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Dossier
#23
Itinéraires de Rennais d’aujourd’hui
RÉSUMÉ > Un Malien, un Marocain, une Tchétchène, un Portugais, voici cinq portraits, cinq itinéraires parmi des milliers, de Rennais d’aujourd’hui.

     Le voyage est si long et si court entre le Mali d’où il vient, la Bourgogne où il se marie et la Bretagne qui l’accueille. « Les racines, je les ai dans le ventre » dit Tidiane Diakité, habitant l’Hermitage, aujourd’hui. « Foulant le sol rennais pour la première fois, arrivé vers 18 heures, sorti à 19 heures humer l’air de la ville. La première personne que j’ai abordée et avec qui j’ai causé un peu (un Breton!), en sortant de mon hôtel, m’a dit: «Vous verrez, les Bretons ne sont pas accueillants. Vous ne vous ferez pas d’amis ici. ».
     Ici qu’il a noué ses plus fortes relations, indéfectibles.
     D’ici qu’avec le recul il repense à son père paysan qui ne savait ni lire ni écrire et dont il était le fils aîné! « Opposant farouche » à sa scolarisation, il gardera toujours sur lui les bulletins ou les tableaux d’honneur, les montrant à ceux qu’il croise, à Bamako, en faisant ses courses ou dans la famille.
     Revenir sur le chemin de Tidiane Diakité, c’est ouvrir un compas dont la pointe creuse un trou à Cuba, où il est envoyé d’office par des crédits de propagande alors qu’il ne souhaite qu’aller à l’université pour devenir enseignant. À Cuba, l’accueil est excellent, la samba et le reste, mais même pas possible d’aller en fac perfectionner l’espagnol! Puis le compas se fiche au Sénégal, en Côte d’Ivoire pour, côté crayon, continuer le récit à l’université de Dijon. Vaches maigres en Bourgogne. Emmaüs pour loger et les pochons de restes donnés par un étudiant hollandais.
     Le voilà professeur d’histoire, son rêve. Le voilà père de deux enfants et accueilli par sa belle famille à La Charitésur- Loire. Le couple répond à un appel de professeurs en Côte d’Ivoire d’où ils sont débarqués brutalement, contrat résilié, direction Rennes !
     « Non seulement, dit-il, on est Breton, mais retourner en Bourgogne eût été une punition! » D’un duché l’autre se rejoue quel antagonisme? C’est que « les Bretons ont une double identité: l’enracinement et l’ouverture ». Il sent cette Bretagne « au-delà du visible », il aime ces « Bretons distants, méfiants » et quand « on passe un cap, la confiance est là ». Tidiane Diakité jamais n’a senti un quelconque rejet, lui qui se dit « original » depuis son enfance malienne et « original » ici.
     Jamais il n’a supporté les mariages forcés et quand les « tam-tam venaient », enfant, il fonçait en brousse en se bouchant les oreilles. Adolescent, il a rendu à sa mère « les grigris du cou ou du poignet », convaincu de leur ineptie. « Original » ici, impliqué dans au moins trois associations, car « il a dû élaguer »!
     « Quand j’entends des gens dirent ici que les Africains ont la danse dans le sang, je suis assez confus pour leur dire que moi, je n’ai absolument rien dans le sang ». Tidiane Diakité danse avec les idées, voilà le secret !

     Beaucoup va par trois dans le parcours du Marocain Saâd Aït Omar, ingénieur d’études en informatique à l’université Rennes 1: j’ai quitté mon pays, ma langue et mon métier.
     Par trois, ses manières d’être bien à Thorigné-Fouillard où il vit: la famille, la musique et le foot! La famille avec son épouse, bretonne. La musique, il faudrait consacrer un chapitre à ses Rolling Stones ! Avouons qu’on croit moins mondialisé le groupe Nass El Ghiwan (les troubadours pour dire vite!) que Saâd a fait venir au Triangle, oui, au Triangle ! Le sport, n’en disons que ceci : son équipe corpo de l’hôpital a remporté la Coupe de Bretagne, écrasant 3 à 1 la corpo de Citroên!
     Passons vite sur le docteur en géologie, professeur à l’université naissante de Marrakech. Comblant son père dont le seul mantra pour ses dix enfants était: des études, des études, des études !
     Revenons à cette arrivée à 15 heures en gare de Rennes à l’âge de 18 ans, comme si c’était hier! Il vivait à la Cité du Maine à Villejean où il apprenait le français et suivait des cours à Beaulieu. Villejean pour la ville, et Beaulieu, dans les champs. Les gens de Rennes l’accueillent naturellement. Naturel est le mot. Pas celui qu’il ressentira plus tard, père de deux fils dont l’aîné aura à subir, au collège, le racisme de la part d’un prof en mode FN.
     Géologue formé aux falaises du Trégor dont il connaît l’histoire et les ressorts, il rentre à Marrakech, doctorat en poche et femme enceinte. Son père est nassérien, tellement ravi que son fils rende à la Nation son tribut que la Nation a permis d’obtenir. Mais à l’université de Marrakech, le salaire d’un professeur ne satisfait ni le titulaire ni son père.
     Décision est prise de changer de métier : retour à Rennes. Après tout, les Lices font penser aux souks ! Sa femme retrouve à l’hôpital un travail d’infirmière et lui se lance dans un DESS d’informatique. Le foot lui permet de rencontrer tous les villages du département, d’aimer ces tournois qui brassent une société.
     Saâd Aït Omar va quelquefois par dix! Il va connaître, avant d’habiter Thorigné, dix quartiers de Rennes et par deux: ses enfants se prénomment Ibrahim-Pierre et Marouane- François. La famille mange autour de la table ronde et s’adosse aux banquettes. Ses beaux-parents bretons trouvent ça bien pratique, on loge à beaucoup et ce qu’on y mange est sucré salé!
     Goût amer en retrouvant ses cousines voilées, là-bas, à Kenitra où il est né quand ses tantes étaient en jupe. Amer quand sa chère cousine avec qui il a partagé l’enfance lui tend du plus loin sa main pour le saluer. Ce deuil de son Maroc est plus dur ! Ce Maroc de son enfance, ouvert, arabisant et lisant les sourates avec distance et, osons-le, laïcité!
     Sa vie d’ici est sucrée-salée, Nass El Ghiwan, à fond, par moments.

     C’est la veille de notre rencontre que le Portugais Jorge Batista a appris la nouvelle. Après des décennies en France, à tout faire, interims, missions en tous domaines, cariste, convoyeur funéraire, manutentionnaire, l’homme de Chavès, depuis la veille de notre rencontre était reçu au concours de la fonction publique. Le métier qu’il exerce depuis dix ans au moins, via des vacations qui se prolongent ad libitum et des journées commencées sans qu’aucun contrat ne soit signé, voilà, c’est fait, Jorge Batista est agent de l’État, et, il prend son souffle, « de l’Éducation nationale ».
     Il a cette voix douce des intimidés, ceux qui savent que la douceur vainc presque tout y compris les violences des nuits glauques quand, grâce à son bilinguisme, il assurait les veilles dans un hôtel de la place de la gare.
     Reprenons. Jorge Batista est né en France, à Charleville- Mézières, mais ses parents, ouvriers de la sidérurgie de jour et de nuit, l’ont ramené dans le petit village de ses grands-parents. Pour la séparation, appel au chat, là-haut dans les greniers. Les parents combien de fois pendant que le petit garçon regardait son chat ont pris la route de la França.
     Lui restait à Redial, dont le nom vient de Redonnes en latin, une prédestination!
     Séparation, rupture, aller retour, vacances de noël en France, retour, travaux de la maison, ses parents ont pris une semaine de vacance dans leur vie pour présenter le pays à leurs voisins de La Nouaye puisque c’est là que les Batista ont restauré un cellier en bauge.
     Entre Villa Real et Rennes, le fil continu de Jorge, c’est plus que le petit séminaire de là-bas et le grand d’ici, plus que les cours en ancien Testament ou de grec ancien et les questionnements toujours recommencés, sans doute est-ce le goût du dépassement.
     Il dit qu’il n’aura jamais tous les codes d’ici et qu’à Chavès, il parle la langue de la génération 70. Il habite à Rennes un logement de fonction d’une institution régalienne. Il est celui qui veille, doucement, à l’écoute des autres.
     Il me montre les photos de ses parents, illettrés, celle de ses grands-parents qui ne savaient ni lire ni écrire. Un texto m’apprend qu’il est admissible à un autre concours.
     À l’église Toussaints, dans la chapelle des messes en portugais, là qu’il a rencontré sa première fiancée mais il se mariera avec Isabelle, « une vraie Rennaise pur beurre salé, ses parents sont du pays de la Rance ». Deux enfants viennent et Jorge, doucement, attend qu’ils aient toutes les musiques des langues dans l’oreille.
     Il parle de Raphaël son fils et d’Anna-Mei. Mei, c’est du chinois. Le lointain est ce qui aide au très proche.

     Asya Magomadova, la Tchétchène, est ici parce qu’elle y est bien, que les gens de Rennes sont gentils. Elle est bien ici parce qu’elle est loin de la Tchétchénie. Rennaise depuis 2007, après des allers-retours entre son pays et la Pologne où on l’a régularisée. « C’est mieux d’habiter mon pays », voilà ce que longtemps elle s’est dit tout en voyant son frère disparaître, enlevé par « des hommes masqués ». Est-il mort ou est-il vivant ? En voyant son mari tué par des soldats.
     Rennaise depuis 2007, avec ses trois filles. L’une est handicapée. C’est tellement difficile d’être handicapée là-bas. Asya explique cela, et dit que sa fille handicapée, en France, a retrouvé « le plaisir ».
     « Les larmes viennent toutes seules », elle s’en excuse quand elle parle des journées passées à la clinique de Cesson avec son autre fille qui souffre d’un cancer. Elle parle et elle pleure, elle dit que c‘était bien d’y aller tous les jours et combien ce fut compliqué, vivant à Saint- Jacques, sa fille étant morte à Cesson et le carré musulman étant au cimetière de l’Est. Et c’est parce qu’il y a eu une si bonne personne, Marie-Claire, l’assistante sociale, que Tamara est enterrée ici.
     Asya passe chaque mercredi au cimetière et, ensuite, elle va faire « son bénévolat » au Secours Populaire. Trois après-midi par semaine. Elle aide ceux qu’il faut aider. Elle sait qu’elle s’aide en aidant et elle trouve tellement gentils les jeunes avec les chiens, ou les autres Français qui viennent chercher à manger et à qui elle donne ce qu’il faut partager et qui lui disent merci.
     Ce merci, un passeport pour Asya!
     Le seul car après tous les recours, tous les « négatifs » de l’Ofpra, elle dit que c’est « compliqué », voilà le mot, « tellement compliqué ». La dame de la préfecture comprend bien ce qu’elle lui dit, elle écoute, elle est gentille mais l’administration va de négatif en négatif. Même l’appartement de Saint-Jacques, le Cada lui a dit qu’elle en serait expulsée. Avec sa fille et ses deux petits enfants, Asya vit avec cette peur.
     Rien à côté de la terreur de là-bas, qui l’a faite fuir et trouver tout si bien à Rennes, même les papiers de CMU ou la carte de bus, à Rennes il y a les gens qui prennent le temps d’écouter et d’aider. Asya, si elle avait ses droits, travaillerait, c’est sûr. Cela l’aiderait.
     Asya Magomadova est aussi d’ici : son petit-fils y est né, ses deux petits-enfants vont entrer à l’école en septembre et le corps de Tamara repose au Cimetière de l’Est.

     Plus de cinq ans que la jeune Angolaise est arrivée avec sa soeur Marianna à la gare de Rennes. Elle avait15 ans. Elle se rappelle de cette date, une sorte de deuxième naissance. On ne se rend pas compte à quel point une gare tient d’une sorte d’obstétrique. Toutes les deux à la police, sous le regard acide et suspicieux des hommes. Ils ne les croient pas, ils croient qu’elles abusent, ils pensent que les regards que les deux soeurs s’échangent sont de connivence. C’est au cours de ce qui ressemble finalement à une garde à vue qu’un policier baragouinant l’espagnol communique avec Marianna qui le baragouine aussi. C’était le 19 septembre 2007. Date de la naissance rennaise!
     Marcella Lutonado, Angolaise, aura 21 ans bientôt et rien n’est complètement résolu. Il lui manque toujours « le bon papier », quelque chose qui fasse foi, qui l’assure de correspondre entièrement, complètement à ce qu’elle est et à ce qu’elle veut d’elle.
     Marcella a appris le français. Elle le parle sans recourir à un quelconque dictionnaire. Elle se demande où elle l’a laissé celui-là ! Elle comprend mieux pourquoi les gens vont vite dans la rue, comme happés par leur emploi du temps. C’est surtout cela qu’elle n’a d’abord pas compris, ces gens qui vont si vite, qui ne discutent pas, « toujours pressés ». Elle fait pareil, maintenant qu’elle travaille, « je vais quand même un peu moins vite qu’eux »! Le BEP Service à la personne en poche, voilà un diplôme, donc un papier ! L’accueil et l’hébergement par le conseil général, voilà sa chance mais son sort reste si fragile. Elle « n’y pense pas trop ».
     Peu après son arrivée sur Rennes, un éducateur de son foyer a trouvé sur Internet l’église Kimbanguiste. Là qu’elle prie. Peu importe que sa paroisse déménage de la zone de Saint-Grégoire, à Maurepas ou au Blosne, là elle retrouve des amis, une prière, « des bons moments, ça donne de l’espoir ».
     Pas qu’à l’église qu’elle chante. Chez elle, partout, toujours « pour ne pas penser aux choses qu’elle n’a pas », pas question de matériel, quelque chose d’autre: le sens!
     Marcella chante et en chantant se centre sur la musique, les rythmes, les notes. Quand elle chante, elle est dans le chant. Quand elle travaille, elle joue avec les enfants, avec des jouets qu’elle n’a pas eus. Quand elle travaille avec les vieilles personnes, celles-ci lui apprennent le sens des mots ou des vieilles chansons de 1930!
     Marcella rêve en portugais, mais le sens elle le cherche à Rennes.