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Dossier
#40
De quelle liberté l’art témoigne-t-il ?
RÉSUMÉ > Que dit la philosophie des relations parfois ambivalentes entre art, création et liberté ? L’art est généralement perçu comme une manifestation de la liberté, mais ces termes chargés d’affect doivent être précisés et remis en perspective. C’est ce que nous proposent Sandrine Servy et notre collaborateur Yvan Droumaguet. Cet échange est issu d’une conférence donnée dans le cadre des secondes Rencontres philosophiques de la culture, organisées à Rennes aux Champs Libres le 27 novembre 2015 sur le thème : « Pas de citoyenneté sans culture ».

SANDRINE SERVY : De la liberté, Paul Valéry nous dit que « c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, […] mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence. » (Fluctuations sur la liberté, 1938, in Regards sur le monde actuel). Ne peut-on faire le même constat à propos de l’art ? Liberté et art n’ont-ils pas en commun d’être avant tout renvoyés à des valeurs par-delà les sens qu’on peut leur assigner ? Que peut être cette liberté dont l’art aurait à témoigner ? N’y a-t-il pas plusieurs sortes de libertés dont l’art pourrait être le témoin ou s’agit-il de trouver la liberté dont l’art serait un témoignage privilégié, voire unique ? Dans ce cas, l’art pourrait même occuper une fonction essentielle, irremplaçable comme témoin non d’une forme de liberté mais de la liberté tout court.

YVAN DROUMAGUET : D’ailleurs, que serait une société dans laquelle l’art serait absent ou empêché, par exemple par des pouvoirs politiques ou religieux, ou asservi à ces mêmes pouvoirs ? Serait-ce encore une société humaine ? L’art n’est peut-être pas seulement un domaine de la culture ni même sa forme la plus élevée, mais la condition indispensable de l’existence même d’une culture, et par là d’une humanité. Mais la notion d’art a besoin d’être mieux définie. De quoi parle-t-on quand on parle d’art ? De l’artiste, de l’artisan, de l’expression ou de l’activité artistique, de la création ou de son résultat, et celui-ci est-il nécessairement une œuvre ? À quoi se reconnaît donc l’art aujourd’hui ?

S.S. : La question de départ considère comme un fait que l’art témoigne. Mais l’art témoigne-t-il de quelque chose, et en quel sens ? Témoigner, c’est déclarer, dire ce qui s’est passé et attester que cela s’est bien passé. On peut aussi rappeler que, chez les anciens Grecs, c’est le mot αρτυριον, c’est-à-dire martyr, qui signifie témoignage. C’est ainsi que, par leur souffrance, acte de foi, les martyrs chrétiens seront témoins de la vérité du monde annoncé dans les Évangiles. On peut témoigner, par la parole ou par des actes, de la réalité d’un fait ou de la vérité d’une doctrine mais que peut signifier témoigner de la liberté ?

Y.D. : « L’artiste, écrit Baudelaire, ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. » (Exposition universelle de 1855, Beaux-arts). Ces propos nous disent que l’artiste ne laisse aucun message, n’est au service d’aucune idée morale, politique ou religieuse. Il est son propre maître. Ne léguant à la postérité rien d’autre que ses œuvres, l’artiste ne témoigne de rien d’autre que de lui-même, son art témoigne simplement du fait d’être de l’art.

S.S. : C’est précisément parce que l’art n’a pas d’autre fin que lui-même qu’il est liberté. Il peut devenir témoin de liberté au sens où il est en soi et par soi liberté. L’existence même de l’art témoigne de la présence de la liberté dans le monde. N’est-ce pas cette autonomie de l’artiste, n’ayant d’autre loi que celle de l’art, qui l’a historiquement séparé de l’artisan, soumis à des fins utilitaires ? La distinction de l’utile et du beau symbolisait alors cette séparation.

Y.D. : Demeure la délicate question de la reconnaissance de l’art. Cela était déjà difficile quand l’art s’identifiait aux Beaux-arts : le beau dépendait-il de critères objectifs ou était-il affaire de subjectivité ? L’abandon contemporain de la référence au beau rend encore plus difficile cette reconnaissance. Reste aussi à définir en quoi l’art est liberté ! On peut dire que la liberté de l’art est, négativement, dans le fait de ne pas dépendre d’intérêts économiques, politiques, moraux ou religieux, de ne pas servir des fins étrangères. Cette indépendance est théorique et fragile, mais l’art perd son âme quand il se dégrade en moyen de propagande d’idées ou d’idéaux, et cela par principe. Cela vaut pour toutes formes d’art dit « officiel », mais aussi et autant pour l’art s’affirmant contestataire. Si contester le pouvoir peut être une manifestation de liberté, celle-ci ne doit pas être confondue avec la liberté de l’art. La contestation ne fait pas l’artiste, trop souvent autoproclamé au regard de ce seul critère. La posture ne fait pas l’art. S’opposer, protester, provoquer, rien de tout cela ne définit l’artiste. Délivrer un message politique, moral ou religieux ne fait pas de soi un artiste. De même, désobéir aux règles dites académiques ne fait pas plus l’artiste que l’obéissance à ces règles. D’ailleurs, peut-il y avoir art sans rapport aux règles ?

S.S. : Kant définissait le génie artistique comme « la disposition innée par laquelle la nature donne les règles à l’art » (Critique de la faculté de juger, 1788, § 46 Les beaux-arts sont les arts du génie). La différence entre l’art de l’artisan et l’art de l’artiste n’est pas qu’il y aurait dans un cas des règles, dans l’autre non mais que, dans le cas des beaux-arts, on ne peut connaître les règles qui font la réussite de l’œuvre. La liberté ne consiste pas dans l’absence de règles. On peut comprendre que l’art est expression du génie et que, par conséquent, on ne peut qualifier d’artistique toute forme d’expression. L’artiste ne peut être défini comme quelqu’un qui s’exprime et la liberté propre à l’art ne se trouve pas dans le seul fait de s’exprimer. L’art est expression mais toute expression n’est pas art. La liberté d’expression comme droit des individus est une liberté juridique et politique, essentielle d’un point de vue démocratique. Elle vaut pour tout mode d’expression et n’est pas une liberté propre à l’art. S’exprimer, quel qu’en soit le mode, c’est communiquer la manière de se sentir soi-même dans le monde et de percevoir le monde. Chacun pour s’exprimer peut user de moyens artistiques (peinture, musique, danse…) mais cela ne fait pas de soi un artiste ou il faut renoncer à parler de l’art. Dira-t-on qu’il suffit d’user de l’écriture pour être écrivain ou poète ?

Y.D. : Une tradition, héritée des anciens Grecs, pensait l’art comme μιμήσις, imitation de la nature, manière de la représenter. Ainsi, Léonard de Vinci (1452-1519) faisait de l’observation patiente et attentive des choses et des êtres la condition première de l’art. « Sachant, ô peintre, que tu ne pourras exceller si tu n’as le pouvoir universel de représenter par ton art toutes les variétés de formes que produit la nature – et en vérité, tu ne le pourrais, si tu ne les vois et ne les retiens dans ton esprit – quand tu vas dans la campagne, porte ton attention sur les diverses choses […] » (Préceptes du peintre in Carnets).

S.S. : « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. », écrit Henri Bergson (La perception du changement, 1911). Préoccupés d’agir, nous ne voyons pas les choses parce que nous ne les regardons pas, nous contentant d’en faire usage. Détaché du rapport utilitaire, l’artiste voit le monde et l’humain sous leurs aspects demeurés cachés. C’est un révélateur qui nous apprend à voir et nous ouvre à des possibles que nous ignorions. L’art est ici liberté en tant que libération de notre asservissement à l’utile, aux préjugés de la vie ordinaire. L’apprentissage de la contemplation change notre rapport au monde, nous fait entrer dans des relations aux êtres et aux choses qui nous engagent à devenir sensibles à leur présence et à penser. Ainsi nous sortons de la violence présente dans notre rapport technique de domination du monde.

Y.D. : En effet, comme le dit Hannah Arendt, l’homo faber, l’homme de la technique, a toujours été destructeur de la nature. L’art, au sens technique comme artistique, est ce qui s’oppose à la nature (comme l’artificiel au naturel). Par l’art, au sens général du terme, un monde peut exister, un monde humain échappant au cycle vital de la consommation. Les objets de consommation se caractérisent par la brièveté de leur existence, ils ne durent pas assez longtemps pour constituer un monde. Par l’art, l’homme apporte de la permanence au monde mais cela est surtout vrai de l’œuvre artistique qui échappe à l’utilité, qui n’est pas objet d’usage ni d’ailleurs objet d’échange puisque, chaque œuvre étant singulière, elles ne sont pas échangeables. Certes, il existe un marché de l’art mais les prix sont sans rapport véritable avec la valeur artistique, il est absurde de penser qu’une œuvre puisse avoir deux, trois, dix, cent fois plus de valeur artistique qu’une autre.

S.S. : Hannah Arendt écrit : « Tout se passe comme si la stabilité du monde se faisait transparente dans la permanence de l’art, de sorte qu’un pressentiment d’immortalité, non pas celle de l’âme ni de la vie, mais d’une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible… » (Condition de l’homme moderne, 1960) L’art est œuvre de l’esprit, sa réalisation la plus élevée parce que la plus détachée de la sphère des besoins. Les œuvres de l’art sont des « objets de pensée » qui nous donnent à penser. L’art est liberté, liberté d’une contemplation non pas passive mais source de réflexion, liberté d’une création n’ayant aucune autre fin que de donner à voir ce qui est œuvre de l’esprit et, s’ajoutant à d’autres, constitue un monde pouvant prendre une signification proprement humaine. On peut alors comprendre l’acharnement à détruire les œuvres d’art de ceux qui sont dominés par le désir de mort. Mais, dira-t-on, que vaut aujourd’hui une telle vision de l’art ? L’art au sens artistique s’est historiquement affirmé comme ayant pour fin non l’utile mais le beau, ne perd-il pas tout sens au moment où la beauté ne lui est plus essentielle ?

Y.D. : Le philosophe américain Nelson Goodman considère que la question de l’essence de l’art est devenue une fausse question et que, plutôt que de s’interroger sur ce qu’est l’art, il faudrait plus modestement se demander « quand y a-t-il art » ? Un objet banal peut alors devenir de l’art quand, dans des circonstances particulières, il est vu, symboliquement, de façon esthétique. « Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. » (Manières de faire des mondes, 1978). Il faudrait interroger l’abandon du rapport essentiel de l’art à la beauté, en chercher les causes. Le désarroi contemporain en ce qui touche l’art, notre quasi-incapacité à reconnaître ce qui est art et ce qui ne l’est pas, peut nous inciter à retrouver le sens profond de ce que Kant définissait comme la première caractéristique du génie artistique créateur de beauté, l’originalité. L’originalité, à la fois naissance et nouveauté, est signe de la puissance d’une liberté qui transcende toute explication puisque l’originalité n’est jamais la reproduction de ce qui a été. Marque de la puissance créatrice de l’esprit, elle est symbole d’une humanité capable de se construire et de s’élever en dépassant ce qui tend à la détruire.

S.S. : La création est la culture même en son principe, humaniste et libératrice. L’art, quand il ne se corrompt pas mais est conforme à son essence, en est le signe et le témoignage. C’est parce qu’elle est par elle-même liberté que la création artistique doit être libre.