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Dossier
#40
Comment les tiers-lieux prennent place dans la fabrique urbaine
RÉSUMÉ > Les pratiques numériques investissent de nouveaux lieux dans les villes. Labfabs, hackerspaces, living labs… Quelles réalités recouvrent ces dénominations anglo-saxonnes ? À partir d’enquêtes de terrain à Rennes, Toulouse et Gand (Belgique), Flavie Ferchaud dessine la carte de ces tiers-lieux qui fonctionnent selon des modes et des gouvernances différenciés. Mais qui encouragent la créativité et la collaboration entre habitants.

     Le développement des pratiques numériques contribue à l’émergence de nouveaux objets spatiaux. Souvent situés en milieu urbain, on compte parmi ceux-ci des lieux d’un genre particulier et aux dénominations anglophones : fablabs, makerspaces, hackerspaces, hacklabs, living labs… Les noms varient mais il s’agit d’un continuum de formes organisationnelles, regroupées sous le terme de « lieux d’expérimentations numériques » dans le cadre des réflexions liées à notre recherche doctorale. Dédiés aux pratiques numériques, mais faisant aussi appel à l’électronique ou à la mécanique, ces lieux placent l’expérimentation au centre de leurs activités et de leur fonctionnement. Ils s’inspirent en effet des méthodes du design, s’inscrivent au cœur du mouvement « faire » et du do it yourself (DIY) hérités de la culture punk et de l’idée que la création technique est à la portée de chacun. Ces lieux sont aussi empreints des idées relatives au développement des logiciels libres et de l’open source. S’ils sont plus ou moins militants, ce sont bien des lieux alternatifs de discussion du politique.

     Le geek (re)devenant hype, force est de constater que certains de ces lieux font l’objet d’un véritable engouement médiatique et politique. On observe ainsi des imprimantes 3D faire la une des journaux télévisés et les fablabs figurer dans les programmes politiques. Pourtant, entre le Fab-Lab politique de l’UDI et le FABLAB MyDesign de Carrefour, on est parfois loin du sens originel que Neil Gershenfeld, professeur au MIT, a donné au concept au début des années 2000 : des lieux ouverts et accessibles à tous pour apprendre à fabriquer « presque n’importe quoi ». Face aux effets de polysémie et à l’enthousiasme parfois naïf qui entoure ces lieux, il est temps de clarifier ce qu’ils sont réellement pour mieux comprendre de quelles pratiques et de quels sens ils sont porteurs. Au nom de l’économie de la connaissance, les lieux d’expérimentations numériques composent aujourd’hui des « kits » de la ville « créative ». Rennes n’échappant en rien à cet engouement, il s’agit ici de comprendre comment la métropole se positionne en comparaison avec d’autres villes. En effet, une première phase d’enquêtes dans plusieurs villes françaises révèle un positionnement différencié des lieux d’expérimentations numériques, entre approche institutionnelle, marchande et militante.

L’impact de l’appel à projets de 2013

     Alors que le mouvement des fablabs naît aux ÉtatsUnis, le premier fablab français s’est créé en 2008 à Toulouse. En France, l’émergence de nombreux fablabs fait suite à un appel à projets national en 2013 lancé par le ministère du Redressement productif. Le principe de cet appel à projet répond au modèle identifié des instruments de l’action publique, à même de produire des dynamiques locales à partir de systèmes et de dispositifs d’incitations étatiques. Dans cet appel à projets, l’objectif de diffusion de la culture de la fabrication numérique auprès du grand public n’est pas oublié mais l’accent est placé du côté du développement de services aux entreprises et les projets devront s’engager dans un travail de recherche d’une pérennité économique. Parmi 154 candidats, seulement 14 projets ont été retenus, parmi lesquels plusieurs entreprises ou sociétés coopératives, à l’image de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) ICI Montreuil, qui se définit ainsi dans un entretien avec le magazine Makery : « Nous ne sommes ni vraiment un fablab, ni un espace de coworking, ni un incubateur, mais une usine de création, un lieu professionnel qui permet aux entrepreneurs de se connecter et de développer leur activité artistique et technologique ». Le Labfab, à Rennes, a lui aussi été récompensé par cet appel à projets. Pourtant, le projet ne se situe pas sur des enjeux en termes de développement économique mais plutôt de « démocratisation de la fabrication numérique ». Situé d’abord à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (EESAB), le Labfab s’est doublé d’un local au sein de la Maison des Associations. Dix Espaces Publics Numériques (EPN) rennais se sont également vus dotés d’imprimantes 3D et de kits de fabrication et programmation numérique. L’ambition à l’origine du Labfab, plus sociale et éducationnelle qu’économique, se traduit à travers sa gouvernance initiale : un consortium composé d’institutions (collectivités locales) et de structures d’enseignement (EESAB, Télécom Bretagne...) qui permettent au dispositif de démarrer, tant sur le plan des moyens humains que financiers et matériels. Être lauréat de l’appel à projets de l’État permet au Labfab de se doter de moyens plus importants. En contrepartie, la recherche d’un modèle économique fait débat, certains considérant le Labfab comme un service public, d’autres souhaitant pallier la baisse des subventions publiques de manière plus pragmatique. Ainsi, ce n’est qu’à partir de février 2015 que le Labfab de la Maison des associations propose un accès payant à l’espace et son équipement.

     Ce positionnement en faveur du fablab comme service public fait figure d’exception en France, la majorité de ces lieux conditionnant l’accès à une adhésion, un abonnement et/ou une tarification à l’heure pour l’utilisation des machines. Pour beaucoup, leur fonctionnement repose sur des prestations auprès d’entreprises et de groupes privés. Au fablab de Toulouse, Artilect, ces prestations ont un tel succès qu’une entreprise (Artilect Lab) a été créée aux côtés de l’association sur laquelle repose le fablab. Cette évolution va dans le sens de l’appel à projets de 2013, dont Artilect a également été lauréat, et de la volonté politique de la métropole toulousaine, qui soutient le lieu en mettant à disposition des locaux sans pour autant faire partie de sa gouvernance. Par ailleurs, à Rennes comme à Toulouse, les fablabs sont intégrés dans les dossiers French Tech, ce qui les place une fois encore dans le champ du développement économique et corrobore la thèse de l’instrumentation. Le dispositif de labellisation nationale French Tech incite en effet les métropoles à positionner les fablabs comme des « accélérateurs » de start-up, grâce aux prestations auprès d’entreprises. Alors qu’à Toulouse, l’instrumentation se traduit localement par un accompagnement mesuré, Rennes se caractérise par une forte implication de la puissance publique dans le Labfab et une appropriation relative des injonctions nationales.

     Une telle implication de la collectivité n’est pas effective pour tous les lieux d’expérimentations numériques de la ville, dont les genèses et les positionnements sont différents. Le hackerspace de Rennes, Breizh Entropy, est une association « de fait » et ne souhaite pas prétendre aux subventions de la ville afin de garder son indépendance. Le lieu est cependant situé sur le site de l’Elabo, qui occupe des locaux mis à disposition par la ville de Rennes. Plus en marge de l’action publique instituée, le lieu participe à la diffusion de nouvelles pratiques du numérique, de la culture libre et open source, par exemple à l’occasion d’événements comme le Jardin Entropique, qui a eu lieu en juin dernier. Le local réunit une dizaine de personnes tous les mercredis soir, souvent pour réparer le matériel informatique des « habitants » de l’Elabo mais aussi pour concevoir et donner corps à des projets artistiques et technologiques.

     Autre exemple à Rennes, celui du Biome. Ne disposant pas encore de lieu, il s’agit d’une communauté de personnes se réunissant autour d’une plate-forme Web pour mener à bien la réalisation de projets de biomimétisme dans une logique open source. En 2015, ils ont organisé à Rennes l’événement Open Source Circular Economy Days pour échanger sur les méthodes de l’open source dans le champ de l’économie circulaire.

     Le Biome est une entreprise qui ne bénéficie pas d’accompagnement de la part de la métropole malgré sa demande pour disposer d’un lieu où implanter le laboratoire. Eux aussi sont à la recherche d’un modèle économique. L’appel à projets national de 2013 et la labellisation French Tech structure le paysage français des lieux d’expérimentations numériques. Alors que certains se situent au cœur d’une action publique de plus en plus dédiée au développement économique, d’autres se placent en marge, de manière plus ou moins volontaire. L’instrumentation des uns semble accentuer la marginalité des autres. Qu’en est-il ailleurs, où le poids de la puissance publique diffère, mais où l’on observe également l’émergence de lieux d’expérimentations numériques ?

     À cet égard, Gand est une des villes de Belgique particulièrement bien dotée. Plusieurs lieux se sont développés récemment sur le territoire de cette ville flamande, chacun fonctionnant sur un mode différent et en complémentarité de manière tacite. Timelab refuse qu’on l’appelle « fablab ». Souhaitant favoriser les relations entre les artistes et le public, l’équipe en charge de Timelab propose un espace pour échanger, prendre un café, travailler et bricoler en utilisant les outils et les machines à commande numérique à disposition. Les membres développent leur propre projet individuel et/ou s’impliquent dans un ou plusieurs projets collectifs portés par l’association, par ailleurs en lien avec le développement durable et l’économie circulaire.

     D’autres lieux, comme Nerdlab ou the Whitespace, se qualifiant respectivement de makerspace et de hackerspace, ressemblent davantage à des clubs où se réunissent en soirée quelques individus pour évoquer leurs intérêts communs (l’informatique, l’électronique, les jeux vidéo…) et bricoler. The Whitespace est tourné vers lui-même, ne cherchant pas à entrer en interaction avec la puissance publique ou les acteurs privés. Nerdlab tisse au contraire une relation étroite avec les services municipaux de la ville de Gand, qui met à leur disposition un local au sein d’un ancien bâtiment municipal au nord de la ville. Ingegno est un autre de ces lieux. MariaCristina propose aux enfants de s’initier à la fabrication numérique le temps d’un après-midi, chez elle, dans une des pièces de sa maison située en périphérie de la ville. Elle a le projet de faire construire, sur ses fonds propres, un petit bâtiment dédié aux ateliers qu’elle organise. Deux autres structures, universitaires, complètent enfin le paysage gantois des expérimentations numériques.

     Quel modèle économique ? L’ensemble de ces lieux émergent et se développent dans un rapport différent avec la puissance publique. À Gand, la collectivité dialogue et accompagne mais à la demande des structures et de manière ascendante. À l’échelle nationale, régionale ou locale, il n’existe pas d’instrumentation du type appel à projets ou labellisation. Le modèle économique des dispositifs se construit alors de manière inédite pour chacun des lieux. Timelab reçoit des subventions de la part du ministère des arts et de la culture et conditionne l’usage des machines au paiement d’un abonnement mensuel. Nerdlab sollicite des fonds européens sur des projets particuliers et réalise des prestations auprès d’entreprises, l’accès au local et aux machines restant gratuit. Ni The Whitespace ni Ingegno ne sollicitent d’aides. Mais globalement, le coût des cotisations ou des abonnements est suffisamment élevé pour constituer un frein évident auprès de certains publics. Les technophiles et les « créatifs » constituent le public principal de ces lieux, ce qui va finalement dans le sens du ton donné par la municipalité au développement de la ville, la positionnant clairement comme une ville « créative ».

     Au cœur des enquêtes de terrain liées à la thèse, plusieurs éléments de compréhension concernant l’émergence des lieux d’expérimentations numériques sont mis à jour. Avec ou sans instruments, ces lieux se multiplient en Europe et ailleurs dans le monde. On observe en France des dynamiques locales différenciées face aux instruments nationaux, qu’il s’agisse de l’implication de la puissance publique ou de réponses concernant les injonctions nationales. S’il en va différemment en Flandre, les lieux gantois se situent bien au cœur de l’espace public, proposant des modes d’interactions inédits entre le public des technophiles et des créatifs, des artistes, des entreprises et la municipalité. L’instrumentation y est plus faible mais elle se joue sur un autre terrain que celui du développement économique ou de l’éducation au numérique : celui de la fabrique urbaine.

     La notion de « fabrique urbaine » permet ici d’appréhender l’interaction entre des initiatives volontaires et des actions des acteurs locaux et des habitants, actions pouvant avoir des finalités éloignées de l’aménagement urbain. À l’aune de cette notion, plusieurs aspects sont relevés, allant de la gestion du patrimoine par la municipalité, aux méthodes et aux expérimentations mises en œuvre par les lieux enquêtés. Sans concerner exclusivement les lieux dédiés au numérique, la ville de Gand développe ainsi une stratégie particulière d’occupation de bâtiments publics abandonnés, dont la démolition ou la réhabilitation est programmée à plus ou moins court terme. À Gand comme à Rennes et Toulouse, la diffusion de méthodes, d’expérimentations et d’idées relatives au libre et à l’open source, se traduit par des projets de captation citoyenne et de partage de données urbaines (pollution de l’air, bruit…), des installations artistiques et numériques dans l’espace public, des dispositifs événementiels invitant des individus à inventer et documenter des prototypes d’aménagement urbain ou de services, etc. Autant de pistes à suivre pour interroger les mutations à l’œuvre dans le champ du numérique, de l’action publique et de l’aménagement urbain.