le passage
du « résidentiel ››
au « productif ››?
Tout au long des derniers siècles, la vie économique de la Côte d’Émeraude a été dominée par l’exploitation de ses ressources naturelles : les ressources de la terre, avec l’agriculture (cultures maraîchères, céréales, pommes…), l’élevage, et les premières industries agroalimentaires (comme la biscuiterie). Mais aussi, bien sûr, les ressources de la mer : depuis la pêche vers les bancs de Terre-Neuve jusqu’à la construction navale, en passant par l’exploitation des algues ou l’organisation du commerce maritime… Ici ou là, du négoce, un artisanat diversifié, quelques productions variées (textiles, bâtiment…), ainsi que de nombreuses activités liées au tourisme, venaient animer la vie locale. Mais, ces dernières décennies, la vie économique de la Côte d’Émeraude s’est progressivement métamorphosée. Elle est même l’un des territoires bretons qui a le mieux supporté la crise de 2008. Si le « résidentiel » reste très important, le « productif » a pris une place croissante.
L’activité économique de la Côte d’Émeraude se concentre de plus en plus autour des villes de SaintMalo et Dinan, voire Dinard, ou encore Pleurtuit ou Cancale. Mesurée en termes d’emplois, elle est aujourd’hui très largement dominée par les activités qu’on dit « tertiaires » (76 % des emplois), qu’ils soient publics (administration, hôpitaux, enseignement…) ou privés (tourisme, hébergement, restauration, commerces, transport, grande distribution…). Cette tertiairisation s’est opérée au détriment relatif des autres activités. Certes, les activités « primaires » constituent toujours un élément important de l’image du territoire : on pense à l’agriculture (avec ses AOC « Moules de bouchots », « Pommeau de Bretagne », « Pré salé du Mont-SaintMichel »), mais aussi à la pêche, qu’elle soit littorale ou développée dans des mers lointaines. Pour autant, ces activités ne représentent plus qu’à peine 5 % des emplois. Quant aux activités industrielles (11 % des emplois), elles sont animées par un ensemble d’activités artisanales et par toute une série de PME, plutôt de petite taille. Certaines se développent de plus en plus dans des activités à fort contenu technologique, autour du numérique ou des biotechnologies. Enfin, la construction, en essor mais d’importance légèrement inférieure à la moyenne régionale, représente 8 % des emplois (en grande partie grâce aux résidences secondaires).
Même si l’économie de la Côte d’Émeraude est l’une des moins « concentrées » de Bretagne, car la très grande majorité des emplois sont assurés par des unités de petite dimension, elle est particulièrement marquée par la présence d’importants groupes, à capitaux très souvent français, et même locaux, entraînés par des « capitaines d’industrie », dans les domaines de l’agro-industrie et de la chimie (groupe Roullier, Timac), du textile et de l’habillement (Beaumanoir), de l’hôtellerie (groupe Raulic), des cosmétiques (Phytomer, Goemar), de l’aéronautique (Sabéna), de la plasturgie et des réseaux de distribution (Seifel), du lait (Laiterie de Saint-Malo, Laiterie de l’Arguenon), de la pêche (Compagnie des pêches de Saint-Malo). L’essor de la technopole de Saint-Malo, couplée avec celle de Rennes-Atalante, devrait constituer un atout majeur pour le développement économique de la Côte.
De façon plus ou moins directe, la mer constitue le moteur de bon nombre d’activités côtières : outre la pêche et la conchyliculture, elle suscite le développement de nombreuses industries de transformation des poissons et des algues, d’extraction de sable, de construction navale, de production d’énergies, de transports maritimes et de fonctions portuaires, sans compter le tourisme et les loisirs, la balnéothérapie, les sports et tous les événements dont elle est à l’origine (Route du Rhum, fête de la coquille Saint-Jacques, régates…). Ajoutons que la présence de la mer a, de longue date, suscité l’essor d’activités de formation (Lycée professionnel maritime, à Saint-Malo) et de recherche (avec le Cresco, à Dinard, dépendant du CNRS et du Muséum National d’Histoire Naturelle, ou avec plusieurs départements de l’IUT ou avec des centres privés de recherche).
Globalement, les revenus mesurés sur la Côte d’Émeraude sont (très légèrement) supérieurs à ceux constatés dans l’ensemble des Côtes d’Armor et de la Bretagne, et du même ordre que ceux constatés en Ille-et-Vilaine : le revenu médian déclaré par unité de consommation est de 19 200 euros par an (2011). Ce sont les communes littorales, où l’importance des résidences secondaires est forte, qui affichent les plus hauts revenus (Saint-Briac, SaintCast, Saint-Lunaire, Dinard, Lancieux, Saint-Coulomb). Dans ces dernières, les inégalités de revenus sont élevées. On retrouve toujours ici cette dichotomie caractéristique des zones côtières : des revenus élevés le long du littoral, des revenus moindres dans la zone rétro-littorale.
D’où viennent les revenus des habitants de la Côte d’Émeraude ? En grande partie des produits (salaires, bénéfices) de la vente des productions locales (47 %). Mais aussi très largement des revenus (53 %) qui proviennent de l’extérieur, sous formes de revenus des agents publics, de revenus sociaux et surtout de transferts divers (retraites, revenus apportés par le tourisme, placements financiers, gains des travailleurs alternants). Ces ressources, très largement indépendantes de la production locale, sont beaucoup plus élevées que dans d’autres territoires bretons : du fait de sa composition sociale et de la nature de ses activités, la Côte d’Émeraude est ainsi assez dépendante de toutes ces formes de redistribution quasi-invisibles qui alimentent les dépenses locales : en cas de crise de la production et de l’emploi, elles jouent un rôle contracyclique indéniable. Mais, à l’inverse, une cure d’austérité qui toucherait toutes les formes de redistribution sociales ou économiques, constituerait un risque certain pour la dynamique de la Côte.
Comment fonctionne cette dynamique de la Côte ? Et, plus particulièrement, qu’est-ce qui favorise l’emploi local (estimé à 42 000) ? Il faut faire ici une distinction entre deux sphères d’activités (et donc deux catégories d’emplois).
D’un côté, les activités qui sont directement tournées vers la satisfaction des besoins des clients locaux, qu’ils soient résidents ou de passage, comme les touristes : ce sont les activités qu’on dit « présentielles » (ou « résidentielles ») ; leur importance, en termes d’emplois, presque les trois-quarts d’entre eux (71 %), est plus élevée qu’à l’échelle de la Bretagne (66 %), du fait de la présence de la restauration, de l’hôtellerie, de la construction, des services de proximité, des commerces, mais aussi de l’administration publique (grâce aux dépenses de l’État, des collectivités territoriales et hôpitaux). Si elles sont nettement dominantes sur cette côte, le poids de ces activités varie toutefois selon les communes : 73 % à Saint-Malo, 70 % à Dinard, 58 % à Plancoët, mais 82 % à SaintBriac ou 89 % à Lancieux et Trégon : ces communes se distinguent, du fait de leur attractivité touristique et du poids élevé des retraités dans leur population… Ces activités répondent à une sorte de « PIB de la demande », solvabilisé par les achats locaux.
D’un autre côté, existent les activités « exportatrices », encore dénommées « productives » : plutôt de type industriel ou de commerce de gros, ce sont celles qui sont tournées vers les marchés extérieurs à la Côte ou vers les autres entreprises locales : si elles constituent une sorte de « PIB de l’offre », leur importance est encore relativement faible, même si elle n’a cessé de croître au cours des récentes décennies. Ces dernières années, la nature des fonctions exercées dans cette sphère « exportatrice » s’est fortement modifiée, avec une part croissante des fonctions dites tertiaires (entretien, logistique, services aux entreprises…) et surtout des fonctions réputées « métropolitaines » (prestations intellectuelles, conseils, gestion, finances…).
Un des enjeux du développement économique local, pour les temps à venir, est évidemment de développer les activités de cette « sphère exportatrice », générées par des secteurs plutôt exposés à la concurrence nationale ou internationale, de façon à ne pas s’enfermer dans cette seule logique de « Breizh Riviera », où la régulation se fait en grande partie par la redistribution. Car les risques sont grands de voir s’approfondir cette coupure entre les territoires de la consommation et ceux de la production, entre une Bretagne résidentielle, dynamique (au moins pour un certain temps !) en termes de populations et de revenus, mais très largement coupée des grands courants d’échanges et de productions, et une Bretagne domestique, renfermée sur son sort et sauvée par des revenus gagnés ailleurs… L’essor de ces activités productives devrait s’accompagner d’une dématérialisation accrue des productions et de nombreuses restructurations, poussées par la nécessité d’introduire des nouvelles technologies, mais aussi de gagner de nouveaux marchés, souvent plus lointains et plus concurrentiels.
Chance et inconvénient à la fois de sa proximité avec le Pays de Rennes, la Côte d’Émeraude doit aussi faire face à des forces centrifuges. À l’avenir, des voies toutes tracées s’imposent à elle : tout en continuant de développer des offres de proximité à ses habitants, se raccorder aux grands courants d’échanges internationaux, promouvoir des activités compétitives, utilisant les technologies les plus récentes, et toujours s’appuyer sur les innombrables atouts de son environnement et de son patrimoine naturel et culturel.