« Dark Ages », âges obscurs : cette expression a rarement été aussi appropriée que pour évoquer les premiers temps du christianisme à Rennes. Une seule église, Saint-Melaine, est mentionnée dans les sources écrites avant le 11e siècle : même la cathédrale Saint-Pierre ne l’est pas1 ! Les vestiges les plus anciens concernent certaines élévations du transept et de la croisée de l’abbatiale Saint-Melaine, qui dateraient peut-être du 10e, voire du 9e siècle. Nos connaissances sont donc extrêmement limitées pour la ville elle-même et ne sont guère plus prolixes pour les campagnes alentour. On comprend mieux dans ces conditions la facilité avec laquelle put s’imposer, au 19e siècle, une mythologie des premiers temps chrétiens de la cité, dont la célèbre fresque de Le Hénaff peinte dans la cathédrale entre 1871 et 1876, avec sa lignée sainte plus ou moins fantaisiste, donne une certaine idée. Quels sont donc les premiers témoignages sur l’implantation du christianisme à Rennes ? Curieusement, ce qui constitue sans doute le premier indice d’une présence chrétienne nous conduit en milieu rural, alors qu’en général les plus anciennes communautés habitaient les villes : il s’agit d’un modeste médaillon de verre à l’effigie du Bon Pasteur (du moins est-ce l’hypothèse la plus fréquente à son sujet), datant probablement du 4e siècle, retrouvé à La-Chapelle-des-Fougeretz, à une dizaine de kilomètres au nord de Rennes, sur l’ancienne voie romaine reliant Rennes à Corseul. Mais peut-être appartenait-il à un individu isolé ?
En réalité, ce sont les listes d’évêques ayant participé aux grandes assemblées ecclésiastiques des 5e, 6e et 7e siècles qui nous fournissent les éléments chronologiques les plus sûrs en matière institutionnelle. Rennes apparaît pour la première fois dotée d’un siège épiscopal lorsque son évêque, nommé Athenius, participe à un concile à Tours, la métropole provinciale, le 18 novembre 461 : 461, soit quelques années après Nantes, où un évêque est attesté en 453. À la lumière de ce que l’on sait de la diffusion du christianisme depuis Tours, où s’illustra saint Martin (371-397), ou depuis Poitiers, on peut supposer que la nouvelle religion pénétra donc en Armorique par la Loire et le littoral méridional. La participation du deuxième évêque de Rennes qui nous soit connu, Melaine, au concile d’Orléans de 511, présidé par Clovis, montre que la cité fut d’emblée intégrée dans l’Église et le royaume francs. C’est d’ailleurs ce que confirme la fameuse lettre coécrite par Melaine, son confrère du siège d’Angers et le métropolitain de Tours, entre 509 et 521, le seul document produit par un évêque de Rennes du haut Moyen Âge que nous ayons conservé, par laquelle les trois prélats condamnaient, dans la droite ligne des prescriptions conciliaires du 5e siècle, le nomadisme de certains prêtres et le recours à des diaconesses pour la célébration de l’eucharistie.
Grégoire de Tours (539-594) nous fournit un dernier témoignage, exceptionnel, sur l’implantation du christianisme à Rennes en évoquant la renommée de sainteté tôt acquise par Melaine. Il nous apprend qu’un sanctuaire avait été rapidement élevé sur le tombeau de ce dernier, sans doute vers le milieu du 6e siècle, et que cet édifice, qui brûla avant 587-590 et dût sans doute être prestement reconstruit, était de belle ampleur et attirait déjà un grand nombre de fidèles. Grégoire soulignant qu’un certain effet scénographique avait été recherché – au-dessus du tombeau s’élevait une sorte de tour –, il est probable que ce sanctuaire coïncide approximativement avec l’abbatiale actuelle, située sur une nécropole antique à 600 mètres au nord-est de la cité, au point le plus haut des abords de la ville. Seules des fouilles d’envergure pourraient le confirmer. Comme on en a trace dans d’autres cités et comme le suggère la mention d’un abbé au milieu du 7e siècle, une communauté de clercs dut rapidement s’installer à proximité du sanctuaire pour s’occuper du tombeau et du pèlerinage. En revanche, aucune communauté monastique n’y est attestée avant le 9e siècle (830 et 874).
De la Vie de Melaine, dont la plus ancienne version date seulement des années 830-870 et qui a sans doute été composée alors pour relancer le culte du saint au profit du siège épiscopal et de la nouvelle abbaye, il est délicat de tirer des enseignements sur les premiers temps chrétiens de la ville, ne serait-ce que parce que celle-ci n’est jamais évoquée2. On peut toutefois en retenir que Melaine, comme la plupart des évêques de son temps, était issu de l’aristocratie locale et que celle-ci était la première à fonder les nouveaux lieux de culte, à l’image de la petite communauté monastique de Platz (Brain-sur-Vilaine), instituée sur un domaine de sa famille, où Melaine aimait se retirer et où, semble-t-il, il mourut. On peut également constater que la mission de l’évêque n’était alors nullement circonscrite au territoire supposé de sa cité et consistait principalement en la conversion des élites aristocratiques et en la transformation de certains édifices romains en sanctuaires chrétiens, ce dont les vestiges de l’église Saint-Venier de Langon (aujourd’hui Sainte- Agathe) peuvent donner quelque idée.
En dépit de la modestie de ces témoignages, il reste possible d’apprécier certains des profonds changements sociaux et culturels entraînés par la diffusion de la nouvelle religion. Le premier de ces changements tient à l’apparition de nouveaux lieux de culte, qui représentent, avec l’enceinte urbaine héritée de l’Antiquité tardive (vers 280-vers 310)3 et le palais comtal (dont on présume seulement l’emplacement), les principaux édifices publics de la cité du haut Moyen Âge. Si on laisse de côté la cathédrale, sur laquelle nous ne saurons rien tant que des fouilles n’auront pas été entreprises sous l’édifice actuel, mais qui devait déjà s’élever à l’intérieur du castrum, et Saint-Melaine, que nous avons déjà évoquée, deux églises attestées très tardivement dans les sources et aujourd’hui détruites ont quelque chance d’avoir une origine ancienne : Saint-Martin-des-Vignes, moins en raison de sa dédicace que de sa situation sur une nécropole très éloignée de la cité et de son ancienne appartenance à Saint-Melaine ; Saint-Pierre-du-Marché, qui s’élevait sans doute au niveau de l’actuelle place de la mairie, au-devant de la « grande porte » de l’enceinte, sur une petite nécropole. Il convient d’être beaucoup plus réservé au sujet des autres sanctuaires attestés aux 11e-12e siècles et portant des vocables présumés anciens (Saint-Étienne, Saint-Symphorien, Saint-Germain, Saint-Aubin, Saint-Hélier…), car en l’absence de référentiel solide à l’échelle régionale, il est impossible de se fonder sur les seuls vocables pour asseoir une chronologie fiable des fondations d’églises.
Le deuxième signe de l’emprise nouvelle du christianisme sur la société est fourni par l’évolution des pratiques d’inhumation. Celles-ci conservent les principaux traits de l’époque antique, en particulier la prohibition de toute inhumation à l’intérieur des murs de la cité, héritée de la Loi des Douze Tables, ce qui explique que les aires funéraires de la ville se déploient toujours au haut Moyen Âge hors-les-murs, le long des principales voies (voir plan ci-contre). De même les corps restent-ils le plus souvent inhumés en pleine terre (l’incinération a disparu bien avant et sans lien avec l’arrivée du christianisme). Si les inhumations en coffre de schiste ardoisier ou en sarcophage de calcaire coquillier se diffusent largement aux 6e- 7e siècles, elles renvoient plus à une coutume franque qu’à un usage chrétien, d’autant que l’orientation des sépultures n’obéit encore à aucune logique cultuelle. En revanche, deux mutations d’importance témoignent de l’influence de la nouvelle religion. En premier lieu, la présence d’un petit groupe de clercs auprès de la basilique Saint-Melaine, ainsi, sans doute, que l’implantation de quelques activités attirées par le passage des pèlerins, rendent compte d’une cohabitation entre les vivants et les morts appelée à se diffuser dans les campagnes à partir de l’époque carolingienne, lorsqu’églises et aires d’inhumation seront de plus en plus souvent associées. Ce rapprochement renvoie à une deuxième mutation : les morts cherchent de plus en plus à se serrer auprès des saints et des sanctuaires qui abritent leurs corps, leurs reliques – ce que l’on appelle l’inhumation ad sanctos –, de façon à bénéficier de manière privilégiée de leur protection pour l’obtention du salut. C’est ce que manifeste en milieu urbain l’érection, dans les anciennes nécropoles, d’églises funéraires qui attirent à leur tour d’autres inhumations, comme à Saint-Melaine, ainsi, sans doute, qu’à Saint-Martin-des-Vignes et Saint-Pierredu- Marché. Le phénomène se rencontre également dans les campagnes, comme à Bréal-sous-Vitré par exemple, où des fouilles récentes menées par des archéologues de l’Inrap, ont mis au jour toute une série d’inhumations dans et autour d’une petite chapelle du 6e ou du 7e siècle, en particulier le long du mur gouttereau de la nef (sub stillicidio), d’où s’écoulaient les eaux de pluie « chargées » de la sainteté du lieu du fait de leur ruissellement sur le toit du sanctuaire.
Ces inhumations auprès des saints renvoient au dernier et plus spectaculaire témoignage de l’entrée dans une nouvelle époque : l’essor du culte des saints, ces « morts très spéciaux » comme les a désignés le grand historien Peter Brown4. Outre la protection des âmes des défunts, ce sont aussi les pouvoirs de guérison en faveur des vivants qui assurèrent le succès de ce nouveau culte, qui, comme le suggère le témoignage de Grégoire de Tours au sujet de Melaine, pouvait favoriser le dynamisme d’une cité. Il faut cependant bien comprendre que le culte des premiers évêques, comme celui de Melaine, ne découlait aucunement d’initiatives « populaires », mais était véritablement orchestré par les évêques, leur entourage et les communautés en possession des corps saints. Le culte d’un saint prestigieux contribuait en effet à asseoir l’autorité du siège épiscopal auprès du clergé, des fidèles et des pouvoirs civils dans la cité et au-delà. Compte tenu des liens étroits entre les évêques et les élites sociales, le culte de saints qui tous, à commencer par Melaine, étaient d’origine noble, relevait également d’une dynamique aristocratique. Au même titre que la fondation des lieux de culte ou des petites entités monastiques dont on a quelques traces grâce à la documentation postérieure, il vient manifester le rôle exemplaire joué par les élites aristocratiques dans la diffusion de la nouvelle foi et conforter du même coup la légitimité de leur domination.
Si l’entrée en chrétienté de Rennes et sa région restent, on le voit, très mal connue, le rôle joué par l’Église en tant qu’institution fut tout sauf négligeable. En effet, alors que tout suggère que la cité de Rennes n’eut plus rien d’une ville durant de longs siècles – l’absence de sources écrites, la pauvreté des vestiges archéologiques, la très modeste emprise foncière de l’enceinte (pas plus de 10 hectares), le faible rayonnement sur les campagnes, qu’accentue l’érection d’un nouveau siège à Dol, au nord, vers la fin du 8e siècle –, l’implantation d’un siège épiscopal et le développement sous son ombrage d’un important sanctuaire, Saint-Melaine, maintinrent le rang de la cité et préservèrent ses chances d’une renaissance urbaine postérieure, laquelle n’intervint pas avant les 11e-12e siècles. L’effacement complet de l’ancienne cité de Jublains, à l’est, autant que celui de Corseul ou de Carhaix, à l’ouest, qui ne bénéficièrent jamais d’un siège épiscopal, comme l’évolution contrastée du site d’Alet, montrent que dans ce vaste espace sous-urbanisé qu’était l’ancienne Armorique le risque de disparition n’était pas théorique. D’une certaine manière, il n’est pas infondé de dire que Rennes doit sa survie à Melaine.