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Dossier
#10
Vu dans le métro. Des mondes qui cohabitent
RÉSUMÉ > Utilisatrice quotidienne du métro, Catherine Guy, maîtresse de conférences à Rennes 2, « vagabonde » entre les stations qui la conduisent de son domicile à l’université. Pendant ses trajets elle a cueilli ces quelques scènes qui en disent long sur notre façon de vivre.

      Le métro m’évoque irrésistiblement mes années parisiennes, avec son odeur, ses labyrinthes qu’on ne connaît jamais tout à fait, sa masse indistincte de voyageurs mus par d’invisibles fils d’Ariane. Alors que dans la voisine nantaise, le tramway traçait crânement son chemin en plein air, à Rennes, des volées d’escaliers et les cages de verre des ascenseurs s’enfonçaient vers le monde souterrain et inconnu que le tunnelier avait creusé… Le métro est venu à moi par surprise, quand une station s’est ouverte à deux pas de mon domicile, et il a immédiatement réorganisé mes déplacements selon un unique plan. Il m’emmène à mon travail et m’en ramène à son rythme cadencé. Sa respiration mécanique m’est devenue plus que familière et les moments que j’y passe se soustraient à l’attention que demande la conduite automobile ou la pratique du vélo. Sur cette ligne unique, je peux vagabonder puisque rien n’ordonne ma présence au monde, sinon la voix qui me rappelle où je suis, car il m’arrive souvent de l’oublier, tant les saynètes que j’observe absorbent mon attention…  

     Ce sont les vacances scolaires et, en ce début d’aprèsmidi, je vois arriver d’un parc-relais un couple de grandsparents appliqués. Ils accompagnent deux petits-enfants de 4-6 ans environ qui sortent à Rennes pour la première fois – c’est manifeste, vu les recommandations et la surveillance dont ils font l’objet. Vont-ils place de la Mairie, aux manèges ? Ou bien à ceux du Thabor ? Ils n’en auront pas besoin : les bambins s’installent à l’avant de la première voiture et se mettent virtuellement aux commandes, avec l’intensité de la découverte. Au moins là, ni leurs parents, ni le chauffeur de bus ne leur imposent de quitter la place. À l’annonce de la station République, l’échange de regards entre adultes est rapide et la décision instantanée : les enfants en profiteront jusqu’au bout de la ligne ! Lorsque je descends, je me plais à imaginer que le souvenir de Rennes qu’ils vont garder sera d’avoir conduit le « métro Playmobil », comme l’a appelé mon fils lorsqu’il l’a emprunté pour la première fois.

     Ils sont trois qui attendent à la station Villejean à l’heure de midi. Mais au lieu de se bousculer et de parler fort comme les élèves de l’âge collège, ils sont profondément absorbés par la lecture d’une affichette collée sur les portes vitrées. Pour l’avoir lue moi-même ce matin, je sais qu’elle annonce que le métro ne circulera pas dimanche matin prochain « à cause d’une bombe ». Les garçons hésitent : une bombe ? Elle va exploser, c’est sûr. Et comment sait-on qu’elle est là ? À l’école, on n’a rien dit. Le mot bombe tourne dans les trois bouches et je réalise que l’information est incompréhensible pour qui ignore l’histoire et les bombardements aériens sur la France. Je devine que la bombe qui tourne dans la tête de ces jeunes, ce sont les images sanglantes du journal télévisé ou les bagages sans propriétaires diffusés dans le métro ou à la gare. Je m’adresse aux trois inquiets et leur explique que Rennes a été bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale et qu’il arrive, lors de travaux, que l’on retrouve des bombes qui n’ont pas explosé et qui seront désamorcées. Je suis écoutée avec attention et l’un d’eux ose une question : la guerre des Allemands ? Quand j’acquiesce, j’ai l’impression qu’il ouvre mentalement son manuel scolaire. L’arrivée de la rame vient mettre un terme à l’échange. Je me dis qu’il va falloir que le Star améliore ses explications : même dans le métro, on peut prendre une leçon d’histoire.

     Ce dimanche matin, dans la rame où je monte, nous ne sommes que trois : en face de moi, un homme d’une cinquantaine d’années, un siège inoccupé, puis une femme dont je devine qu’elle est plus jeune, quoique son vêtement couvrant limite mon regard. Surtout, un voile masque les cheveux et le bas du visage, même s’il est de couleur claire et un peu transparent. Son regard est aimable et moi qui me sens bien disposée aujourd’hui où je vais consacrer ma journée à une activité de loisir. Je lui adresse un sourire puis pense à autre chose. Lorsque, quelques stations plus loin, l’homme descend de la rame, je ne prête pas plus d’attention à la jeune femme, mais quand mon regard revient vers elle, je reste stupéfaite : elle a modifié son voile et totalement dégagé son visage. Cette fois, elle me sourit franchement. Je tente d’interpréter : à quelles contraintes répond son vêtement ? Est-ce la présence d’un homme dans la rame qui lui impose de dissimuler son visage ? Attend-elle de s’être éloignée du Blosne pour alléger sa tenue ? Je quitte la rame en lui souhaitant bonne journée et elle me répond avec la même gentillesse. À quel moment a-t-elle remis son voile ?

     Ce vendredi d’octobre, il n’est pas encore 8 h et la rame est pleine de gens qui se rendent au travail ou à l’université. L’ambiance de ce petit matin est morose et il y a de quoi : il fait encore nuit et une pluie intense se déverse sur la ville. En plus d’être pressés les uns contre les autres, nous sommes tous mouillés. J’observe vite que les regards sont aimantés par le siège situé à l’extrémité de la rame où je suis montée. Un jeune homme semble y dormir, mais son abandon est suspect : la tête dodeline avec les à-coups du trajet ; sur son visage se révèlent de multiples traces de feutre qui semblent autant de signes d’agression ; je remarque le sac à dos posé à ses côtés d’où émerge le goulot d’une bouteille d’alcool. Quel contraste avec les vêtements – costume sombre et chemise blanche – et la coiffure dont on devine qu’ils ont été soignés la veille au soir. Je réalise que nous sommes vendredi et que je suis en train d’observer les restes d’un jeudi soir de bizutage. Mais ce corps inerte commence à m’angoisser car, au fur et à mesure que se déroule le trajet, rien en lui ne s’éveille. Soudain, du groupe de jeunes comprimés autour de moi surgit une exclamation : « Il n’est pas mouillé ! ». Et je comprends que le jeune homme est monté sans doute depuis longtemps dans le métro, avant même qu’il ne commence à pleuvoir. Il est allé d’un bout à l’autre de la ligne et personne ne l’a pris en charge. Encore une montée d’angoisse et un échange avec la jeune fille qui vient d’intervenir : il faut signaler la situation de ce jeune homme au Star, mais comment ? Nous descendons ensemble et je lui montre où se lit le numéro de la rame. Quelques marches plus haut, la station Villejean-Université abrite un guichet où une employée prend mon information avec un intérêt poli. En repartant, une question court dans ma tête : à quoi servent donc les multiples caméras placées dans les rames et sur les quais du métro ?

     Les tourniquets et les portillons capricieux du métro parisien m’avaient laissé de mauvais souvenirs. À Rennes, j’ai adoré circuler librement dans le métro. J’ai immédiatement acheté une carte annuelle d’abonnement et la possession de ce sésame me permettait des décisions impromptues comme jamais auparavant. Lorsque Rennes Métropole a instauré le compostage obligatoire, j’ai compris qu’il existait une rationalité à cette décision, mais j’ai perdu une part du plaisir que j’avais à utiliser le métro. Il est devenu – comme plus tard mon entrée dans les piscines municipales – une pièce supplémentaire de l’organisation temporelle contrainte qui s’applique à la vie collective. Et je me suis désespérée de voir que, alors que les entreprises abandonnaient progressivement l’usage de la pointeuse pour évaluer le temps de travail, un invisible « big brother » pouvait mesurer mes journées et celles de tous les utilisateurs du métro. L’accueil souriant des jeunes gens habillés en bleu qui se placent derrière les composteurs n’a rien changé à l’affaire. Il faut se rendre à l’évidence : les temps collectifs engendrent une telle complexité que nos « autorités organisatrices » ont jugé nécessaire de nous mettre au même rythme, mais entre liberté et contrainte, le métro a choisi, et pas moi !

     Ce soir, je monte dans une rame bondée et j’ai la chance de trouver une place assise : personne n’a voulu se placer auprès de la jeune femme à côté de qui je me trouve. Il faut dire qu’elle est totalement couverte du vêtement ample et noir que portent les femmes de l’Islam chiite et que la fenêtre qui dégage le visage est minimale : un soupirail ! Les yeux vifs et l’agilité avec laquelle les mains gantées manipulent le téléphone portable disent la jeunesse, mais mon regard de femme s’insurge totalement devant une telle tenue. Celles qui disent la porter librement me paraissent avoir totalement intégré l’ordre naturel de la domination masculine. Je n’y vois qu’un linceul pour les femmes et pour leurs droits humains ! J’en suis là de mon jugement lorsque mes yeux se lèvent sur la jeune fille qui nous fait face. Autant que je puisse en juger, elle a le même âge. Mais ce qui me glace soudain, c’est de voir un second linceul devant moi ! Il a une tout autre allure, celle de la mode dont je crois qu’elle s’appelle « gothique » : les cheveux longs et teints en noir profond masquent une grande partie du visage ; je ne distingue pas bien ce qui est robe ou manteau, mais la superposition des vêtements noirs descend jusqu’aux bottines, noires évidemment. L’acier des bijoux portés sur les mains ne parvient pas à éclairer la silhouette. J’ai l’impression que ces jeunes femmes sont le recto et le verso d’un même enfermement et qu’elles se dessinent un avenir bien sombre. Je tente de rationaliser en me disant que l’une et l’autre expriment peut-être par leur choix vestimentaire un moment de révolte, mais je n’ai plus envie que de couleur dans le métro. Ces tableaux souvent légers, parfois plus graves, c’est ainsi que je vois se dérouler notre vie dans l’habitacle qui nous emmène ensemble, et ceci chaque jour puisque, comme la vie, le métro ne s’arrête jamais (à l’exception du premier mai).