Des solution pour
les quartiers
La ville doit permettre aux habitants de travailler, de se loger, de se déplacer, de se divertir. Elle doit aussi faire communauté. Le vivre ensemble relève de mécanismes multiples qui doivent être soutenus par des politiques publiques fortes et transdisciplinaires, qui permettent à chaque habitant de se sentir membre de la communauté urbaine, d’être reconnu par elle, mais aussi de reconnaître les autres dans leur diversité.
Il convient donc d’une part d’identifier les processus qui perturbent ou favorisent le lien social dans la ville, et d’autre part de découvrir en quoi les acteurs traditionnels de l’aménagement doivent, avec l’aide des sciences sociales et des habitants, contribuer à l’aménagement des espaces et à l’invention des lieux. Pour reprendre l’approche de Ildefons Cerdà (1815-1876), concepteur du plan d’extension de Barcelone, l’urbain est une « forme particulière de regroupement des hommes qui se distingue des autres modes d’agglomération par son art de mutualiser les services et de faire reposer ceux-ci sur la confiance des habitants (…) ».
Les pistes d’actions concrètes présentées plus loin, mettent en particulier l’accent sur l’importance du tiers médiateur dans des démarches collectives qui sont des supports du lien social, dans les quartiers populaires d’une part, puisque c’est souvent là que la question est posée, mais aussi dans le reste de la ville.
Lorsque la ville connaît des tensions, le bien-fondé du « vivre ensemble » se manifeste davantage. Cette question a été au centre de la politique de la ville depuis le début des années 1980. C’est également à partir de ce constat que se sont développées la prévention de la délinquance et les mesures de tranquillité publique, mais aussi des politiques plus radicales de sécurité (prérogatives policières accrues, traitement judiciaire immédiat, dispositifs de vidéosurveillance…) dont l’objectif est de répondre à l’insécurité réelle que connaissent certains habitants, mais surtout au sentiment d’insécurité généralement exprimé par une opinion inquiète de nouveaux phénomènes de tensions médiatiquement très visibles.
Ces tensions touchent les quartiers populaires des villes, qui se vivent de plus en plus comme exclus du reste de la ville. Ces quartiers présentent des caractères significatifs : chômage, population étrangère ou d’origine étrangère, population jeune, familles monoparentales, actes délictueux… On peut discuter de la terminologie qui les désigne (quartiers populaires, cités, banlieues, zones sensibles…) sachant qu’elle tend à uniformiser et à stigmatiser davantage des quartiers qui ont pourtant chacun leurs caractéristiques propres. Elle renvoie bien néanmoins aux quartiers des années 50-60 composés majoritairement d’habitat social et présentant les caractères énoncés plus haut.
Dans Le ghetto français, l’économiste et sociologue Eric Maurin analyse les choix résidentiels qui produisent la géographie sociale des villes : il y voit le résultat de stratégies qui visent à organiser autour de soi un entourage correspondant au moins à son niveau social, pour bénéficier d’un réseau de proximité à la fois valorisant et sécurisant. Alors que la mixité sociale est aujourd’hui l’une des réponses à la question du vivre ensemble, cet essai décrit en réalité une ville très segmentée socialement, et dont les habitants des quartiers populaires sont justement ceux qui n’ont pas le choix de leur lieu de résidence, car ces choix ont un coût trop élevé.
Ces constats renforcent le sentiment qu’ont les habitants de ces quartiers de vivre en marge d’un monde qui leur semble fonctionner sans eux. Cela produit au minimum de la méfiance vis-à-vis de ce qui vient de l’extérieur du quartier. L’image des institutions, des personnels politiques, des services est dégradée, et les règles et les lois qui en émanent n’apparaissent plus toujours légitimes. Au bout du processus, plus ou moins abouti en fonction des villes et des politiques mises en oeuvre, deux mondes distincts – le « quartier » et ce qui l’entoure – cohabitent dans la méfiance mutuelle et souvent dans la méconnaissance. On est loin des principes de mutualisation et de confiance préconisés par Cerdà.
L’évolution du traitement de la délinquance des mineurs est à cet égard symptomatique du changement de regard vis-à-vis des difficultés rencontrées par les habitants les plus précaires. La Seconde Guerre mondiale a donné lieu à une hausse importante de la délinquance juvénile. Le législateur a conçu à l’époque l’ordonnance de 1945 relative à la justice des mineurs en y intégrant une dimension déterminante d’éducation et de prévention. Le regard actuel sur la jeunesse délinquante – très différente de celle de 1945, comme les causes de sa fragilisation – s’est profondément modifié. Les remises en cause régulières du texte de 1945 sont révélatrices d’un état d’esprit qui fait l’amalgame entre éducation, prévention et laxisme.
La situation sociale des quartiers populaires produit des difficultés relationnelles entre les habitants eux-mêmes. Lorsque des difficultés arrivent, on constate soit un repli lorsqu’un sentiment de peur l’emporte, soit la tentation d’aller déposer son problème auprès d’un tiers (souvent le bailleur ou la police) en lui demandant de le régler sans se poser la question de sa propre responsabilité. Ces comportements correspondent par ailleurs aux évolutions d’une société très judiciarisée. Pourtant le droit n’a pas vocation à répondre à tous les désordres liés à des conflits de voisinage ou d’occupation d’espaces collectifs, qui relèvent parfois de conception différentes de modes de vie, d’éducation des enfants… et pourraient utilement être traités en dehors du judiciaire, à partir du moment ou des ressources pour le faire existent.
Concrètement et sans renvoyer à des politiques socioéconomiques qui échappent en partie aux politiques locales, plusieurs niveaux d’interventions de proximité (au sens de la ville et de l’agglomération) émergent en termes de cohésion sociale :
• Développer une connaissance mutuelle entre les habitants des quartiers populaires et le reste de la ville, pour contribuer à faire tomber les clichés et faire évoluer les regards. Un article du Monde de 1998 préconisait « une action publique formant des professionnels en capacité de forger des passerelles entre les deux mondes ». Des réflexions ont eu lieu en ce sens à Rennes avec l’expérimentation de services originaux d’animation… Toutefois ces initiatives sont complexes à mettre en oeuvre parce qu’elles sortent des chemins et des cultures professionnels habituels et demandent, pour cette raison, un pilotage précis. Elles connaissent également des difficultés de financement une fois utilisés les fonds dédiés à l’expérimentation.
• Permettre aux habitants d’être citoyens, acteurs, d’être reconnus et soutenus dans la ville par leurs projets et leurs propositions. Cela suppose parfois une évolution des services publics enclins à ne considérer les quartiers populaires qu’à travers les problèmes qu’ils peuvent poser. À Rennes, un travail a été mené par la Mission jeunesse et le service des sports de la Ville pour ouvrir des équipements sportifs à des horaires correspondant mieux aux demandes d’associations ou de groupes de jeunes. L’objectif a été de développer une interconnaissance, une relation de confiance, sans nier les difficultés de la démarche, et de s’appuyer sur des adultes ressources ou des professionnels de la jeunesse pour rassurer et être présents en cas de tensions.
• Développer des lieux pour permettre l’expression et l’investissement des habitants dans des actions collectives. C’est un enjeu important en terme d’estime de soi et donc de capacité sociale, en particulier pour des habitants qui cumulent parfois des difficultés personnelles (par exemple d’emploi) et qui développent un fort sentiment d’abandon et de relégation. À travers ces initiatives se développe une vie sociale qui touche, parce qu’elle est animée par des habitants, des personnes perdues de vue par les services traditionnels d’animation. Les locaux ouverts aux habitants ont un rôle important dans cette fonction, nous le verrons plus loin.
• Améliorer l’accès au droit et la médiation pour aider les habitants, en particulier les plus en difficulté, à gérer les conflits auxquels ils peuvent être confrontés (conflits de voisinage, mais aussi de la consommation, du travail, familiaux…), et leur permettre le recours, soit à une information juridique et le cas échéant à la justice, soit à un tiers médiateur. Cet enjeu du droit dans la ville est essentiel en matière de cohésion sociale et souvent peu développé dans les politiques urbaines : le rapport de confiance dans la loi (et donc son respect) repose sur la confiance en la justice et le sentiment que la règle est légitime. Il importe que le droit apparaisse non seulement comme un mode de sanction, mais aussi comme un recours. La médiation sociale en particulier permet d’appréhender des désaccords qui ne relèvent pas toujours de la sphère juridique. Elle constitue en ce sens un processus de création de lien social dans la durée ; elle est responsabilisante (elle crée les conditions de la résolution du conflit, mais ce sont les deux parties en désaccord qui trouvent elles-mêmes les solutions) ; elle est révélatrice d’une dynamique sociale. C’est aussi une démarche qui engage, puisqu’elle suppose une confrontation entre les parties. Elle est parfois difficile à mettre en oeuvre pour cette raison.
Trois conditions toutefois doivent être réunies pour que la médiation soit une ressource efficiente et crédible :
– un réseau de médiateurs formés ;
– un lien étroit entre les acteurs de la médiation et les acteurs de l’information juridique : un habitant confronté à un conflit doit pouvoir choisir en connaissance de cause entre une médiation ou une action en justice ;
– la justice doit rester le cas échéant un recours. Elle est un soutien à la médiation… et non pas l’inverse alors que la médiation a souvent été considérée comme le moyen de désengorger les tribunaux, ce qui a contribué au développement de son image de justice de second ordre.
Les propriétaires de ces locaux gérés par l’Apras sont les bailleurs sociaux et la Ville. Leur vocation est d’héberger des collectifs d’habitants et des associations, prioritairement autour d’activités d’animation sociale et culturelle. Ces espaces partagés sont très utilisés par les structures des quartiers d’implantation ou par des collectifs d’habitants qui souhaitent s’investir, soutenus financièrement par des fonds gérés par l’Apras, alimentés dans le cadre de la politique de la ville ou par les bailleurs sociaux.
Cette démarche a permis, notamment, de favoriser et de développer, en particulier dans le quartier du Blosne, une dynamique collective de reconnaissance des jeunes adultes et de leurs projets. L’intérêt éducatif de la démarche – même si elle n’aboutit pas toujours, et rarement immédiatement, à la mise à disposition d’un local – a été souvent évoqué : autonomie, responsabilisation, apprentissage de la négociation, de la relation à l’adulte, à l’institution…
Ce sont des apprentissages qui renvoient à des qualités relationnelles directement mobilisables à tous les niveaux de la vie sociale. Un groupe de travail réuni récemment par l’Apras et la Ville a permis d’étudier cinq années de pratique pour identifier la plus-value de la démarche mais aussi ses limites, en particulier des phénomènes de repli dans le local, contradictoires avec les objectifs poursuivis, mais parfois difficile à éviter.
Les pôles associatifs, eux, sont des lieux occupés par plusieurs associations ou collectifs d’habitants, qui mutualisent à la fois des locaux (salle d’activités, de réunion, cuisine, salle de jeux…) et éventuellement des moyens de fonctionnement (matériel, bureautique…). L’objectif est de permettre à ces associations et collectifs de mener leur projet, mais aussi de développer des actions ou des dynamiques en coopération, sur le territoire d’implantation et ses habitants. Le pôle associatif s’appuie donc sur un groupe composé par les associations présentes et animé par l’Apras, qui gère la vie du pôle et son projet.
Les évaluations de ces démarches montrent la multiplicité des pratiques et des univers sociaux représentés et leur impact en termes de production de vie sociale dans les quartiers et de lieux d’échanges. Le critère du partage du local est essentiel car il permet des rencontres parfois inattendues qui n’auraient pas lieu ailleurs. Il faut également souligner le rôle du tiers – l’Apras en l’occurrence – qui permet la rencontre et constitue un médiateur nécessaire à la fois pour son déroulement, au moins au début, et pour la régulation de la gestion des espaces partagés.
L’évaluation a noté par ailleurs une limite déjà évoquée plus haut à laquelle les locaux de l’Apras n’échappent pas toujours : les LCR, situés dans l’hyper proximité – nécessaire parfois – peuvent devenir des lieux de repli, faute de dynamique collective ou de partage. Les pôles associatifs, qui se sont développés plus récemment sont à cet égard une réponse très intéressante.
La mutualisation de grands espaces composés à la fois de bureaux et de salles d’activités diverses évite leur appropriation par des groupes d’occupants, et permet, avec ou sans l’Apras, des rencontres régulières avec une autorégulation liée à une fréquentation plus soutenue que dans les LCR. Le mélange des publics dans les locaux associatifs se fait d’autant plus facilement que les stratégies de résidentialisation des ménages pointées par Eric Maurin n’existent pas dans les associations : beaucoup d’entre elles développent une volonté d’échange, parfois militante ; par ailleurs les locaux associatifs sont relativement rares et les propositions sont donc rarement refusées, d’autant plus que les quartiers d’implantations de l’Apras sont très accessibles par les transports en commun.
Les projets urbains qui se préparent à Rennes (au Blosne, à Maurepas…) mais aussi dans la métropole rennaise dans le cadre de réalisations d’opérations d’habitat dense, doivent être l’occasion de réfléchir aux besoins et la conception d’espaces d’échanges et de médiation, en s’appuyant sur les expériences qui ont été développées. Les pôles associatifs se sont créés jusqu’à présent quand des locaux étaient disponibles, sans possibilité de choisir leur localisation ou leur configuration. Au même titre que les nouveaux logements, les services, les commerces ou lieux de rencontres marchands (restaurants, bars…), ces espaces doivent être conçus en amont, car ils renvoient à la dimension citoyenne des habitants. Cette dimension est importante au regard des enjeux des quartiers concernés : des habitants attendent une reconnaissance sociale, et vont arriver des populations plus mixtes socialement, avec la construction de logement privés dans des quartiers aujourd’hui majoritairement constitués d’habitat social.
Un responsable de l’association Parasol, qui promeut en Ille-et-Vilaine des démarches collectives liées à l’habitat, soulignait récemment lors d’une rencontre à l’Apras, des actions allant dans ce sens : autopromotion dans la construction de logements avec réalisation d’espaces collectifs, pédibus, composteurs collectifs, etc. Le même constat était posé que dans les démarches menées par l’Apras dans des espaces collectifs type LCR ou pôles associatifs : pour émerger, pour durer et pour fonctionner, ces initiatives ont souvent besoin d’un tiers identifié. L’accompagnement du vivre ensemble et la création d’espaces d’échanges médiatisés, souvent associés à des quartiers dits en difficultés, répondent finalement à des questions de cohésion sociale qui concernent l’ensemble de la ville et tous ses habitants.