDP s’est vue confier un marché de réflexion et d’études intellectuelles par Rennes Métropole afin de Le SEA fait de l’architecture « autrement » phosphorer à la mise en œuvre du projet. Et comme à l’accoutumée chez Au bout du plongeoir, le jeu n’est jamais loin ! « Nous défendons l’idée d’une approche ludique de ces questions sérieuses », souligne Cécile Gaudoin, qui a utilisé un jeu initialement conçu pour l’habitat participatif afin de stimuler la créativité collective lors des réunions du club SEA. Sous cette dénomination se réunissent régulièrement des invités référents. Ce fut le cas, en janvier, à l’Aire Libre à Saint-Jacques de la Lande. Se sont retrouvés autour de la table un avocat, une plasticienne, un urbaniste, une représentante de Rennes Métropole, une élue de Thorigné-Fouillard… Avec pour objectif ce soir-là de réfléchir à la question sensible de la maîtrise d’ouvrage (publique ou privée) à mobiliser pour engager les travaux sur le site de Tizé.

Partager les expériences

     « Nous encourageons clairement une réflexion décalée pour imaginer des solutions différentes », explique l’architecte, qui envisage, avec l’équipe du SEA, de créer un séminaire national sur la question de l’expérimentation en architecture au printemps prochain. Ceci, afin de pouvoir fédérer et partager les expériences et les parcours des acteurs. Le SEA envisage ainsi d’appliquer sa méthodologie mise au point dans le cadre de Tizé à d’autres projets de la métropole rennaise ou d’ailleurs. Avec, à chaque fois, le respect des quatre points fondateurs de cette démarche originale : l’attention portée au contexte, l’ouverture interdisciplinaire, une réelle préoccupation éthique, sans oublier de revisiter les manières de faire habituelles. Pour être singulière, l’aventure n’en est pas pour autant aisée : les financements sont complexes et les prises décisions longues. Mais déjà, les premières expérimentations démarrent, notamment celle de l’architecte Charles Motte qui vise à réhabiliter le manoir du 14e siècle pour y accueillir un atelier de construction. Le sérieux et l’engagement des professionnels mobilisés autour de ce projet atypique méritent un soutien. Comme en écho à la devise d’Au bout du plongeoir, qui affirme que « dans une démocratie, rien n’est écrit de manière immuable : l’avenir, qu’il soit personnel ou collectif, est toujours à inventer ». L’architecture n’échappe pas à la règle. 

Avec la Dînée, l'art s'invite au souper

     L’inspiration est venue de Detroit. Dans cette grande ville du Michigan broyée par la crise, où prospèrent désormais des friches industrielles, une expérience a fait son chemin : Detroit Soup invite des habitants à venir partager un repas pour 5 dollars et à rencontrer des artistes. En un pitch de 4 minutes, ceux-ci présentent leur projet, puis les dîneurs votent et l’artiste qui a récolté le plus de voix repart avec les fonds recueillis. À Rennes, les jeunes artistes plasticiens de La Collective s’interrogent sur la place de l’art dans notre société contemporaine. D’emblée, l’idée de Detroit soup leur parle. « Cela correspondait à un constat social et économique : en gros, quand on est un jeune artiste, on n’a pas de sous, explique Johanna Rocard, cofondatrice de la Collective. Nous voulions soutenir la jeune création contemporaine. » Au-delà du financement, la question de la mise en relation des artistes avec le public s’impose. « Le grand public se sent souvent très éloigné de l’art contemporain : les vernissages ne lui sont pas destinés, les colloques encore moins. Où peut-on rencontrer les artistes ? » Quoi de mieux, alors, que de s’attabler autour d’un repas pour réaliser cette médiation ? Amateurs de bonne chère, les artistes de La Collective imaginent un souper original, qu’ils décident d’appeler La Dînée : tous les 2 mois, Avec la Dînée, l'art s'invite au souper un lieu culturel leur ouvre ses portes pour organiser un repas d’une trentaine de personnes. Vient qui veut. « Le convive paye 13 euros, explique Johanna Rocard. Cette somme comprend 3 euros de frais de bouche et les 10 euros restants permettront de financer un projet artistique. Le soir de cette Dînée, trois artistes viennent présenter leur projet en cours. Tout le monde en discute, puis on vote. » L’artiste repart avec 300 euros environ. « Mais attention, ce n’est pas la Star-ac’ pour les artistes ! Nous ne sommes que les intermédiaires, nous créons les conditions de la rencontre. » Les jeunes plasticiens de La Collective décident ensuite d’adapter l’expérience de La Dînée au jeune public, avec La Goûtée. Autour de plusieurs rendez-vous, les enfants découvrent le travail des artistes de manière concrète : « l’idée de La Goûtée, c’est aussi de faire travailler les questions de citoyenneté, à travers la rencontre et le vote », sourit Johanna Rocard.

Café 420

     Un objet de convivialité essentiel manquait pourtant à ces amoureux du repas partagé : le comptoir d’un café. Mais pas n’importe lequel. Un café nomade, démontable, migrant. Mis au point par les architectes du Bureau cosmique, le café 420, est fait de bois massif et équipé de systèmes de rangement. Là aussi, le remue-méninges de La Collective a accouché d’un nom énigmatique mais ô combien évocateur : Le café 420. C’était le nom donné à une cantine ambulante qui passait dans les tranchées pendant la Première guerre mondiale. Un lieu éphémère de convivialité où il faisait bon se retrouver. Ici, au Café 420, tout repose sur la cafetière, choisie pour son exceptionnelle lenteur. « Il faut 15 minutes pour que le café passe ! Le temps de prendre contact, d’amorcer une discussion. L’artiste montre son travail, mais décrit également les conditions économiques, parfois précaires, de l’exercice de son métier ». Aujourd’hui en escale au Phakt au Colombier, le café 420 émigrera bientôt à Pasteur, puis à l’école des Beaux-Arts. Ce lieu convivial est aussi un espace de discussion interprofessionnel : en sirotant ce café serré et délicieux, les membres de La Collective ont récemment échangé avec des animateurs de Canal B sur la façon dont on peut parler des arts visuels à la radio. À la fortune du pot. 

Le Jardin Moderne, creuset de la création musicale

     Mermonte, Juveniles, Ladylike Lily… Des pépites montantes de la scène pop rennaise, que l'on a pu croiser sur les scènes des Transmusicales, des Vieilles Charrues ou des Eurockéennes. Leur point commun ? Toutes sont passées, à un moment ou un autre, par le Jardin Moderne. Qui pour répéter, qui pour enregistrer. Monter sur scène aussi. Et surtout pour glaner toutes ces informations précieuses aux musiciens en voie de professionnalisation : les déclarations de droits d'auteur à la Sacem, les règles de base pour l'organisation d'un concert, la prise de son en studio… Car le Jardin Moderne, c'est d'abord cela : un lieu « couteau suisse », offrant tous les outils nécessaires pour développer un projet musical. Installée depuis 18 ans près de la route de Lorient, l'association propose notamment sept studios de répétition, une salle de concert et un centre ressources. Qu'ils soient professionnels ou amateurs, musiciens et techniciens peuvent y répéter, s'exercer, s'y former, enregistrer démos et maquettes. Tandis que toutes les personnes amenées de près ou de loin à programmer de la musique (gérants de bars, tourneurs, associations) peuvent trouver auprès de son équipe une réponse à leurs questions. Le tout à des tarifs défiant toute concurrence, statut associatif oblige.

La liberté d'expérimenter

     Le credo du Jardin Moderne ? Encourager la liberté d'expérimentation. En cela, il est à la fois acteur et béné- ficiaire du foisonnement associatif et culturel rennais, quitte à frôler parfois la surchauffe. Un exemple de ce « do-it-yourself » (« fais-le toi-même ») culturel ? La plupart des concerts programmés en son sein sont organisés de A à Z par des associations musicales, accompagnées ou non par les équipes du Jardin. Preuve qu'expérimentation et diversité culturelle font bon ménage, sa scène a vu passer - rien que ces deux derniers mois - du noise rock, du hip-hop, de l'acid techno ou encore du brutal death metal. Un creuset artistique indispensable à la scène musicale dont Rennes aime s'enorgueillir. Mais un modèle économique fragile. Bien sûr, le Jardin Moderne du 21e siècle n'a plus grand-chose à voir avec la jeune association qui l'a fait naître en 1998 : acteur Le Jardin Moderne, creuset de la création musicale culturel majeur dans la ville, elle vient d'être labellisée Scène de musique actuelle (SMAC) par l’État. Par ailleurs, son cofondateur, Benoît Careil, est aujourd'hui adjoint de la maire de Rennes à la culture. Mais comme elle le rappelait en mars dernier lors de la présentation de son bilan financier, la structure est fortement dépendante des fonds publics (Ville, Région, Département, DRAC, etc.). Ceux-ci représentaient 59 % de ses recettes en 2014. Si ses comptes étaient à l'équilibre, ses recettes propres (activités, restauration, adhésions) ont légèrement diminué entre 2012 et 2014, passant de 290 000 à 260 000 euros. Dans ce cadre contraint, certaines innovations passent parfois à la trappe. Le novateur Jardin Numérique, festival dédié à la bidouille numérique (code, imprimante 3D, etc.), n'a ainsi pas survécu à sa troisième édition, faute de subventions.