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Dossier
#10
Égalité des chances
pour l’accès à l’emploi
RÉSUMÉ > Trouver un emploi aujourd’hui n’est facile pour personne, mais la procédure d’embauche ne présente pas les mêmes difficultés pour tout le monde. Certaines catégories de publics sont systématiquement écartées. Certaines candidatures sont toujours mises en bas de la pile des demandes d’emploi et les préjugés ont la vie dure. Pourtant, dans le bassin d’emploi rennais, des actions sont menées pour favoriser l’égalité des chances dans l’accès à l’entreprise.

     Le travail sociologique qui fait référence dans le domaine de l’accès à l’emploi est le baromètre 2006 proposé par l’Observatoire des discriminations de Jean-François Andrieu. Celui-ci s’est appuyé sur la méthode du « testing » qui consiste à tester les chances de deux ou plusieurs candidats à la même offre d’emploi, selon qu’ils présentent ou non certaines caractéristiques sociodémographiques susceptibles d’être facteurs de discrimination,  

     Les résultats d’ensemble par type de discrimination montrent que l’âge est le facteur le plus discriminant devant l’origine et le handicap. Ainsi, quand le candidat de référence (homme de 28-30 ans, « français de souche » par son nom et prénom, sans photo) reçoit cent convocations à un entretien d’embauche :
     – le candidat de 48-50 ans en reçoit trente-deux ;
     – le candidat d’origine maghrébine en reçoit trente-six ;
     – le candidat handicapé en reçoit cinquante-quatre.
     Le rapport d’enquête précise qu’il ne s’agit là que de la discrimination à l’oeuvre lors de l’étape du tri des curriculum vitae et elle sera parfois renforcée au moment des entretiens d’embauche. Ces critères de recrutement sont pourtant explicitement prohibés par le code pénal dans son article 225-1.
     Les constats actuels faits à Rennes par les professionnels de l’emploi corroborent ces données nationales. Il faut y ajouter, au-delà de la dimension légale, les discriminations très importantes qui visent les jeunes, spécialement ceux qui recherchent leur premier emploi, les demandeurs d’emploi sans qualification et les demandeurs d’emploi de longue durée.
     Nous sommes en présence d’une des inégalités les plus graves de notre société, souvent invisible. Les personnes qui en sont victimes et leur entourage ne comprennent pas qu’on les accuse de ne pas chercher sérieusement du travail ; les appels à partager les efforts entre tous pour sortir de la crise suscitent surtout leur colère ou renforcent leur désespérance et elles vivent cette injustice de manière encore plus violente que les scandaleuses inégalités de revenus dont leur parlent les medias.
     Les jeunes n’admettent pas qu’on refuse de les recevoir pour un entretien et qu’on exige d’eux de l’expérience alors qu’aucune entreprise ne leur donne leur première chance. Ils « galèrent », y compris pour obtenir un stage alors que les décideurs ne cessent de vanter les mérites de l’alternance. Les seniors – plus de la moitié d’entre eux sont au chômage – vivent le passage de l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans comme le risque pour eux de passer plus de temps aux Assedic. Les demandeurs d’emploi habitant les quartiers populaires peuvent-ils faire autre chose que de se scandaliser quand on met sur leurs épaules toutes leurs difficultés d’intégration ?
     Les raisons de cette situation sont nombreuses et complexes. Elles tiennent souvent aux ratés d’ensemble de la société ; les solutions demanderont du temps et des révisions courageuses. Essayons de mieux comprendre ce qui fait concrètement difficulté et ce qu’il est possible de changer, en interrogeant trois responsables rennais qui veulent faire bouger les choses malgré la crise économique qui semble pour le moment aggraver ces discriminations.

ANNE LE MENN, CHEF D’ENTREPRISE « CLAUDIA LA MEXICAINE NOUS APPORTE BEAUCOUP »

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes créatrice et dirigeante de l’entreprise Buroscope (28 salariés). Sur quels critères recrutez- vous aujourd’hui ?

ANNE LE MENN >
Avant tout, je cherche des salariés compétents pour le poste à pourvoir car l’équilibre économique de mon entreprise est ma préoccupation constante. C’est en ajustant au mieux l’adéquation entre les tâches à réaliser et les capacités réelles de la personne qu’on peut aussi dépasser les préjugés. J’ai aussi en tête la préoccupation de diversifier les profils de mes collaborateurs car l’expérience m’a convaincue que la diversité était une source de richesse pour l’entreprise. Je veille enfin à recevoir en entretien des personnes qui m’apparaissent, à la lecture de leur CV, en difficulté dans leur recherche d’emploi. Il y a quatre mois, j’ai par exemple recruté Claudia, une Mexicaine ; les difficultés qu’elle peut avoir encore en français sont largement compensées par les idées nouvelles qu’elle nous apporte dans le fonctionnement de l’entreprise ; par exemple, elle nous aide, grâce à sa formation anglo-saxonne, à une animation plus collective et plus pragmatique de nos réunions. Ma conviction est que solidarité et performance peuvent se conjuguer. La diversité et la solidarité produisent fierté pour tous, réactivité et créativité.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les freins que vous rencontrez ?

ANNE LE MENN >
D’abord, la gestion des ressources humaines n’est pas une science exacte et nous faisons des erreurs dans nos recrutements. Ensuite, le bien vivre ensemble dans l’entreprise se joue aussi après l’embauche dans la recherche de progressions individuelles et d’une ambiance collective de travail de qualité. Je crois bien connaître mes collègues dirigeants de PME de ce territoire et nous sommes un bon nombre à souffrir d’être souvent assimilés dans l’opinion aux patrons du Cac 40 avec leurs privilèges ; il faut sortir aussi de certaines généralisations sur les patrons si on veut avancer dans la compréhension mutuelle. C’est vrai que nous sommes sans doute trop « le nez dans le guidon » et que nous ne prenons pas toujours assez de risques pour l’emploi, mais dans nos entreprises de petite taille, nous avons une vie d’équipe, nous sommes dans le même bateau et ce n’est jamais de gaieté de coeur par exemple qu’on procède à un licenciement économique. Pour ma part, j’ai la chance de ne pas avoir à le faire, mais je croise les doigts chaque jour. Nous faisons parfois des recrutements trop formatés mais il ne faut pas oublier que la plupart d’entre nous n’ont jamais appris à recruter et nous ne demandons pas mieux que d’être aidés pour cela ; nous regrettons par exemple de ne pas recevoir davantage la visite des professionnels de l’emploi dans nos entreprises.

PLACE PUBLIQUE > Quelles initiatives sont possibles ?

ANNE LE MENN >
Nous avons constitué dans le bassin d’emploi un groupe d’une vingtaine de chefs d’entreprises décidés à agir ensemble pour la diversité des salariés et contre les discriminations. Nous nous inscrivons dans un travail d’ensemble mené avec l’Union des Entreprises 353, l’IGR-IAE4 de Rennes et au sein du Club Face (Fondation agir contre les exclusions) dont Thierry Danjou, responsable d’entreprise du bâtiment bien connu à Rennes, assure la présidence. Nous faisons l’analyse que beaucoup d’entreprises rennaises ont déjà des initiatives citoyennes et qu’en les agglomérant, nous pourrions susciter une évolution plus large. Nous agissons pour changer des mécanismes qui provoquent exclusions et tensions sociales. Les partenaires publics et associatifs nous disent souvent qu’ils attendent l’expression et l’engagement collectif des chefs d’entreprises et nous nous cherchons à nous intégrer dans la dynamique du territoire rennais pour faire tomber les barrières entre le social et l’économique

ÉRIC CHALLAN-BELVAL (LA FEUILLE D’ÉRABLE) « UN MAILLON DANS LA CHAÎNE »

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes directeur de l’entreprise d’insertion « La feuille d’Erable » qui a 25 salariés en insertion ; comment les recrutez-vous ?

ERIC CHALLAN-BELVAL >
L’entreprise emploie des personnes en insertion et nous participons ainsi à la lutte d’ensemble contre les discriminations. Pôle emploi nous adresse des candidats en difficulté particulière d’emploi, souvent victimes de ruptures dans leur parcours, que nous recevons systématiquement et que nous recrutons ou non après un entretien pour des contrats de travail de 24 mois maximum. Nous donnons ainsi leur chance à 70 personnes par an dans des métiers de manutentionnaires, de trieurs de papiers cartons, de ripeurs, de retrouver dignité par le travail, réadaptation à la vie collective d’entreprise, confiance en soi. Nous sommes douze entreprises d’insertion en Ille-et-Vilaine accueillant 450 personnes en contrat d’insertion, recevant une aide annuelle de l’État de 9 641 € par poste à temps plein.

PLACE PUBLIQUE > Quelles sont vos difficultés et vos atouts ?

ERIC CHALLAN-BELVAL >
Nous participons au challenge de secteur de l’économie sociale et solidaire qui a été lancé dans les années 70 par des travailleurs sociaux qui ont pensé que participer à la création d’emploi pour les personnes qu’ils recevaient dans leurs permanences faisait partie d’une véritable action sociale. Nous devons tenir le double objectif d’assurer à la fois l’équilibre économique de l’entreprise et d’assurer à ses salariés de pouvoir sortir des minima sociaux et de vivre de manière autonome des revenus de leur travail. Nous sommes un outil, un maillon dans la chaîne pour proposer un emploi à tous sans a priori et sans préjugés. Si certaines modalités de fonctionnement des structures d’insertion sont différentes de celles d’une entreprise classique, ma conviction est que le management participatif des ressources humaines est dans tous les cas le point central. Nous avons le même défi à relever pour prendre en compte la diversité et l’hétérogénéité des personnes que nous accueillons, assurer une gestion personnalisée des parcours évitant absentéisme et turn over.

EMMANUELLE MARCHAND (LA MAISON DE L’EMPLOI) « DES RENCONTRES DIRECTES AVEC LES PATRONS »

PLACE PUBLIQUE > Vous avez une fonction de médiatrice entre les demandeurs d’emploi et les entreprises. Dans le quartier de Maurepas à Rennes : en quoi consiste votre travail ?

EMMANUELLE MARCHAND >
Je crée un maximum d’occasions de rencontres directes entre les chercheurs d’emploi de Maurepas et les employeurs pour « recruter autrement ». Les contacts par courrier ou par informatique sont loin de suffire pour des recrutements pertinents ; beaucoup d’offres par exemple n’arrivent pas aux bénéficiaires du RSA ou ceux-ci pensent que le poste tel qu’il est présenté dans l’annonce ne leur est pas adapté. Les employeurs pensent très souvent que les jeunes manquent de stabilité et auront du mal à être fidèles à l’entreprise. Ils jugent spontanément que les plus de 50 ans ne vont pas avoir assez de souplesse pour s’intégrer dans le collectif de travail. Les jeunes diplômés d’origine maghrébine habitant le quartier populaire de Maurepas disent qu’ils sont assez souvent les seuls de leurs promotions à pointer au chômage.

PLACE PUBLIQUE > Comment s’organisent ces contacts ?

EMMANUELLE MARCHAND >
Je travaille avec mes collègues professionnels du social et de l’emploi pour inviter des chômeurs à des visites d’entreprises, à des tables rondes d’échanges avec des employeurs, à des entretiens en face à face que nous appelons « job dating » pour faire tomber les préjugés réciproques. À cette occasion, les demandeurs d’emploi constatent que, malgré la crise, il existe des offres disponibles, tout en regrettant que beaucoup d’entre elles soient précaires. Du côté des employeurs nous insistons pour arriver à un échange sur les compétences concrètes qu’exige le poste et pour sortir de tendances fortes à la surqualification. Nous mettons aussi l’accent sur la politique d’accueil et d’intégration dans l’entreprise surtout pour les personnes de premier niveau de qualification. Pour donner réellement sa chance de s’intégrer à une personne qui a subi une longue période de rupture professionnelle, l’organisation de son accompagnement par son chef d’équipe et la qualité des rapports avec ses collègues de travail sont décisifs.

Quels enseignements pour une politique de l’emploi ?

     Cette observation d’une réalité locale peut-elle permettre de s’engager et de prendre position dans les débats nationaux sur l’emploi ? Nous tentons de le faire ici, en conclusion, sur deux aspects : quelle politique d’emploi possible nationalement et quelle place pour des initiatives territoriales décentralisées ?
     Si tous les décideurs tiennent un discours qui donne la priorité à l’emploi – la préoccupation principale des Français dans tous les sondages – très rares sont ceux qui vont au-delà des mots. Tout se passe comme si la logique résumée par le Chancelier allemand Schmidt (« Les investissements d’aujourd’hui garantissent les emplois de demain ») était la seule stratégie possible, le social étant toujours considéré comme résultat et jamais comme outil du développement économique . Martin Hirsch, en lançant le RSA, avait bien vu la nécessité d’agir directement pour aider les bénéficiaires du RMI à retrouver un emploi, mais une nouvelle fois rien n’a changé dans les faits sur ce point précis, même si certaines aides financières apportées par le RSA sont intéressantes pour les travailleurs pauvres. Les blocages qui entretiennent les discriminations à l’embauche sont significatifs de l’état d’un marché de l’emploi qui fonctionne mal et où le volontarisme politique est indispensable. Quelle politique nationale osera revoir les mécanismes des rapports du social et de l’économique et des médiations entre les demandes et les offres d’emploi ?
     Quelles sont les marges de manoeuvre locales ? « Le plan de cohésion sociale » du ministre Borloo en 1984 est le dispositif qui a poussé le plus loin la logique de l’organisation territoriale notamment par la mise en place des Maisons de l’emploi. Les collectivités locales, toutes sensibilités politiques confondues, se sont d’ailleurs approprié le dispositif et on peut noter que la communauté de communes de Vitré comme la communauté d’agglomération de Rennes Métropole ont été parmi les plus actives pour adopter ce mode d’organisation qui aide à faire tomber certaines des barrières décrites dans cet article par les acteurs de terrain.
     L’action de proximité est également la plus à même de faire reculer le plus efficacement les préjugés qui paralysent. Contrairement à certaines suspicions portant sur les motivations des personnes, les professionnels de l’emploi rencontrent des chômeurs qui, pour la très grande majorité d’entre eux, souffrent de leur situation et vivent le travail comme essentiel pour disposer d’un revenu autonome et retrouver leur dignité. En parallèle et selon les mêmes observateurs de proximité, la crainte d’une politique de Workfare6 paraît bien théorique ; la réalité est que les offres d’emploi, surtout de qualité, n’arrivent pas aux demandeurs et c’est sur cet objectif qu’il est souhaitable de regrouper toutes les forces. Ce sont les mises en réseaux locales au service de tous qui sont les plus efficaces pour rechercher l’emploi de tous.