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Dossier
#13
Comment les pays européens prennent en charge la dépendance
RÉSUMÉ > Tous les pays d’Europe sont confrontés à la question de la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie. Comment les familles parviennent-elles à concilier leurs obligations quotidiennes avec l’accompagnement d’un parent âgé dépendant ? Sur quels dispositifs publics peuvent-elles s’appuyer. Autant de questions auxquelles cet article se propose de répondre, en présentant les principaux résultats d’une recherche comparative menée dans différents pays européens.

1. La prestation en argent se généralise

     Dans la plupart des pays d’Europe, des dispositifs se sont mis en place pour répondre aux besoins d’aide des personnes âgées et de leur famille. Dans les années 1970-1980, le soutien des pouvoirs publics s’est d’abord traduit par une offre de services destinée à accueillir les personnes âgées en perte d’autonomie dans des institutions adaptées ou de leur permettre de rester vivre à leur domicile. Ce principe d’une aide « en services » constitue la base de la politique menée dans des pays comme les Pays-Bas et la Suède, représentatifs du modèle « social-démocrate » de protection sociale (Esping-Andersen, 1990, 1999 ; Le Bihan et Martin, 2010).

     Ce modèle d’État providence est caractérisé par l’accès universel pour toute personne âgée dépendante à une prise en charge en institution ou à domicile. La logique qui prévaut est celle de la « défamilialisation » du care : l’aide apportée est avant tout publique et l’intervention de la famille est conçue comme complémentaire à cette intervention publique universelle et première.
     Il existe à l’inverse des pays de tradition « familialiste » – comme l’Italie – où l’accompagnement de ces personnes relève avant tout de la solidarité intergénérationnelle, les dispositifs publics restant alors marginaux.
     Il faut aussi mentionner le cas de l’Allemagne, pays défini comme « corporatiste », où une assurance dépendance a été mise en place en 1994, pour répondre aux besoins des personnes âgées et de leurs familles.

     Cette typologie des modèles (Le Bihan et Martin, 2010) permet de comparer les systèmes et de comprendre la place accordée à la famille par rapport à celle des institutions. Mais elle ne tient pas compte des évolutions récentes, liées aux contraintes budgétaires et à l’augmentation du besoin d’aide des familles.
     Selon une logique de réduction des coûts, dans la plupart des pays, la politique en faveur des personnes âgées en perte d’autonomie propose aujourd’hui des prestations monétaires. En Italie, en France, en Autriche, en Allemagne, mais aussi dans des pays où l’attribution d’une aide en services prévalait jusque-là (Pays-Bas ou Suède), les gouvernements ont choisi de créer des prestations monétaires versées aux personnes âgées en perte d’autonomie, en réponse à leur besoin d’aide.
     L’argument avancé pour justifier ces mesures est celui du « libre choix » que facilite le cash pour les familles. Il s’agit en effet de donner aux familles la liberté de s’organiser elles-mêmes et de mettre en place « l’arrangement de care » le plus adapté aux besoins de leur(s) parent(s) âgé(s), en mobilisant les ressources nécessaires, professionnelles ou non professionnelles, rémunérées ou non rémunérées.

     C’est ce vers quoi tendent les politiques de prise en charge en Europe. Du coup, la situation devient plus complexe et le « choix » laissé aux familles plus ambigu. Ces dispositifs obéissent à des logiques différentes et par là même n’accordent pas la même place à l’intervention des pouvoirs publics et des familles (Da Roit, Le Bihan, 2010). Dans un pays comme l’Italie, mais également la France et l’Allemagne, où le soutien public était jusquelà très faible, ces prestations traduisent un certain d’interventionnisme public.
     À l’inverse, aux Pays-Bas, où l’aide aux personnes âgées relevait avant tout de l’État, elles s’apparentent à un renforcement du rôle de la personne âgée bénéficiaire de la prestation, et de sa famille, directement impliquée dans l’organisation de l’accompagnement de la personne âgée.
     Les principes de financement diffèrent également d’un pays à l’autre: en Allemagne par exemple, le dispositif repose sur une assurance de soin longue durée, rendue obligatoire et financée par des contributions sociales. En France, en Italie ou encore en Suède, les prestations sont, en revanche, financées en grande partie par l’impôt, au niveau national et/ou local.

     Le calcul du montant de la prestation est un autre élément de variation. Deux groupes de pays peuvent ainsi être distingués. Aux Pays-Bas et en France, le montant de la prestation est ajusté au panier de services défini par les professionnels en fonction des besoins de la personne âgée. À niveaux de dépendance identiques, une personne isolée n’a en effet pas les mêmes besoins qu’une personne qui vit avec son conjoint ou à proximité de sa famille.
     Par ailleurs dans ce premier groupe de pays, le niveau de revenu est également pris en compte dans le calcul du montant de la prestation. La logique est donc explicitement celle du co-paiement.
     À l’inverse, en Italie et en Allemagne, la prestation correspond à une somme forfaitaire (un montant unique en Italie, trois montants correspondant à différents niveaux de besoin en Allemagne). L’usager n’est donc pas sollicité sur le plan financier, ou du moins pas explicitement. En effet, cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble des besoins est couvert par la prestation publique. Le montant de 480 € en Italie, est de toute façon insuffisant et la famille implicitement sollicitée.

     Enfin, un dernier élément distingue ces mêmes groupes de pays: l’utilisation de la prestation versée. Aux Pays-Bas et en France, elle est versée pour financer un plan d’aide précis et son usage est ensuite contrôlé. À l’inverse, en Italie ou en Allemagne, la prestation peut être utilisée librement. Elle est considérée comme un revenu supplémentaire pour la famille et intégré au budget des dépenses. C’est là une différence déterminante qui peut notamment expliquer l’émergence d’un marché noir du care dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie.
     Si ces différentes options traduisent différentes sortes de prise en charge, on constate dans l’ensemble des pays européens un investissement important des familles, en tant que coordonnatrices des actions mises en oeuvre grâce aux prestations monétaires.

2. LA DIFFICULTÉ DES AIDANTS FAMILIAUX

     L’investissement auprès d’un parent âgé exige de se dégager du temps ou de prendre certaines décisions pour gérer au mieux l’accompagnement de ses parents (ou de ses beaux-parents) : il faut gérer le quotidien dans sa dimension la plus matérielle (le ménage, les courses, les repas) mais il faut également pouvoir assumer moralement et psychologiquement cette organisation en sachant anticiper certaines évolutions ou en sachant réagir rapidement en situation de crise, soit autant de tâches qui ne sont généralement pas sans répercussion pour l’aidant familial, comme pour ses proches.

     Sur le plan professionnel tout d’abord, notre recherche montre que dans l’ensemble des pays étudiés, les aidants interrogés accordent une place importante à leur activité professionnelle. Outre l’indépendance financière qu’elle procure, travailler leur confère une identité sociale, voire une protection par rapport au surinvestissement dans les tâches care. C’est « un autre monde », « un univers à part », dans lequel l’aidant peut exister indépendamment de son rôle d’aidant.
     Travailler permet en effet de se tisser un réseau social et amical, d’échanger avec les collègues sur d’autres sujets que les problèmes de la vie quotidienne ou même de demander conseil. L’activité professionnelle est même présentée comme indispensable pour faire face à cette responsabilité d’aidant de son parent âgé. Elle constitue un point d’équilibre permettant à ces individus, parfois très lourdement impliqués dans les tâches de soin, de se ressourcer et de tenir.

     Mais cet attachement au travail exprimé par les aidants ne signifie pas que l’investissement dans cette relation de soin n’a aucune conséquence. Bien au contraire, leur quotidien est souvent perturbé et le rythme de vie qu’impose la nécessité de faire face aux différentes obligations entraîne un certain nombre de difficultés comme le manque de concentration, de disponibilité et de réactivité au travail ou encore la nécessité d’aménager ses horaires ou de prendre des jours de congé, voire des arrêts maladie, pour faire face à une situation d’urgence par exemple.
     Il existe ainsi dans certains pays des congés, rémunérés ou non, permettant aux aidants de s’absenter de leur lieu de travail pour s’occuper d’un parent âgé en perte d’autonomie. Le système italien, où les aidants peuvent prendre 3 jours de congés par mois pour s’occuper de leur proche semblent particulièrement adapté à la demande des aidants.
     L’analyse des entretiens menés dans les différents pays montre que la vie familiale de ces aidants est également touchée par ce travail d’accompagnement et de soin. Et pour cause, le fait d’être aidant peut se traduire par des absences répétées, un manque de disponibilité ou encore par des désaccords au sein de la famille. En cas de fratries composées d’au moins deux enfants par exemple, il faut déjà réussir à s’entendre sur la personne qui aura la responsabilité de l’accompagnement, mais également sur la répartition des tâches ou encore sur les choix à faire.

     Il arrive ainsi que les points de vue divergent quant aux décisions à prendre et contrarient considérablement l’organisation de la vie quotidienne du parent âgé. Au sein même de sa propre cellule familiale, il faut aussi savoir négocier puisque prendre en charge son parent exige une disponibilité et un investissement dont on ne dispose plus pour d’autres sphères de la vie. Et cela pose particulièrement problème lorsque les aidants ont de jeunes enfants qui demandent du temps et de l’attention.
     Dans la mesure où les hommes et les femmes que nous avons rencontrées prennent rarement sur leur temps de travail pour s’occuper de leurs parents âgés, c’est donc ce temps familial (le matin et/ou le soir ; le week-end, etc.) qui est souvent sacrifié. La conciliation est d’ailleurs rendue encore plus pesante lorsque les parents âgés vivent avec l’aidant et son conjoint, puisqu’il peut devenir difficile pour le couple de conserver son intimité ou même de se préserver des moments de tranquillité.

     De toutes les dimensions de la vie quotidienne des personnes rencontrées, c’est la vie personnelle qui est la plus touchée. Loisirs, vacances, temps personnel, etc., sont de plus en plus réduits. Le problème est certes un problème de temps, mais pas uniquement.
     Pour certains aidants fortement investis dans les tâches de care, il arrive ainsi qu’ils perdent toute velléité de détente et d’entretien de soi, tout simplement parce qu’ils n’ont plus la tête à ça. La fatigue et le stress s’accumulant, ils ne sont plus disponibles pour se consacrer à d’autres activités, aussi signifiantes qu’elles aient été pour eux. L’organisation des vacances devient compliquée; il faut contacter les frères et soeurs pour leur demander de prendre le relais, solliciter les voisins ou les amis, être joignable, ne pas partir trop loin ou trop longtemps… C’est toute une liberté d’action et une autonomie de vie qui peuvent être menacées. Les relations sociales sont elles aussi progressivement réduites. Toutes les personnes rencontrées soulignent cette impossibilité de conserver une vie sociale. D’abord parce que le temps manque, ensuite parce que la fatigue gagne et que les sorties de loisir passent vite au second plan.
     Dans les périodes de crise, les situations sont si difficiles à gérer que l’aidant ne pense plus qu’à son parent. Il n’a plus le temps, ni le loisir, d’être disponible pour autre chose. Les personnes qui vivent seules et n’ont pas de famille sont de fait particulièrement exposées au danger d’une absorption complète dans les tâches de care, au point parfois, de tomber malade et de finir par s’oublier eux-mêmes.

     Dans les six pays étudiés, des politiques se développent et des dispositifs se mettent en place pour aider les familles à faire face à la perte d’autonomie de leur(s) parent( s) âgé(s). Ciblés sur le besoin d’aide des personnes âgées dans leur vie quotidienne, ces dispositifs mobilisent de plus en plus une grande diversité de ressources disponibles. Pour autant, ils ne simplifient pas toujours la vie des aidants qui deviennent, dans bien des cas et quelles que soient les configurations nationales, les principaux coordonnateurs des différentes aides professionnelles ou informelles mobilisées dans le cadre des arrangements de care.
     L’analyse des entretiens menés auprès des familles dans les six pays le confirme. Les arrangements de care apparaissent partout comme la combinaison de différentes ressources, professionnelles et informelles, de la part des aidants familiaux. Ceux-ci font au mieux pour concilier leurs obligations de care vis-à-vis de leur(s) parent(s) âgé(s), de leurs enfants, de leurs conjoints, tout en tâchant de préserver leur activité professionnelle.
     C’est pourquoi il semble primordial de faire de ces enjeux de conciliation ou d’articulation entre vie professionnelle et responsabilités de care d’un parent en perte d’autonomie un objectif central de la définition des politiques de soin de longue durée. À l’avenir en effet, la qualité des prises en charge dépendra étroitement de la manière dont ces aidants seront soutenus et épaulés par les pouvoirs publics.