La donnée (data) est au coeur du fonctionnement des villes et des territoires. Elle permet l’aide à la décision, pour des projets d’aménagement par exemple, ou l’évaluation des politiques publiques mises en oeuvre. Elle se révèle nécessaire au bon fonctionnement des services du quotidien, des transports à la vie culturelle, en passant par les crèches ou les écoles.
Une collectivité territoriale possède des systèmes d’information géographique, des bases de données constituées de cartes, de points d’intérêts divers utiles à son fonctionnement : tracé des routes et des voies ferrées, emplacement des équipements municipaux, localisation des places de stationnement réservées aux personnes à mobilité réduite.
Les acteurs publics produisent aussi des données statistiques, liées à l’économie (création d’activités, enregistrement de sociétés... ), aux déplacements ou à la démographie (actes d’état-civil). La donnée est partout et de tout ordre.
Il n’existe pas de définition unique et universelle du concept de ville intelligente. Le terme est souvent utilisé pour désigner tout à la fois la ville créative et la ville durable. La ville créative, telle que définie par le géographe américain Richard Florida, combine des facteurs économiques, sociaux et techniques pour attirer et retenir les « classes créatives ». Florida propose trois critères pour mesurer le degré d’adhésion d’une ville à ce concept : la part des emplois liées aux professions intellectuelles et à la création (designers, architectes, artistes, ...), le nombre de brevets déposés sur le territoire et enfin la part des personnes homosexuelles parmi la population.
Cette approche de la ville créative intègre donc dans un même élan des dimensions économiques, technologiques et des choix individuels...
Le concept de ville durable met pour sa part l’accent sur l’impératif environnemental et impose de revoir les politiques urbaines sous l’angle de la durabilité.
Quelle que soit l’approche retenue pour la ville intelligente (ville créative, durable, numérique, ...), les réseaux de communication y jouent un rôle essentiel. Ce sont eux qui permettent d’interconnecter les acteurs et les différents systèmes d’information par exemple liés à l’énergie ou aux transports. La ville intelligente est indéniablement aussi une ville technologique !
À quoi ressemble la smart city ? Pour en dresser le portrait-robot, il suffit de taper le terme dans le moteur de recherche Google Images pour voir apparaître un grand nombre de représentations. Elles partagent quelques traits communs : la smart city est futuriste (héritée de la science-fiction) et verticale (la tour en est le trait distinctif). Elle ressemble d’ailleurs davantage à l’image que l’on se fait des mégapoles d’Asie du Sud-Est, Hong Kong ou Singapour plutôt qu’à nos villes européennes - ce qui reflète d’ailleurs bien l’histoire des premières smart cities.
La ville intelligente se reconnaît surtout par ses artefacts, dans le champ de la mobilité ou de l’énergie.
Le péage urbain est l’un d’eux : le système technologique combine des capteurs placés sous la chaussée, des systèmes de reconnaissance des véhicules (via des badges sans-fil ou la lecture des plaques d’immatriculation), ainsi qu’un pilotage dynamique des tarifs selon l’heure, le type de véhicule ou la congestion liée à la circulation automobile sur les axes routiers à proximité. La Ville-état de Singapour a été la première à implanter ce type de péage urbain dès 1998. L’ERP (electronic road pricing) est alors présenté comme l’un des symboles de la modernité du territoire et sera ensuite déployé à Dubaï, Stockholm et Londres - avec des succès mitigés selon les territoires. La prédiction de trafic à une heure a, elle aussi, d’abord été testée à Singapour, avec le concours d’IBM. Il s’agit ici de combiner une connaissance historique (les conditions de circulation sur les principaux axes routiers) et des mesures temps réel (l’état du trafic tel que mesuré par des capteurs enfouis sous la chaussée) pour alimenter un algorithme capable de prévoir les embouteillages avant qu’ils ne se forment...
Dans le domaine de l’énergie, il s’agit d’expérimenter des réseaux intelligents (smart grids), à l’instar du projet mené sur le quartier Confluence à Lyon. Les compteurs intelligents, installés dans les foyers et les entreprises, sont l’une des composantes de ce système qui doit permettre in fine de mieux adapter la production et la consommation d’énergie électrique.
Dans ce modèle de ville intelligente, le pilotage des services urbains est souvent centralisé. L’une des images les plus fréquemment utilisées est celle de la salle de contrôle d’un réacteur nucléaire : toutes les informations apparaissent en temps réel sur des écrans, en provenance de sources multiples (des capteurs bien sûr, mais aussi des caméras et des informations remontées du terrain par les forces de police ou les pompiers, ...).
Le système informatique accompagne la prise de décision et peut contrôler à tout moment un ensemble d’équipements urbains. Ainsi, un évènement de type incendie déclenche dès l’appel des secours le passage au vert de l’ensemble des feux de signalisation du quartier, la mise en place d’itinéraires de déviation pour les bus ou l’envoi de SMS aux usagers concernés...
Le modèle intégré de la smart city puise sa valeur dans sa capacité à regrouper un grand nombre de données issues de systèmes hétérogènes au sein d’un seul et unique outil de pilotage. C’est l’approche « tout-en-un » dont les grands groupes informatiques européens et américains se font les champions.
En effet, la ville intelligente est aussi une opportunité de nouveaux débouchés pour ces acteurs économiques. Inspirés par la réussite des grands groupes de services aux collectivités (notamment la gestion de l’eau et des déchets), les entreprises de l’informatique souhaitent devenir à terme les opérateurs de la ville intelligente. Les frontières entre les activités et les métiers sont d’ailleurs moins nettes qu’autrefois. Des entreprises des télécommunications répondent à des appels d’offres pour la gestion des transports publics dans des villes d’Amérique latine. De même, tous les grands groupes de la gestion de l’eau ou des déchets intègrent aujourd’hui cette dimension d’infrastructure informationnelle dans leurs offres.
La smart city n’est pas réservée aux seules mégapoles asiatiques. La société IBM est par exemple très active en France sur ce sujet et vient d’annoncer la signature de contrat de partenariat et de fourniture avec Montpellier et Nice sur quatre grands domaines : la mobilité intelligente, la qualité environnementale, l’efficacité énergétique et la gestion des risques.
Orange collabore à plusieurs projets, dont celui liés aux déplacements sur le territoire du Grand Lyon - la capitale des Gaules a d’ailleurs fait de son positionnement smart city un élément de différenciation territoriale à l’échelle européenne. L’allemand Siemens (qui fournit par ailleurs les rames du métro rennais) a construit un bâtiment en plein coeur du quartier des docks à Londres. The Crystal est entièrement dédié aux problématiques de la ville intelligente et durable et se veut un lieu de débat et de démonstration.
Toutes ces initiatives mettent en avant la capacité du numérique à répondre aux défis environnementaux. Bien sûr, le fait que chacune de ces entreprises maîtrise une partie de la solution technique mobilisée (les capteurs, les équipements et les réseaux de télécommunications, les bases de données, ...) n’est pas non plus étranger à leur intérêt pour la ville éco-intelligente.
Le modèle intégré de la smart city possède aussi des limites intrinsèques. La plupart de ces solutions fonctionnent comme des boîtes noires. Prenons l’exemple du système de prédiction du trafic à une heure : on en connaît les données d’entrée (historiques de trafic et mesures temps réel), on peut constater les données de sortie (la prédiction de trafic).
Mais ce qui se passe dans la boîte noire - c’est-à-dire le processus qui permet de transformer ces données en élément de décision - reste invisible aux yeux extérieurs. La propriété de cet algorithme revient d’ailleurs souvent aux groupes informatiques qui l’ont mis en place, et non aux collectivités qui l’ont co-financé.
L’invisibilité (des technologies, des données, des algorithmes) est d’ailleurs l’une des critiques formulées par la sociologue Saskia Sassen de l’Université Columbia à l’égard de la smart city : « aujourd’hui, on tend à rendre ces technologies invisibles, en les cachant sous la chaussée ou derrière des murs - en procédant ainsi on met ces technologies en position de commande et non de dialogue avec les usagers de la ville1 ».
Les systèmes intégrés sont par essence opaques : pensez à la manière dont votre iPhone est entièrement maîtrisé par son constructeur qui détermine même quelles applications vous pouvez y installer et se réserve le droit d’y bannir celles qu’ils n’estiment pas « bonnes » pour ses clients - et donc pour vous. Selon quels critères sociaux ou moraux, selon quelles règles ces décisions sont-elles prises et appliquées ? L’enjeu reste somme toute assez limité quand il ne s’agit que de choisir un type de téléphone mobile. Mais quand l’approche intégrée devient le modèle de référence pour le pilotage des villes, il est permis de s’interroger un peu plus longuement. Peut-on imaginer un modèle de ville intelligente qui ne soit pas totalement intégré ? Rennes Métropole et la Ville de Rennes expérimentent depuis 2010 une approche complémentaire : celle de l’ouverture des données publiques (l’Open Data).
Le territoire rennais est en effet pionnier en France dans le domaine de l’ouverture des données publiques (avec les portails data.rennes-metropole.fr et data.keolisrennes. com). Ce sont aujourd’hui près d’une quarantaine de territoires, ainsi que l’état (data.gouv.fr) qui ont mis en place des démarches Open Data. La France figure d’ailleurs dans les toutes premières places des classements européens sur le sujet.
L’ouverture des données publiques ne remet pas en cause l’importance des systèmes d’information dans l’action publique, bien au contraire. En ce sens il ne s’oppose pas à la smart city sur les conditions de la production des données.
Ce qui distingue les deux approches, c’est la question du partage des données. Faut-il en limiter l’usage à quelques acteurs (les opérateurs de la ville intelligente) ou en promouvoir une appropriation et une réutilisation plus large par des tiers, entrepreneurs et innovateurs locaux ou nationaux ?
Le Grand Lyon restreint l’usage des données de mobilité à quelques acteurs sélectionnés, pour garantir que les applications développées ne « nuisent pas aux services commerciaux pilotés par la collectivité en délégation de service public ». En clair, il s’agit ici de protéger les intérêts économiques de l’entreprise délégataire, au détriment d’un accès au plus grand nombre. On voit clairement dans cet exemple la tension entre l’approche intégrée de la smart city et la logique de partage des données de l’Open Data.
A contrario, le réseau de transport Star s’est récemment équipé d’un système d’aide à l’exploitation et à l’information voyageurs. Les bus métropolitains sont équipés de balises GPS qui renvoient leur position en temps réel et permettent ainsi à l’opérateur du service de transport (Keolis Rennes) de mieux piloter à distance sa flotte de véhicules. Les usagers des transports ne voient de ce système qu’une partie de l’information produite, sous la forme des horaires de passages à un arrêt : « ligne 2 direction Grand Quartier, prochain bus dans 7 minutes ». Cette donnée est restituée via des afficheurs (aux arrêts principaux) et via un site mobile dédié. Mais elle est aussi mise gratuitement à disposition des réutilisateurs. Les développeurs des applications mobiles Transports Rennes (Android) ou Rengo (iOS) ont ainsi pu facilement intégrer cette information temps réel.
Derrière la problématique de la gouvernance des données (modèle intégré vs. approche ouverte), c’est bien une question politique qui se pose : quel est le rôle de l’acteur public à l’heure de la ville intelligente ? Comment tirer parti des dynamiques naissantes sans pour autant abandonner toute souveraineté (numérique) aux opérateurs de la smart city ? En ce sens, le modèle de la ville « ouverte », tel qu’il s’invente et s’expérimente sur notre territoire et ailleurs, me semble proposer une alternative d’avenir.