La quinzaine de communes de la Côte d’Émeraude, de Fréhel à Cancale, présente un profil démographique particulier – une population à la fois plus âgée et plus aisée que la moyenne – mais néanmoins représentatif du littoral breton. La surreprésentation de ces catégories sociales n’est cependant pas propre à la Bretagne : on la retrouve sur l’ensemble des côtes françaises et même plus largement sur toutes les façades littorales des pays occidentaux, comme le montre par exemple une étude fine des populations vivant sur les côtes britanniques.
Cette attractivité du liseré côtier pour les couches les mieux loties fait système : elle est la conséquence de prix fonciers et immobiliers plus élevés qu’elle contribue à entretenir, la demande de clients aux ressources substantielles rendant les logements souvent inaccessibles aux autres populations, contraints de s’installer en retrait de la côte, ce qui crée un fort contraste démographique et social entre communes littorales et arrière-pays.
Trente ans d’artificialisation des sols Les communes littorales bretonnes sont en effet soumises de longue date à une forte urbanisation, comme l’a montré l’impressionnant travail du géographe Josselin Dupont (laboratoire ESO-Rennes) pour le compte de la DREAL Bretagne pour la période 1977-2000 à partir de photographies aériennes . En 23 ans, l’artificialisation des sols (c’est-à-dire la transformation de surfaces agricoles ou naturelles) a crû de 86 %. Sur une période plus proche (1980-2009), la construction de logements neufs par hectare a été deux fois plus intense sur le littoral que dans l’intérieur de la Bretagne d’après la base de données SITADEL également exploitée par Josselin Dupont. Les cartes permettent toutefois de constater que ce n’est pas sur la Côte d’Émeraude que l’urbanisation a été la plus vive en Bretagne. À l’exception de Saint-Coulomb, on constate que comparativement à l’essentiel du trait de côte breton, et notamment au reste des Côtes d’Armor et au Finistère, la Côte d’Émeraude apparaît comme un liseré ayant enregistré une progression plus lente de son urbanisation.
Cette section du littoral breton apparaît davantage dans la norme pour la période plus récente (2000-2007) d’après des calculs fondés sur le cadastre .
L’urbanisation d’un littoral n’est toutefois que partiellement liée à sa croissance démographique. La preuve : entre 1977 et 2000, la croissance de la population des communes côtières bretonnes a été dix fois plus faible (+ 8,2 %) que celle des terres artificialisées (86 %, comme indiqué). Cela tient au fait que chaque habitant a besoin de plus d’espace qu’autrefois (jardin, garage…).
Cela s’explique aussi sur le littoral par la proportion élevée de résidences secondaires qui engendre une consommation de terrains sans croissance démographique, leurs propriétaires n’étant pas comptabilisés parmi la population permanente. Or, de ce point de vue, la Côte d’Émeraude figure comme la plus forte concentration absolue après la côte morbihannaise, avec dans la plupart de ses communes une majorité de résidences secondaires.
La combinaison de ces phénomènes et la forte attractivité de la bande littorale expliquent les prix élevés des terrains à bâtir et plus généralement de l’immobilier. L’Agence nationale de l’habitat (ANAH) a d’ailleurs dénoncé la concurrence exercée par la construction de résidences secondaires « qui peut provoquer des niveaux de prix difficilement compatibles avec le pouvoir d’achat des populations locales » (cité par J. Dupont).
Les prix de vente des lots constructibles atteignaient ainsi en moyenne 120 euros le mètre carré sur la Côte Émeraude en 2010, soit autant que dans l’agglomération brestoise et plus que dans la Presqu’île de Rhuys (113 €/ m2 ). En 2008, les aires urbaines de Dinard (137 €/m2 ) et de Saint-Malo (124 €/m2 ) étaient ainsi les plus chères de Bretagne, devant Vannes et Rennes, ce qui en faisait respectivement les 25e et 30e zones les plus coûteuses de France. On constate du reste une forte différence entre le secteur de Dinard-Saint-Malo et la partie costarmoricaine de la Côte d’Émeraude, qui reflète à la fois la plus forte attractivité de l’Ille-et-Vilaine et son caractère plus urbanisé. Les données communales analysées par Josselin Dupont dans sa thèse pour 2011 confirment cette opposition
Ces données sur les prix des terrains à bâtir expliquent largement les évolutions démographiques constatées pour la période 2006-2011. Leur taux de croissance global de 4 % est juste dans la moyenne bretonne, ce qui peut surprendre compte tenu de l’attractivité supposée du bord de mer. La Communauté de communes de la Côte d’Émeraude autour de Dinard n’a ainsi progressé que de 3 %.
En revanche, les communes dites « rétro-littorales » ont connu une hausse démographique plus vive, une large fraction des accédants à la propriété, des locataires et des résidents secondaires se trouvant contrainte de s’éloigner en raison de prix devenus inaccessibles sur la côte. Josselin Dupont a montré dans sa thèse à l’échelle de la Bretagne que la bande située à moins de 5 kilomètres de la mer n’a connu une hausse démographique supérieure à celle des communes plus éloignées qu’entre 1968 et 1975. Depuis, la hausse s’y limite à 2 à 4 % entre deux recensements contre une progression de 4 à 13 % par période intercensitaire pour les communes situées entre 5 et 15 km de la mer : l’effet d’éviction est manifeste.
On retrouve cet impact du coût foncier et immobilier sur la croissance au sein même de nos communes de la Côte d’Émeraude pour la dernière période d’observation disponible à cette échelle. Les communes-centres de Dinard et surtout Saint-Malo (- 9 %), en forte baisse par manque de terrains susceptibles de compenser la décohabitation des jeunes générations, s’opposent à des localités plus rurales (Ploubalay), plus éloignées des pôles urbains (Plévenon) et/ou plus accessibles financièrement parlant (Saint-Coulomb, Lancieux). Les autres communes chères et âgées (Cancale, SaintLunaire et Saint-Briac) stagnent ou n’ont plus qu’une croissance faible (de 1 à 4 %) (Saint-Jacut, Saint-Cast). Les valeurs intermédiaires correspondant à des communes moins balnéaires (Créhen, Trégon) ou à des stations recherchées mais moins prohibitives (Matignon, La Richardais).
La population littorale se caractérise aussi par une part élevée d’individus de plus de 60 ans, partout supérieure à la moyenne bretonne (26 % en 2013). La proportion Carte 1 : Part des plus de 60 ans en 2011 sur la Côte d’Émeraude et dans l’arrière-pays dépasse un tiers dans une bonne douzaine de communes et culmine à 48 % à Saint-Cast et Saint-Jacut.
Malgré ces différences internes notables, le littoral, considéré globalement, fait figure de lieu de villégiature pour les seniors et les retraités en comparaison des localités sublittorales (carte 1). On observe même, surtout côté Côtes d’Armor, que la part des plus de 60 ans diminue à mesure qu’on s’éloigne de la côte, avec plusieurs couronnes successives au vieillissement de moins en moins prononcé.
La hausse de cette population a été spectaculaire en Bretagne (+ 73 % en 40 ans) mais elle a été encore plus forte sur le littoral (+ 81 %). Cette augmentation résulte d’abord de l’allongement de l’espérance de vie et secondairement de l’apport migratoire puisque la part des 55 ans et + ayant changé de logement au cours des cinq années précédentes est supérieure de trois points sur le littoral. Cette proportion ne s’élève toutefois qu’à 17 % (20085 ). Cela étant, la Bretagne est la 3e région la plus attractive pour cette catégorie, dont 40 % de natifs pour au moins un des membres du ménage. 35 % de ces arrivants âgés s’installent sur le littoral où ils représentent 6 % de la population résidente. Nul doute que cette proportion est plus élevée sur la Côte d’Émeraude dont le solde migratoire est très positif, compensant une natalité médiocre du fait de l’âge moyen élevé.
Cette composante par âge explique en partie les inégalités de revenus également observables entre façade littorale et intérieur. Les différentiels de rente foncière (prix des logements et montants des loyers) conduisent en effet à un tri social en fonction de l’inégale capacité des ménages à assurer cette charge, excluant de facto des communes littorales les catégories plus populaires et les jeunes ménages. La comparaison des revenus médians des ménages est édifiante à cet égard. L’unité de consommation permet de tenir compte du nombre de personnes dans le ménage d’autant que bien des foyers sur la côte ne sont composés que d’une seule personne.
On constate que les communes les plus riches sont toutes situées en bord de mer ou sur les rives de la Rance. Saint-Malo est un ton au-dessous à cause de son parc d’habitat social (carte 2). Les valeurs décroissent assez régulièrement à mesure qu’on s’éloigne de ces zones résidentielles favorisées, confirmant la forte correspondance entre trois variables étroitement associées : prix de l’immobilier, âge et revenus des populations. Les retraités ont le privilège d’avoir des revenus globalement supérieurs aux actifs et, surtout, un patrimoine bien plus conséquent. L’écart entre une Côte d’Émeraude bien lotie et un arrière-pays plus modeste ne fait ainsi que traduire dans la géographie sociale locale un fait bien établi à l’échelle nationale.