PLACE PUBLIQUE > Si je dis « immigration à Rennes », qu’est-ce que cela vous inspire immédiatement?
MOHAMED BEN HASSEL > Je dis: regardez l’importance du nombre d’étudiants étrangers dans les universités rennaises, en particulier dans les disciplines scientifiques. Prenez la liste des enseignants du second degré et du primaire, regardez simplement les prénoms, vous verrez que beaucoup sont issus de l’immigration. Deuxième remarque: j’ai souvent revendiqué non pas le droit à la différence, mais le droit à l’indifférence, avec ou sans trait d’union. Dans mon travail, il ne me serait jamais venu à l’idée de dire: tu viens de Rostrenen, de Corse ou du Poitou, l’idée de faire des différences.
PLACE PUBLIQUE > Ces marquages géographiques ne sont pas forcément méchants, ils peuvent participer d’un certain folklore amical…
MOHAMED BEN HASSEL > Ce peut être vrai dans l’intimité. Mais sur le lieu de travail, en public, les origines géographiques risquent d’avoir un pouvoir discriminant ou relégateur. Attention à ne pas cultiver le stéréotype. Fort heureusement, Rennes est une ville où il existe une intelligentsia issue de l’immigration. Le Tchèque Milan Kundera n’a pas été à Paris, il a été à Rennes, le Portugais Maria Soarès n’a pas été à Paris, mais à Rennes. Cela veut dire qu’il y avait ici des gens qui les ont attirés. Reconnaissons aussi qu’en Bretagne, les antagonismes sont beaucoup moins forts que dans d’autres régions.
PLACE PUBLIQUE > Comment expliquez-vous cette vie en bonne intelligence?
MOHAMED BEN HASSEL > Peut-être parce que la Bretagne n’a pas eu de grosses industries pourvoyeuses d’une grande émigration de travail. Cela expliquerait que nous ayons eu beaucoup moins de problèmes que la Lorraine, par exemple. C’est une région qui n’a pas connu les conséquences d’une émigration mal gérée.
PLACE PUBLIQUE > N’est-ce pas aussi l’effet d’une tradition chrétienne faite de tolérance?
MOHAMED BEN HASSEL > Cet esprit on le trouve chaque année dans les Côtes-d’Armor avec le pèlerinage islamochrétien du Vieux-Marché. La Bretagne est une région particulière où le poids disons conservateur s’est effacé depuis un siècle. J’avais été stupéfait par un film documentaire montrant des ouvrières des sardineries de Loctudy ou de Douarnenez, avec leurs coiffes, chantant l’Internationale en breton, puis les mêmes le dimanche suivant, défilant dans un pardon en chantant des cantiques religieux. C’est un des côtés étonnants de la Bretagne. D’autre part, on sent ici que les gens ont de fortes valeurs humanistes. On y trouve des chrétiens qui se sont mouillés que ce soit par rapport au franquisme, au Chili, à la guerre d’Algérie, aux mouvements syndicaux de Pologne.
PLACE PUBLIQUE > Votre itinéraire personnel. Comment l’Algérien que vous êtes est-il devenu Rennais ?
MOHAMED BEN HASSEL > Je suis l’aîné d’une famille modeste de sept garçons. J’ai suivi des études de médecine à Alger en travaillant dès 17 ans comme guide touristique. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai connu ma femme qui est d’origine britannique. Et donc j’étais en cinquième année de médecine quand j’ai décidé, en 1972, de venir en France…
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi venir en France, et à Rennes en particulier ?
MOHAMED BEN HASSEL > C’est toute une histoire. En 1956, le gouvernement français détourna l’avion qui transportait les membres du FLN dont Ben Bella. Ils se retrouvèrent à la prison de Fresnes où ils firent une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonnier politique. Cette grève posait un problème d’éthique médicale: il fallait à la fois ne pas l’entraver et veiller à ce qu’elle ne soit pas fatale. Ce fut le travail du médecin-chef de Fresnes qui s’appelait Jean-Albert Weil. Les prisonniers ont fini par obtenir gain de cause. Après l’indépendance, se retrouvant à des postes importants au sommet de l’État algérien, ils invitèrent Jean-Albert Weil pour une visite officielle. Il revint en Algérie avec des professeurs de médecine retraités et bénévoles qui ouvrirent la faculté de médecine d’Oran. Avant d’entrer en fonction, ces professeurs avaient à effectuer un circuit de découverte. C’est ainsi que moi, jeune guide touristique, je connus Jean-Albert Weil. Quand il sut que je voulais venir en France, sans argent pour étudier et qu’il me fallait trouver un travail, il est intervenu pour que j’aie un poste d’infirmier au centre Eugène- Marquis de Rennes dont il connaissait le directeur.
PLACE PUBLIQUE > Vous ne pouviez donc pas exercer en France en tant que médecin?
MOHAMED BEN HASSEL > J’avais fait des études de médecine. Mais pour exercer en France il me fallait le doctorat d’État. Pour cela il fallait détenir le bac français, que j’avais, mais aussi repasser le concours. J’ai donc repris les cours et passé mon doctorat, puis suivi ma spécialité. Au départ pour exercer la médecine en France il fallait non seulement le cursus français mais avoir aussi la nationalité française.
PLACE PUBLIQUE > Nationalité française que vous n’aviez pas…
MOHAMED BEN HASSEL > Que je n’avais plus. J’étais né Français dans l’Algérie française mais j’ai forcément perdu cette nationalité française au moment de l’indépendance où je suis devenu Algérien. J’ai attendu 1993 pour demander ma réintégration en tant que Français, à un moment où cela ne pouvait plus rien changer à mon statut social. Je suis donc Franco-Algérien.
PLACE PUBLIQUE > Quelle fut la suite de votre carrière?
MOHAMED BEN HASSEL > Ma carrière s’est exercée en totalité au Centre Eugène-Marquis jusqu’à mon départ en retraite en juin 2012. Ma spécialité étant cancérologue-radiothérapeute.
PLACE PUBLIQUE > Comment s’est faite votre intégration à Rennes ?
MOHAMED BEN HASSEL > Le milieu médical que j’ai connu au Centre Eugène-Marquis, y compris comme infirmier, a constitué mon premier tissu social, c’est là que j’ai mes plus anciens amis. La communauté hospitalière est toujours forte dans les relations interpersonnelles, peut-être parce que l’on y est confronté à des choses difficiles. Ce que je dois dire par rapport à tous mes collègues, c’est je n’ai jamais souffert d’ostracisme, de racisme. Jamais, jamais, jamais je n’ai perçu la moindre discrimination à mon égard.
PLACE PUBLIQUE > Et de la part de vos patients, jamais la moindre remarque à caractère raciste?
MOHAMED BEN HASSEL > Une fois, une seule fois, sachant qu’en quarante ans j’ai dû prendre en charge un peu plus de dix mille patients. Une fois, mais cette fois-là doit être totalement exclue car il s’agissait d’une personne tellement abrutie qu’on ne pouvait pas prendre ses paroles comme une opinion fondée. Je le dis, j’ai pu quitter ma profession sans regret, à la fois parce que j’ai un successeur, mais aussi parce que j’ai aimé mes malades et qu’euxmêmes et leurs proches me l’ont rendu.
PLACE PUBLIQUE > Pour vous, cela s’est bien passé, mais est-ce le cas pour tout le monde? On ne peut nier que les discriminations existent.
MOHAMED BEN HASSEL > Je ne peux parler que de ma propre expérience. Moi, j’aime la culture française et ai la chance d’être polyglotte. Je considère que la culture est l’une des clefs qui permet d’avoir un rapport aisé avec les autres. Par exemple, la langue en France, c’est important, et cela dès le premier rapport avec autrui. Vivre dans ce pays, sans percevoir ce qui l’a nourri, ce qui l’a constitué, c’est, de mon point de vue, un handicap. Quand j’étais enfant, j’ai lu Pêcheur d’Islande de Pierre Loti, si bien que plus tard quand je suis allé voir une tempête en Bretagne, le texte me revenait en tête. Je pense que c’est important.
PLACE PUBLIQUE > La réponse est donc dans la connaissance de la langue et de la culture?
MOHAMED BEN HASSEL > Oui. Je pense d’ailleurs qu’il est possible d’enseigner le français surtout au collège en faisant appel aux écrivains francophones. Le français ne doit pas s’enfermer dans l’hexagone, car sinon on le castre. Ces auteurs qui respectent la langue française et son étude peuvent nourrir un peu l’imaginaire des origines, sans que cela soit une revendication. Les enfants ont besoin de repères culturels, c’est une manière de leur en donner.
PLACE PUBLIQUE > Votre réponse à la discrimination, c’est faire en sorte que les immigrés adoptent la langue et la culture d’ici. Mais on peut aussi estimer que c’est la responsabilité des Français d’être plus attentifs à la culture de l’autre?
MOHAMED BEN HASSEL > Bien sûr, c’est important, mais si l’on veut s’intégrer, on n’a pas le choix ! La génération de nos aînés, même dans des conditions très difficiles, l’avait bien compris. Elle s’est adaptée, se battant pour que les enfants aient une scolarité. Mais ensuite, à la génération suivante, cela n’a plus marché. Pourquoi? Parce qu’il y a eu une « acculturation ». C’est ce que je ressens. Quand un enfant dit à un autre: “Toi tu es arabe”, ce dernier répond: “Oui, je suis Arabe et alors?” C’est-àdire que l’on tombe dans une revendication identitaire. Mais si l’on répond à l’enfant, “Tu es Arabe, mais selon toi, cela veut dire quoi ? Quel auteur arabe as-tu lu? Quel film arabe es-tu allé voir ? Peux-tu me dire un proverbe arabe? Peux-tu me chanter une chanson arabe? Quelle est la chanson populaire aujourd’hui en Tunisie, en Algérie ou au Maroc?” Eh bien, on se rend compte qu’il ne le sait pas, que le mot « arabe » est un refuge, une forteresse, mais sans la sagesse qu’apporte une vraie culture.
PLACE PUBLIQUE > En quoi consisterait cette sagesse?
MOHAMED BEN HASSEL > De dire: « Oui, je suis fier d’être Arabe et de ma culture, comme j’admets que tu sois fier d’être Français avec ta culture ». Il ne faut jamais oublier d’où l’on vient et en même temps ne jamais se fermer à l’autre. Ce qui me paraît indispensable c’est le frottement entre les cultures et non pas la confrontation. Admettre que dans ce frottement, on perd nécessairement une partie de soi-même mais que l’on en gagne une autre. C’est cela la rencontre et c’est cela la sagesse.
PLACE PUBLIQUE > Il y a l’école, mais n’est-ce pas surtout la famille qui doit être en première ligne pour cette transmission de la culture d’origine?
MOHAMED BEN HASSEL > C’est un fait qu’il y a un déficit de transmission familiale. Une majorité de parents sont coupés de leur propre culture. D’autres souffrent parce que le sacro-saint respect des aînés disparaît. Des enfants ridiculisent leurs parents parce que ceux-ci ne savent pas taper sur un ordinateur. Le problème, c’est qu’avec l’ordinateur, ils ont une masse d’informations mais qu’ils ne savent pas l’utiliser. Je dirais que leurs pères ont peut-être moins d’informations, mais savent au moins ce qui est bien et ce qui est mal. Ce phénomène touche la société tout entière.
PLACE PUBLIQUE > Vous avez eu et avez toujours, à Rennes, un engagement public en direction des musulmans ?
MOHAMED BEN HASSEL > Oui, quand la municipalité a décidé au début des années 80 de créer le premier centre culturel du Blosne, j’ai travaillé avec l’adjoint Pierre-Yves Heurtin sur « comment faire tourner cela? » Ce fut, sur le plan religieux, un succès puisque la mosquée est désormais inscrite dans le paysage rennais malgré la grosse opposition qui s’est manifestée au départ.
PLACE PUBLIQUE > Vous êtes musulman mais non pratiquant. Qu’est-ce qui peut amener un non-pratiquant à oeuvrer pour l’ouverture d’une mosquée et à présider le centre Avicenne?
MOHAMED BEN HASSEL > Au départ, en tant que laïque, j’étais contre l’intervention publique dans la construction d’un lieu de culte. Puis j’ai vu des musulmans qui voulaient avoir un local mais ne pouvaient pas payer. Pour chacun d’eux, gens modestes, le coût de construction et de fonctionnement représentait au minimum un mois de smic à verser par an pendant une dizaine d’années. Le projet de la municipalité donnait la possibilité d’exercer la liberté de conscience et représentait une démarche de progrès à l’égard d’une religion arrivée récemment dans le paysage sociologique. J’ai trouvé séduisant le type de contrat de mission établi entre la ville et l’association. Cela permettait aux musulmans de faire leur prière dans un lieu dédié. On sortait des petits groupes qui se réunissaient dans des appartements.
PLACE PUBLIQUE > Cela aboutit à l’ouverture du centre culturel islamique Avicenne à Villejean en 2006.
MOHAMED BEN HASSEL > Centre Avicenne dont je suis devenu le premier président. Du fait même de mon absence de pratique religieuse, je fus la personne qui pouvait réunir les voix de toutes les tendances. Être un peu au-dessus ou en dehors. Mais cela n’a pas été simple de faire comprendre à certains musulmans qu’ils n’étaient pas là, au centre Avicenne, en tant que Marocains, Algériens, Tunisiens ou Maliens, mais en tant qu’usager d’un lieu de culte musulman et exclusivement cela. À une certaine période, j’ai senti aussi la pression de grandes organisations islamiques de France. Il faut savoir que la représentation nationale des musulmans, c’est le Conseil français du culte musulman (CFCM), lequel est l’émanation des conseils régionaux du culte musulman (CRCM). Pour les élections, le nombre de votants est fonction du nombre de mètres carrés affectés au culte. Or avec ses 600 mètres carrés, le centre Avicenne de Rennes représente un nombre important de voix, donc un enjeu important pour telle ou telle tendance.
PLACE PUBLIQUE > Depuis sa naissance, le centre Avicenne a été l’objet de polémiques ?
MOHAMED BEN HASSEL > Ces divisions ont été jusqu’à se traduire par des choses inadmissibles. Il y avait eu un problème avec un contrat de travail, un contrat d’insertion que j’avais signé pour un employé. Décision des prudhommes, licenciement, appel de notre part… Je me suis retrouvé dans une certaine presse comme étant une sorte d’esclavagiste! Les efforts énormes que nous faisons pour assurer la transparence sont complètement passés sous silence.
PLACE PUBLIQUE > Regrettez-vous cette aventure ?
MOHAMED BEN HASSEL > À la prochaine assemblée générale, ce sera la fin de mon deuxième mandat, le deuxième ayant été un mandat de vice-président. Mais non, je ne regrette pas. J’ai toujours pensé que je devais moralement m’engager du fait que la majorité des fidèles n’ont pas eu la chance d’avoir l’instruction que j’ai eue. Je pensais aussi que, par rapport à la population issue de l’immigration, il fallait que quelqu’un qui s’en était tiré apporte sa pierre. Ce fut quelque chose de positif même si je dois reconnaître des aspects négatifs : par exemple le sentiment que nos comptes sont suspectés, alors que les dons, les cotisations, tout est parfaitement en règle.
PLACE PUBLIQUE > Vous avez le sentiment d’être plus contrôlés que d’autres ?
MOHAMED BEN HASSEL > Absolument, je le dis sans aucune hésitation. On nous demande toujours de nous justifier. Le résultat, c’est que petit à petit le nombre de nos adhérents diminue. Nous sommes actuellement 150 à jour de leur cotisation. Il faut y ajouter toutefois les usagers du centre qui inscrivent leurs enfants pour des cours d’arabe ou pour des activités socioculturelles. Et puis il y a les fidèles: le jour de l’Aït plus de 600 personnes sont présentes.
PLACE PUBLIQUE > Aujourd’hui l’islamisme radical fait peur. Cet extrémisme religieux est-il présent à Rennes ?
MOHAMED BEN HASSEL > Non, non, jamais. Même chez les salafisfes que j’ai rencontrés et il y en a à Rennes. Dans la mesure où ils ne provoquent pas de troubles à l’ordre public, qu’ils respectent ceux qui ne pensent pas comme eux, ils ne posent pas de problème. Sincèrement ce que je perçois à Rennes, c’est un islam paisible. On peut dire aussi que le centre Avicenne y contribue: nous avons eu des conférences qui ont permis d’ouvrir les esprits. Quand on a fait une conférence sur les sciences arabes ou bien quand on fait venir une étudiante en philosophie pour raconter qui était Avicenne, philosophe et médecin arabe, c’est merveilleux. À la fin des conférences quand les gens prennent le thé ensemble, le citoyen rennais lambda est ravi, il a une autre image des musulmans. Quand on dépasse les stéréotypes et que l’on rencontre des êtres humains des deux côtés, on progresse.
PLACE PUBLIQUE > Après quarante ans passés à Rennes, imagineriez-vous de vivre ailleurs, par exemple à Alger ?
MOHAMED BEN HASSEL > J’y vais régulièrement mais avec l’âge l’Alger que j’ai connu enfant, dont mon père a arpenté les rues, ainsi que mon grand-père, mon arrièregrand- père, et en remontant jusqu’au… 16e siècle, a tellement bougé que tous mes repères ont disparu: je n’ai plus mes quartiers, les odeurs comme avant. Là-bas, il me reste quand même les amis, ma famille, les tombes de mes ancêtres, la Grande Bleue. À partir d’ici, je suis l’actualité culturelle, politique, de l’Algérie, j’en parle à Rennes avec des amis d’origine algérienne, mais je n’ai pas une nostalgie maladive.