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Dossier
#40
« Rennes devrait être
le laboratoire
de l’émergence »
RÉSUMÉ > L’étrange histoire d’une architecture urbaine », c’est le titre d’un film qu’Arte diffusera prochainement, consacré à l’aventure de l’Université foraine de Rennes. De l’enthousiasme à la contestation, du faux trépas à la renaissance, l’occupation de la fac Pasteur, depuis l’UFO jusqu’à l’Hôtel à projets d’aujourd’hui, relève de l’épopée. Entretien avec l’architecte et scénographe Patrick Bouchain qui raconte cette aventure dont il est l’auteur et en tire le bilan (positif).

PLACE PUBLIQUE : Quelle philosophie guide votre travail à Rennes et ailleurs ?
Patrick Bouchain : La fidélité et le temps long. On assimile trop souvent le temps long à la bureaucratie, obsédés que nous sommes par l’urgence. Grave erreur ! Je pense qu’entre l’envie et la réalisation, il faut retrouver une bonne concordance des temps. Par ailleurs, il faut rompre avec le travail spécialisé, où chacun travaille dans son coin, contraint par des règles, fabriquant des morceaux côte à côte sans que rien ne soit relié. Moi, j’ai compris il y a longtemps qu’il fallait travailler à l’inverse de tout : construire avec moins d’argent et non pas avec plus d’argent, construire avec plus de temps et non pas avec moins de temps. Construire avec plus de responsabilité et surtout avec plus d’amitié. Ici à Rennes, votre amitié avec Daniel Delaveau, maire entre 2008 et 2014, est-elle pour quelque chose dans l’aventure de l’Université foraine ? Oui. J’avais connu Daniel comme maire de Saint-Jacques-de-la-Lande. Rencontre décisive dans mon itinéraire car il avait une vision. Grâce à lui, j’ai pu faire  

Ici à Rennes, votre amitié avec Daniel Delaveau, maire entre 2008 et 2014, est-elle pour quelque chose dans l’aventure de l’Université foraine ?
Oui. J’avais connu Daniel comme maire de SaintJacques-de-la-Lande. Rencontre décisive dans mon itinéraire car il avait une vision. Grâce à lui, j’ai pu faire l’expérience d’une architecture comme on n’en fait plus : l’école du Haut-Bois et le campement Dromesko. Je me souviens, la première fois, quand il m’a fait visiter des terrains agricoles qui allaient être urbanisés, terrains qu’il allait me confier pour qu’on y construise une école et un théâtre éphémère… Cela m’a marqué, je suis devenu ami avec lui. Et lorsqu’il est devenu maire de Rennes, il a souhaité que l’on fasse quelque chose ensemble, que je m’occupe du couvent des Jacobins. Je lui ai dit « non », que je voulais bien travailler à Rennes, mais en dehors des règles et pas pour participer à un grand équipement. Un jour, je l’appelle en lui demandant de me dire quel est le problème qu’il rencontre en tant que maire, que personne ne peut résoudre. Il me répond : « La question des gros bâtiments désaffectés », du type ancienne faculté Pasteur. C’est sur ce projet vierge, pour lui comme pour moi, que s’est nouée notre deuxième amitié.

Dans un univers de décisions très collectif et encadré, comment admettre le bien-fondé d’une telle relation personnelle, voire amicale ?
Cela implique que l’élu ait le courage d’une telle prise de risque qui remet en cause la traduction de la commande publique. Je défends l’idée qu’un élu peut déléguer une liberté à une personne extérieure au système politique et technique, pour peu que cet extérieur ait un regard positif sur l’intérieur, permettant à la collectivité de se ressourcer. Cette démarche exceptionnelle, je l’avais déjà expérimentée quand je travaillais avec Jack Lang, avec cette différence qu’un ministre a plus de liberté et d’autorité qu’un maire, lequel est condamné à assumer chaque jour ses décisions devant l’homme de la rue mais aussi devant ses camarades élus. Concernant l’Université foraine, cela donnait : « Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? Qu’est-ce que c’est que cette manière de travailler sans programme ? » En tenant vaille que vaille cette décision utopique, Daniel Delaveau anticipait et révolutionnait un système de fonctionnement. Je lui dois l’expérience d’une architecture municipale exceptionnelle.

Hormis votre lien avec Daniel Delaveau, qu’est-ce qui motivait le choix de Rennes ?
Rennes est une ville intelligente, comme on le répète. Cela faisait trente ans qu’elle était pour moi un modèle de liberté pour la culture. Pour cela, j’étais très attaché à la ville. Mais je trouvais que ces derniers temps il y avait un essoufflement de ces pratiques anciennes, peut-être même une impossibilité de faire comme avant, que sais-je, pour des raisons de budget, de personnes, de réglementation. Soudain, le maire ouvrait une nouvelle étape et j’avais envie de participer à cette émergence, à ce possible qu’offre une collectivité bien construite du point de vue de son administration, de son assise politique, de sa population. Rennes est en pleine forme, il fallait peut- être en profiter pour qu’elle redevienne un modèle. C’est pour cela que je l’avais choisie, plutôt que Nantes.

Au démarrage de l’Université foraine, à l’automne 2012, tout se présente donc bien pour ce projet d’occupation multiple et éphémère de la Fac Pasteur, avec une rénovation à petits pas de l’édifice ?
 Oui, tout va bien, d’autant plus que venait d’arriver un nouveau directeur général de l’aménagement urbain de Rennes Métropole, Nicolas Ferrand. Nous étions totalement en phase. Nicolas comprenait que pour avancer il fallait un trépied : l’élu politique, l’administratif-technicien, et un personnage extérieur respectueux de l’intérieur, qui ne vient pas pour détruire la structure existante mais pour la ranimer. L’Université foraine se mettait en place quand soudain en fin d’année, coup de tonnerre, Daniel Delaveau annonce qu’il ne se représentera pas aux élections municipales de 2014.

Son départ va-t-il compromettre l’existence de l’Université foraine ?
En apparence, oui. Je voyais bien que les futurs candidats à la mairie n’étaient pas très chauds pour soutenir l’Université foraine. Aussi, pour qu’elle ait une chance de durer, Daniel Delaveau avait décidé de faire passer au conseil municipal de janvier 2014, deux mois avant son départ, une délibération prévoyant de financer l’expérience jusqu’à la fin de l’année. Après les élections, la nouvelle équipe élue aurait toute liberté de décider si oui ou non elle voulait continuer à travailler avec moi. Soudain, la veille du vote prévu de cette délibération, j’apprends qu’elle a été subitement retirée de l’ordre du jour à la demande d’Emmanuel Couet, futur président de Rennes Métropole. Daniel Delaveau qui n’était pas au courant de ce retrait pique une grosse colère si bien qu’au conseil municipal suivant, en février, il impose le vote de cette fameuse délibération nous permettant d’œuvrer jusqu’à la fin de l’année. Mais parmi les nouveaux candidats, on renâcle devant cette décision imposée par un maire qui ne se représentait pas. Et ils vont le lui faire payer.

Au point qu’à partir de cette date l’expression Université foraine est totalement bannie, y compris dans le programme électoral de la future maire Nathalie Appéré ?
J’avais senti très tôt que le mot Université gênait les élus, et avant eux les universitaires de Rennes 1 qui déclaraient qu’employer le mot « université » équivalait à une usurpation de titre, ce qui ne manque pas de sel quand on sait qu’ils acceptent sans broncher l’appellation d’« université du troisième âge » ou d’« université du temps libre » ! Dommage, car « université foraine », c’était beau. Elle signifiait que l’on voulait se démarquer tout en la redoublant de l’idée d’« université populaire », la différence étant que dans l’université populaire le savoir vient d’en haut pour être transmis en bas, lors que dans l’université foraine, l’idée est que tout le monde est porteur d’un savoir promis à se transmettre du bas vers le haut. Dès le début, j’avais dit que cette formule ne définissait pas une institution mais un acte, un processus.

Y a-t-il eu chez vous de l’amertume après cet abandon de l’Université foraine ?
Non, je n’avais pas d’amertume sur le fait que l’on change de nom puisque l’Université foraine avait rempli son objet : elle avait permis de regarder autrement la programmation d’un lieu qui avait perdu sa fonction initiale et elle avait mis en branle des acteurs locaux. C’était bien mon but : ne pas venir ici pour porter la bonne parole mais pour lever ce que j’appelle « le possible ignoré ». Donc, je n’avais aucune amertume, le contrat avec la ville avait été honoré jusqu’à la fin 2014, je me retirai sans conflit. En revanche, j’avais deux inquiétudes : le processus était lancé, des projets artistiques, sportifs et sociaux étaient en cours à Pasteur. Allaient-ils pouvoir continuer ? On sait aujourd’hui que « oui » puisque l’expérience perdure et se développe sous le nom d’Hôtel à projets. Ma seconde inquiétude était que, les élus reprenant la main sur le projet, ils risquaient de créer un environnement partisan, moins ouvert sur l’ensemble de la population.

Vous avez provoqué chez les Rennais malentendus et incompréhension en communiquant peu ou mal sur le projet. Ce déficit d’information n’est-il pas paradoxal de la part d’un Patrick Bouchain considéré comme un personnage médiatique ?
On vit dans un monde où il y a trop de communication. Cette communication fausse les choses et la juste perception. Je suis partisan d’attendre avant de dire, d’attendre que les choses se fassent, afin que l’on puisse juger sur pièces. L’important, c’est d’abord de faire, de faire avec les gens, et ensuite de parler. Dès lors, ce n’est pas à moi de parler mais aux acteurs eux-mêmes. C’est d’ailleurs comme cela que les choses se passent à Pasteur depuis mon départ.

Quand vous partez de Rennes, fin 2014, vous savez que l’aventure n’est pas morte. Vous le savez parce que quelques semaines plus tôt est arrivé un acteur qui sera décisif pour la pérennisation de l’ex-Université foraine : Jean Badaroux, le nouveau directeur de Territoires.
Ce fut une chance. Jean Badaroux avait déjà expérimenté avec moi, à Roubaix, un équipement culturel, La Condition Publique, et plus tard à Tourcoing la réhabilitation de logements sociaux. C’était une manière de faire peu banale, à savoir qu’une SEM (Société d’économie mixte) s’occupait de la création d’équipements culturels. La SEM permettait de ne pas séparer le culturel de la vocation sociale. Dès son arrivée à Rennes, je suis allé voir Jean pour le convaincre que la SEM Territoires reprenne le projet UFO. J’estimais comme lui sans doute que la gestion d’un tel projet par une SEM est plus efficace qu’une gestion directe par l’administration, cette dernière étant trop figée ou trop coincée. Il a été convaincu et la nouvelle maire Nathalie Appéré aussi.

Autre élément-clef de l’aventure, la personne de Sophie Ricard, cette architecte qui par son dynamisme est devenue depuis l’origine l’âme de l’Université foraine, puis aujourd’hui de l’Hôtel à projets.
Sophie est une princesse. Cela fait cinq ans que je travaille avec elle et c’est comme si j’avais formé un vrai « universitaire forain ». Elle voulait rester ici car elle se sentait un peu « propriétaire » des choses qui se faisaient à Pasteur, y ayant noué de multiples relations amicales et professionnelles. Après avoir rencontré Jean Badaroux, elle a été recrutée par Territoires comme chargée de mission pour animer le projet Pasteur. Et ça marche ! Je peux dire que Sophie m’a dépassé. Jean Badaroux et elle ont écrit un texte sur l’avenir de Pasteur que moi-même je n’aurais pas osé écrire, un texte structuré qui a emporté l’adhésion de Nathalie Appéré, laquelle a eu aussi l’idée d’utiliser ce bâtiment vide pour implanter au rez-de-chaussée une école primaire de centre-ville que la démographie rendait nécessaire.

Au bout du compte, considérez-vous que malgré ses aléas l’expérience rennaise est une réussite ?
 Oui, je le pense. Les échos que j’en ai dans d’autres villes me le prouvent. Je le vois aussi dans les sujets de diplômes d’étudiants que j’examine : je vois monter notre idée que « le non-programme est le programme ». L’idée de se servir de bâtiments non occupés pour y implanter des fonctions réversibles. L’idée de construire, non avec des matériaux neufs, mais avec des matériaux de réemploi, comme y incite d’ailleurs la COP 21.

Cette manière de concevoir l’architecture a donc un bel avenir devant elle ?
Bien sûr. J’en veux pour preuve le fait que la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, vient de me demander dans le cadre de la réforme de l’architecture, de proposer un article de loi sur ce que j’appelle le « permis de faire ». L’architecture doit être expérimentale, elle doit servir à réunir la communauté des habitants, des élus, des techniciens, des parents d’élèves, etc. Ma mission devrait être annoncée prochainement sous le titre « La preuve par 7 ». Il s’agira de 7 opérations en cours ou à mener : le tri postal d’Avignon, occupé par la très grande pauvreté ; des petits logements sociaux pour reconquérir la campagne en Ardèche ; à Clermont-Ferrand, une opération de renouvellement urbain en panne, avec création d’un atelier d’architecture sur site ; la cité « idéale » de Bataville, en Moselle, inscrite à l’inventaire et dans un parc régional, donc bloquée car trop protégée ; et peut-être Calais où j’aimerais imaginer une ville éphémère pour les migrants.

Après toutes ces années, quel regard ou quel bilan portez-vous sur Rennes. Ville créative ou ville endormie ?
Rennes a été une ville intelligente qui a permis l’émergence de plein de choses. Elle s’est peut-être installée dans un certain confort au point qu’aujourd’hui, elle s’inquiète de sa tristesse ou de sa morosité. Pourtant vous êtes gâtés : cette ville est totalement armée, bien plus que Marseille ou d’autres. Rennes devrait être le laboratoire de l’émergence.