Tout en opérant un léger sur place ou bien en continuant de marcher dans la foule urbaine, notre attention se porte sur l’écran de notre téléphone mobile que nous tenons bien en main : nous sommes à la recherche de notre chemin ou bien en quête d’un signe de notre prochain rendez-vous. Pris dans le flux urbain, nous savons anticiper les mouvements des autres, les trajectoires zigzagantes des passants pressés, et celles imprévisibles des groupes qui occupent tout le trottoir. Nous pouvons encore nous faire surprendre par les feux de signalisation qui basculent au rouge plus rapidement qu’on ne le pense. La perte soudaine du réseau nous stoppe net, elle nous agace, nous contrarie, et nous nous impatientons en tapotant sur notre terminal téléphonique comme pour le réanimer. Plusieurs fois par jour, nous pouvons connaître ainsi la fâcheuse impression d’être coupé du monde.
Lors de nos déplacements en ville, à pieds ou en transports collectifs, nous nous émerveillons encore devant certaines personnes, toutes générations confondues, qui, engagées dans des discussions soutenues, consultent en même temps leurs écrans, et rédigent avec dextérité des messages électroniques, des SMS ou des tweets. Dans les rues commerçantes, nous croisons des badauds de plus en plus affutés qui « flashent » un QR code, une cible carrée pixélisée leur permettant de consulter sur Internet les dernières offres d’un magasin, tandis que dans les rues adjacentes on ne prête plus attention au spectacle désormais ordinaire des uns et des autres qui prennent des clichés d’eux-mêmes, d’une situation, d’un bâtiment ou d’un objet attirant leur curiosité et les adressent instantanément à leurs amis.
Qu’elle soit petite ou grande, la ville est devenue, en l’espace d’une vingtaine d’années, le théâtre de comportements communicationnels exacerbés et d’attitudes « spectatorielles » massives inédites. On peut, hélas, constater ce phénomène social et culturel à l’occasion d’événements imprévisibles, le plus souvent tragiques (accident, attentat) par la diffusion quasi instantanée de photographies, de vidéos ou de messages textuels (tweet). Repris par les médias professionnels, ces témoignages peuvent tourner en boucle sur les chaînes d’information en continu et illustrer les premières dépêches des sites d’informations en ligne. Pour autant cette production massive d’images ne signifie pas que nous ayons une vision claire et détaillée de la ville dans sa totalité car il faut bien admettre que paradoxalement nous avons beaucoup de peine à avoir une véritable représentation des moindres recoins de l’espace urbain : que l’on habite ou que l’on travaille en ville, nous fréquentons souvent les mêmes endroits, nous avons nos itinéraires habituels, et la ville, dans notre perception personnelle, est aussi une étendue parsemée de lieux qui resteront toujours un nom sur une carte, un horizon, un ailleurs où l’on ne mettra jamais les pieds.
La généralisation et la massification de nos pratiques individuelles sont désormais repérables et enregistrables par la numérisation des objets du quotidien (dont le téléphone portable). Ils contribuent à la production de stocks d’informations dont l’analyse statistique pourrait conduire à une meilleure conduite des affaires publiques et de la gestion de la ville. La métrologie, discrète et précieuse science des mesures et de leurs applications, jouerait le rôle du médecin contribuant à prescrire les bons remèdes pour maintenir un état idéalement harmonieux du fonctionnement des villes. Ainsi, celles-ci, deviendraient-elles plus praticables (gestion de places de parking, modification des itinéraires, circulation des transports collectifs, surveillances des pistes cyclables), plus habitables (contrôle de la pollution), plus aimables (participation aux choix urbanistiques, aspect des habitations collectives), et plus transparentes (Open Data). Mais ces promesses bienveillantes qui nourrissent le nouveau grand récit qu’est le numérique, et revitalisent celui de la démocratie, sont aussi l’objet de faramineux commerces des données qui dissimulent une logique de privatisation des biens communs et peut-être de notre manière d’être, du vivre ensemble.
Ces questions d’importance ne nous affectent pas encore en majorité, et aujourd’hui ce sont les lanceurs d’alertes solitaires ou constitués en association qui signalent l’obscure mise sous saisie des affaires du monde numérique par des logiques sécuritaires (scandale de l’affaire Prism) ou industrielles (échec du controversé accord commercial anti contrefaçon, dit ACTA, rendant illégales les nouvelles pratiques culturelles). Pris dans les mailles des infrastructures des grands opérateurs, nous regardons ailleurs, trop concentrés sur nos propres individualités qui sont devenues très sociales grâce aux réseaux sociaux de l’Internet, satisfaits que ceux-ci déjouent ainsi le terrible sentiment d’indifférence inhérent à la vie dans les grandes villes.
Il se joue un bouleversement esthétique majeur dont nous devons prendre la mesure et qui est, en partie, le produit du fait que les infrastructures et une exploitation de l’intelligence collective structurent désormais notre manière d’être et de penser et notre appartenance au monde, à des communautés, à des réseaux. Cette transformation progressive mais irréversible de notre perception et, par extension, de notre conception du monde questionne la place que nous souhaitons occuper. Elle s’exprime dans une série de situations individuelles communes et contradictoires : pourquoi supportonsnous de moins en moins la perte de réseau ? Pourquoi vérifions-nous de manière compulsive notre boite mail et nos messages instantanés ? Pourquoi, au contraire, ressentons-nous aussi le vif besoin de décrocher ? De ne plus être joignable ? De ne pas être localisable ?
Nous sommes en train d’expérimenter une nouvelle dimension de notre être. Celle-ci dépasse les simples expériences de la téléprésence, de la présence à distance permise par les moyens de télécommunication (téléphone, visioconférence). Elle se nourrit des techniques de l’enregistrement, c’est-à-dire du fait de pouvoir reproduire un son ou une image et de les réactiver quand bon nous semble. Elle ne se réduit pas à une fuite ou une déconnexion volontaire du monde comme on peut le vivre depuis l’invention du walkman qui a contribué à transformer la traversée chaotique des espaces urbains discontinus en un continuum d’expériences agréables et contemplatives. Cette nouvelle dimension concerne notre présence au monde, notre capacité à parcourir la ville sur une carte interactive tout en foulant ses trottoirs, à être proche tout en étant isolé, à avoir le sentiment d’avoir le monde dans sa poche, entre les mains, à notre portée. Nous ne sommes pas désorientés, ni égarés, ni uniquement divertis, mais nous faisons l’expérience d’une distraction permanente favorisée par les infrastructures, les mobiliers dits intelligents qui bornent nos villes et nos existences, qui nous signalent des choses, des événements. S’ils nous mettent en relation, ils nous font paradoxalement décrocher du monde vers un ailleurs qui n’est pas simplement un monde virtuel tel qu’on peut se l’imaginer, où tout serait possible, envisageable, sans limite. En réalité, nous sommes terriblement distraits : nous sommes capables d’être ici et maintenant tout en étant ici et là.
Le numérique redessine les villes avec ses architectures plus ou moins standards, ses façades de résidences collectives sans qualité, ornées de couleurs vives. Le choix de nos lieux de sociabilité préférés (bar, hôtel, parc, zone de transit) se fait en fonction de l’accès gratuit à un réseau sans fil.
Ce régime d’existence n’est pas le privilège des citadins, mais la ville maximise cette esthétique de la distraction car elle est un laboratoire à taille réelle des innovations des grands opérateurs qui transforment l’espace urbain en un monde borné, en un dispositif qui traque notre présence et notre attention. D’où l’engouement actuel pour deux formes de représentations plastiques qui traduisent ce sentiment de désarroi, d’un désir d’émancipation singulier tout en constatant notre appartenance au plus grand nombre. La visualisation de données est la plus spectaculaire, la plus saisissante, car elle frappe et impressionne la rétine comme l’explosion d’un feu d’artifice. En 2008, Orange et faberNovel ont développé une technologie qui permet de dresser la cartographie des « émotions populaires » à partir de l’activité des téléphones mobiles lors d’événements de masses comme les flirtent avec les images scientifiques de modélisations abstraites, en appellent d’autres, notamment celles qui sont le produit de pratiques de terrain, empiriques et singulières. De nouveau très convoitées, les cartographies urbaines réalisées en réalité augmentée ou en édition papier par des artistes contemporains documentent avec beaucoup de tranchant, de liberté et de générosité la réalité urbaine contemporaine, l’expérience de la ville au 21e siècle. Elles contribuent à nourrir l’imaginaire des applications culturelles et touristiques qui prolifèrent actuellement et qui proposent d’enrichir notre expérience de la ville devenue un musée à ciel ouvert ou un champ potentiel de création artistique événementielle.
Ces formes faibles de la communication patrimoniale et ces productions sophistiquées des arts contemporains traduisent notre besoin d’enrichir notre expérience de la ville par le biais de représentations, le recours à des expériences à vivre ou à rejouer seul ou à plusieurs. La ville du 21e siècle se peuple d’une nouvelle figure esthétique, celle du distrait, qui vient rejoindre celles du passant et du flâneur apparues aux siècles précédents. Travaillé par une perception nerveuse, dispersée, discontinue, avide, et ayant pour perspective une satisfaction immédiate ici et maintenant ou ici et là, le distrait est capable de conduire simultanément plusieurs activités, peut-être même plusieurs histoires. Mais il est aussi une cible mouvante : la moindre de ses décisions, tout aussi erratique soit-elle, prise dans le maillage hautement technologique de l’environnement urbain, est désormais traquée, potentiellement analysable et commercialisable. Aussi, au-delà de ces expériences ordinaires partagées par le plus grand nombre, on peut s’interroger sur le type de conscience politique collective qui peut émerger d’un monde peuplé d’individus distraits, technologiquement dépendants : sur quelles assises communes et humanistes le monde de demain, dont la ville est le théâtre principal, est-il en train de se construire ?