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Dossier
#23
Comment se voient-ils, comment nous voient-ils?
RÉSUMÉ > Comment les jeunes Rennais issus de l’immigration maghrébine et turque voient-ils et parlent-ils des travailleurs sociaux ? Une enquête sociologique menée à Rennes apporte des réponses. Elle révèle tout l’univers de représentation de ces jeunes marqués par le sentiment de la stigmatisation et parfois une image négative d’eux-mêmes. Cette image, ils tentent de conjurer en mobilisant des ressources internes et externes.

     Ce travail est le résultat d’une démarche d’investigation auprès d’une vingtaine de jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque âgés de 16 à 25 ans, des cinq quartiers rennais répertoriés comme Zone urbaine sensible. Ces jeunes ont été interrogés individuellement par entretiens et collectivement, dans le cadre de la méthode des incidents critiques. Une méthode conçue par J. Flanagan (1954) qui présente l’intérêt de permettre à un groupe de jeunes, de cinq à douze personnes, dont les caractéristiques ont été choisies à partir d’un ensemble d’items (âge, domicile, définition de soi, fréquentation d’institutions où œuvrent des travailleurs sociaux, patronyme, notamment) de s’exprimer.
   À partir d’une situation vécue et exposée par un des jeunes, les autres membres du groupe qualifient leurs relations avec les travailleurs sociaux. Ces derniers, appartenant d’ailleurs à plusieurs professions du champ du social, interviennent surtout dans les services de milieu ouvert.
     Nous voulions à travers cet exercice répondre à la question suivante: Quels sont les fondements des représentations des jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque à propos des travailleurs sociaux qu’ils côtoient? Pour y répondre, nous sommes partis de l’hypothèse suivante:
    Les jeunes forgent leurs représentations des travailleurs sociaux à partir d’expériences de catégorisation et de stigmatisation dont ils considèrent être victimes du fait notamment de leur visibilité physique. Cependant, plus ces jeunes trouvent un équilibre entre les influences culturelles parentales et « la culture française » et plus ils considèrent l’intervention des travailleurs sociaux de manière positive. A contrario, le poids de leurs difficultés pèse sur l’image qu’ils véhiculent sur le monde environnant.

     Ces jeunes se considèrent à la fois comme le produit d’un environnement familial et d’influences françaises. Leur identité est marquée par la permanence et le changement. Elle est à la fois stable, puisqu’il s’agit d’une condition de l’équilibre de la personnalité, et évolutive puisque nous ne pouvons écarter l’impact des influences qui l’amènent à se transformer. Toutefois, les jeunes interrogés ont tendance à décliner leur identité d’une manière qui en fait un tout composite. Ceci nous amène à considérer qu’il s’agit d’un bricolage identitaire qui s’adapte à leurs réalités de vie et surtout qui reflète les influences multiples qui interviennent pour modeler les processus de socialisation qu’ils vivent.

     À la question «Quelle définition peux-tu donner de toi ou qui es-tu? », les jeunes proposent plusieurs versions que nous pouvons classer en trois systèmes de présentation ou de dénomination de soi. Un système de filiation familiale, un autre avec un ancrage local renvoyant à tel ou tel autre quartier de Rennes et un dernier d’affiliation à un groupe national voire ethnique: le plus souvent celui de ses parents ou du père en règle générale avec une référence à leurs pays d’origine voire ethnie.
     Pour ces jeunes, l’identité en référence à la Nation n’est pas toujours aussi structurante. S’ils annoncent pour la plupart détenir la nationalité française, ils savent dire aussi qu’ils ne bénéficient pas d’une égalité réelle face à l’école ou au monde du travail. Ils partagent entre eux l’affirmation de ne pas se reconnaître dans le modèle républicain d’intégration. La stigmatisation fait partie intégrante de leur vie. Ils expriment avec une certaine clairvoyance ses effets qu’ils vivent et situent très tôt dans leur parcours de vie:
     « Très jeune, on découvre qu’on est différent des autres. Nous n’avons pas le choix. “Tu viens d’où? Est-ce que tu es né ici? Tu comptes repartir dans ton pays?” Autant de questions et d’autres qu’on connaît par coeur. C’est de la routine. Mais ce qui me marque le plus ce sont les paroles dites par nos instituteurs, professeurs ou les éducs ou animateurs qui nous font le plus mal. »

     Ces jeunes déclinent une identité où ils ont appris, dès leur plus jeune âge, à situer la langue d’origine des parents, leur culture dans un système de classification hiérarchique qui évalue, apprécie certaines pratiques et déprécie d’autres. Ces jeunes repèrent de ce fait, dès leur plus jeune âge, une certaine vision dévalorisée de leur culture et de leur langue: « Or pour qu’une culture puisse se transmettre, il faut que cette culture soit sinon valorisée, du moins qu’elle ne fasse pas l’objet d’un rejet par la société d’accueil. Il faut que les parents puissent la porter. Les parents vont transmettre la culture du pays d’origine en fonction du degré de légitimité qui est lui est accordé dans le pays d’accueil. »
     Il s’ensuit, dans le cadre du recours à la langue de leurs parents, une tendance à opter pour des modes opératoires et des comportements différenciés en fonction des univers dans lesquels ils évoluent. Ils vont ainsi s’en servir dans la sphère privée, dans un cadre familial ou amical. Ils évitent de l’utiliser dans la sphère publique officielle et notamment dans les relations mixtes. Ceci ne les empêche pas de s’en servir aussi comme forme de défi, l’expression d’une provocation qui les amène à afficher avec une certaine exagération une appartenance ethniquement marquée.

     Les images que ces jeunes ont d’eux-mêmes sont aussi alimentées par leurs conditions de vie. Ils se montrent bien souvent clairvoyants en considérant qu’ils sont perçus/ stigmatisés non seulement à partir de leur appartenance ethnique, mais aussi à partir de l’espace dans lequel ils vivent et qui ne laisse pas indifférents leurs interlocuteurs. Ils essayent ainsi de développer des stratégies de contournement pour ne pas révéler sa nature.
     « Je suis conscient que je suis différent des autres. Lorsque je veux l’oublier on me la rappelle: “tu viens d’où? Tu as grandi ici? Tu parles bien le français, mais tu l’as appris où?, tu habites quel quartier ?” ».
     De nombreux jeunes soulignent l’intérêt qu’ils ont à mettre en place des stratégies pour lutter contre les effets du stigmate. Ils réagissent ainsi à une assignation identitaire qui les empêche de négocier et de disposer d’une place à part entière dans la société. Car en effet : « Toute identité ethnique, minoritaire, est en grande partie assignée par le groupe majoritaire, dont le regard est d’une certaine manière constituant du groupe minoritaire. » Ils ont tendance à s’identifier à de tels stéréotypes d’abord en développant le sentiment d’appartenir à un groupe de type ethnique mais aussi en développant une identité, y compris négative, en réaction à l’étiquetage dont ils peuvent faire l’objet.

     Ce mécanisme de catégorisation participe à la construction d’une identité chez l’enfant dès son plus jeune âge. Les chercheurs américains Kenneth et Mamie Clarke ont réalisé, dans les années 1950, une expérience qui consistait à présenter à des enfants noirs des poupées blanches et noires, sans traits négroïdes, en leur demandant laquelle leur ressemblait le plus et laquelle avait leur préférence. Les résultats de cette expérience ont montré que 2/3 des enfants ont opté pour la poupée blanche. Kenneth Clarke a appelé ce phénomène la misidentification ou erreur d’identification. Ils en ont conclu que l’enfant dès l’âge de trois ans percevait les différences ethniques et était capable de discrimination. Cette expérience montre combien les enfants apprennent que la couleur de la peau et la texture des cheveux sont liés à des situations socio-économiques ou professionnelles différentes et finissent par considérer que la couleur blanche est plus valorisante. Les enfants s’identifient à cette couleur et conséquemment ils se déconsidèrent.
     Dans les années 1970, des études similaires auprès de jeunes issus de l’immigration du Maghreb mais aussi issus des DOM-TOM ont été réalisées en France. L’étude consistait à raconter à des jeunes, d’origine maghrébine, portugaise et française de niveau socio-économique équivalent, des histoires désagréables en rapport avec des photographies présentées à ces mêmes jeunes. Ils devaient identifier le ou les auteurs du méfait commis. Il ressort de cette étude la tendance, plus systématique chez les jeunes Maghrébins, à stigmatiser les membres de leur groupe d’appartenance. Les autres jeunes interrogés ont souvent répondu d’une manière plus aléatoire sans pour autant imputer aux non-européens la responsabilité des actes commis.

     La dimension du stigmate qui touche les immigrés et leurs enfants relève de systèmes complexes de représentations et de stéréotypes construits socialement et qui affectent les catégories les plus visibles physiquement en France aujourd’hui : les Maghrébins et les Noirs. Les effets du stigmate, pour reprendre ce concept introduit par E. Goffman, sont ancrés dans les esprits à la fois de ceux qui stigmatisent et par un effet d’imposition des dominants chez les individus stigmatisés. De telle sorte que les personnes stigmatisées peuvent, le cas échéant, développer une image négative d’elles-mêmes et de leur groupe d’appartenance. C’est ainsi que certains des jeunes interrogés considèrent que les comportements adoptés ou les représentations négatives véhiculées à leurs égard sont, en grande partie, fondées et justifiées. Tout se passe comme s’ils répondaient à une prophétie autocréatrice. En règle générale, les jeunes rencontrés déploient des stratégies continuelles de lutte contre le stigmate et l’identité négative en investissant des actions individuelles ou collectives qui leur permettent une valorisation de soi (scolarité, engagement militant, etc.).

     Chez les jeunes interrogés le langage est un moyen qui marque une appartenance, une identité spécifique mais aussi un mode d’opposition qu’ils adoptent notamment à l’égard des travailleurs sociaux. Il s’agit d’un langage crypté parfois pour reprendre l’expression de Cl. Dannequin. Une identité qui s’appuie sur une vision du monde qui s’enracine dans des références en matière de réussite sociale qui s’éloigne voire s’oppose par rapport à l’institution scolaire responsable parfois de leur échec.
     Le développement d’une violence verbale, en réaction à ce que certains considèrent comme imputable à l’école, participe des espaces de valorisation de comportements ou du « capital agonistique » pour reprendre la terminologie de G. Mauger. Selon ce dernier, les jeunes ont tendance à valoriser les attributs de la force physique ou verbale qui leur permettent d’exprimer un certain degré de virilité: « Capital individuel, il dépend de la force physique (en ce sens, il s’agit d’un aspect du « capital corporel »), mais aussi du savoir-faire (de ce point de vue, il s’agit d’un « capital culturel » spécifique correspondant à l’apprentissage de techniques de combat). Capital collectif, il dépend du capital agonistique de chacun des membres du groupe, de la force du nombre et de la solidarité du collectif. »

     Le langage, chez eux, demeure marqué par un certain degré de créativité les amenant à construire des catégories de professionnels qui reflètent leurs expériences de vie au quotidien avec ces derniers. Pour eux, si les travailleurs sociaux sont censés les aider, tous ne sont pas dans cette logique. Ils considèrent que certains professionnels les « culturalisent » ou les « ethnicisent » parfois d’une manière insidieuse. Les jeunes apprennent à décoder les messages qu’ils considèrent comme orientés. Des questions telles que : « Est-ce que tu laisseras travailler ta femme ? », « lorsque j’achète de nouvelles baskets, on me dit “tu les as volées où?” Comme si les arabes étaient tous des voleurs. ». Pour ces jeunes de telles réflexions représentent un aveu flagrant de l’image orientée que certains professionnels du travail social peuvent véhiculer.
     Les expériences de vie apprennent aux « jeunes marqués ethniquement » à se construire des représentations et des discours sur leurs interlocuteurs. Ils ont tendance à projeter ces modes de fonctionnement dans leurs relations avec les travailleurs sociaux. Les jeunes interrogés ici citent de nombreuses expériences vécues qui relèvent parfois de la persécution: « (…) Nous étions à côté de la maison de quartier à papoter. D’un coup nous avons vu piler devant une voiture de la BAC. Quatre policiers sont sortis très énervés et nous ont demandé nos papiers. Nous avons flippé tellement ils étaient agressifs. Moi perso, je n’avais pas mes papiers. J’ai précisé que j’habitais l’immeuble d’en face. Ils ne m’ont pas crus. Le pire c’était que comme je suis animateur sur le quartier, je croyais bon leur décliner mon statut. Je n’ose même pas te dire ce qu’ils m’ont sortis. Comment veux-tu avoir de l’autorité avec les jeunes avec des policiers qui t’insultent devant les jeunes à qui tu dis qu’il faut respecter autrui. »

     Les jeunes interrogés attribuent aux professionnels des comportements non uniformes. Leurs « catégories » s’appuient sur de nombreux faits révélés par eux à plusieurs reprises dans les entretiens. Les jeunes situent les travailleurs sociaux dans des groupes que nous pouvons classer en quatre idéaux-types :
     « Le rebelle » correspond au professionnel, que l’on retrouve quasi exclusivement dans les services de prévention, désigne des individus qui adoptent des comportements de défi à l’égard des jeunes ou « s’habille comme les civils », c’est-à-dire les policiers de la BAC (Brigade anti criminalité). Le rebelle essaie de s’inscrire dans la provocation tant dans sa manière de s’exprimer que celle de s’habiller ou prendre position.
     « L’allié » est celui sur qui les jeunes disent pouvoir compter. Soutien qui peut parfois passer par des formes de proximité avec les jeunes à tel point que certains professionnels ferment parfois les yeux sur des conduites déviantes. Des professionnels que les jeunes considèrent comme respectueux de ce qu’ils sont. Une attention particulière, selon certains à tel point qu’ils sont considérés parfois comme davantage préoccupés par les intérêts des usagers que par ceux des services auxquels ils sont rattachés.
     « La balance ou le faux » est celui qui ne sert à rien, que les jeunes ignorent souvent. Pour eux, il n’est ni dans la confrontation, ni dans la compromission et encore moins dans le soutien. Des professionnels qui seraient prêts à dénoncer les comportements déviants des jeunes sans essayer de comprendre les raisons qui les poussent à agir de la sorte.
     « La racaille » renvoie à une catégorie qui verse dans un esprit de contestation qui vient excuser, couvrir les comportements de certains jeunes qui se retrouvent parfois en porte à faux avec la loi. Certains jeunes s’interrogent sur les motifs qui poussent cette catégorie de professionnels à agir de la sorte (peur, envie de voir s’embraser les quartiers, envie d’être bien considéré par les jeunes…).

     Épilogue: Les jeunes rencontrés ne restent pas inertes. Ils ne sont pas dans la plainte continuelle. S’ils font des constats parfois alarmistes des réalités qu’ils vivent, notamment avec des représentants institutionnels tels que les travailleurs sociaux, ils tentent toutefois de réagir à ces systèmes de catégorisation et de mise à l’écart en en construisant d’autres. Dans ce mouvement réactif, ils mettent en oeuvre des modes d’intégration dans la société, ils s’investissent dans des espaces militants au sein du monde associatif notamment et dans une moindre mesure syndicale ou politique.